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spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique; et, croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal Inutile. Pou-ou! je vois s'élever contre moi mille pauvres diables à la feuille; on me supprime, et me voilà derechef sans emploi.—Le désespoir m'allait saisir: on pense à moi pour une place, mais par malheur j'y étais propre; il fallait un calculateur: ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler: je me fais banquier de pharaon. Alors, bonnes gens! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J'aurais bien pu me remonter ; je commençais même à comprendre que pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais, comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde; et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer, lorsqu'un Dieu bienfaisant m'appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais; puis, laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci.

O bizarre suite d'événements! Comment cela m'est-il arrivé? Pourquoi ces choses et non pas d'autres? Qui les a fixées sur ma tête? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est plus à moi que le reste, ni même quel est ce moi dont je m'occupe un assemblage informe de parties inconnues, puis un chétif être imbécille, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre; maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices; orateur

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selon le danger, poëte par délassement, musicien par occa sion, amoureux par folles bouffées : j'ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l'illusion s'est détruite...

THOMAS.

THOMAS (ANTOINE-LÉONARD) naquit à Clermont-Ferrand le 1er octobre 1732. Il débuta dans la carrière des lettres par le petit poème de Jumonville. Thomas peut être regardé comme un des représentants les plus illustres de l'éloquence académique. Ses Eloges, accueillis favorablement par le public, furent presque tous couronnés par l'Académie française. L'Eloge de Marc-Aurèle et l'Eloge de Descartes peuvent être considérés comme les chefs-d'œuvre du genre. L'Essai sur les Eloges ajouta plus à la réputation de Thomas que le poème épique de Pierre-le-Grand, dans lequel on trouve cependant des épisodes brillants et quelques passages qui révèlent un véritable talent poétique. Quelques unes de ses poésies légères méritent aussi d'être conservées.

Thomas entra à l'Académie française en 1767, et mourut à Oullins, près de Lyon, le 17 septembre 1785.

COMBAT NAVAL DE DUGUAY-TROUIN.

Duguay-Trouin s'avance, la victoire le suit. La ruse et l'audace, l'impétuosité de l'attaque et l'habileté de la manœuvre l'ont rendu maître du vaisseau commandant. Cependant, l'on combat de tous côtés; sur une vaste étendue de mer règne le carnage. On se mêle les proues heurtent contre les proues : les manœuvres sont entrelacées dans les manœuvres ; les foudres se choquent et retentissent. DuguayTrouin observe d'un œil tranquille la face du combat, pour porter des secours, réparer des défaites, ou achever des victoires. Il aperçoit un vaisseau armé de cent canons défendu par une armée entière. C'est là qu'il porte ses coups; il préfère à un triomphe facile l'honneur d'un combat dangereux. Deux fois il ose l'aborder, deux fois l'incendie qui s'allume dans le vaisseau ennemi l'oblige de s'écarter.

Le

Devonshire, semblable à un volcan allumé, tandis qu'il est consumé au dedans, vomit au dehors des feux encore plus terribles. Les Anglais, d'une main lancent des flammes, de l'autre tâchent d'éteindre celles qui les environnent. Duguay-Trouin n'eût désiré les vaincre que pour les sauver. Ce fut un horrible spectacle pour un cœur tel que le sien, de voir ce vaisseau immense brûlé en pleine mer, la lueur de l'embrasement réfléchie au loin sur les flots, tant d'infortunés errants en furieux, ou palpitants immobiles au milieu des flammes, s'embrassant les uns les autres, ou se déchirant eux-mêmes, levant vers le ciel des bras consumés, ou précipitant leurs corps fumants dans la mer; d'entendre le bruit de l'incendie, les hurlements des mourants, les vœux de la religion mêlés aux cris du désespoir et aux imprécations de la rage, jusqu'au moment terrible où le vaisseau s'enfonce, l'abîme se referme, et tout disparaît. Puisse le génie de l'humanité mettre souvent de pareils tableaux devant les yeux des rois qui ordonnent les guerres! Cependant Duguay-Trouin poursuit la flotte épouvantée. Tout fuit, tout se disperse. La mer est couverte de débris; nos ports se remplissent de dépouilles; et tel fut l'événement de ce combat, qu'aucun des vaisseaux qui portaient du secours ne passa chez les ennemis. Les fruits de la bataille d'Almanza furent assurés; l'archiduc vit échouer ses espérances, et Phillippe V put se flatter que son trône serait un jour affermi.

(Eloge de Duguay-Trouin.)

DESCARTES, BACON, LEIBNITZ ET NEWTON.

Si l'on cherche les grands hommes modernes avec qui l'on peut comparer Descartes, on en trouvera trois; Bacon, Leibnitz et Newton. Bacon parcourut toute la surface des connaissances humaines; il jugea les siècles passés, et alla au-devant des siècles à venir: mais indiqua plus de grandes choses qu'il n'en exécuta; il construisit l'échafaud d'un édifice immense, et laissa à d'autres le soin de construire l'édifice.

Leibnitz fut tout ce qu'il voulut être; il porta dans la philosophie une grande hauteur d'intelligence, mais il ne traita la science de la nature que par lambeaux; et ses systèmes métaphysiques semblent plus faits pour étonner et accabler l'homme que pour l'éclairer.

Newton a créé une optique nouvelle, et démontré les rapports de la gravitation dans les cieux. Je ne prétends point ici diminuer la gloire de ce grand homme; mais je remarque seulement tous les secours qu'il a eus pour ces grandes découvertes. Je vois que Galilée lui avait donné la théorie de la pesanteur; Kepler, les lois des astres dans leurs révolutions; Huyghens, la combinaison et les rapports des forces centrales et des forces centrifuges; Bacon, le grand principe de remonter des phénomènes vers les causes; Descartes, sa méthode pour le raisonnement, son analyse pour la géométrie, une foule innombrable de connaissances pour la physique, et plus que tout cela peut-être, la destruction de tous les préjugés. La gloire de Newton a donc été de profiter de tous ces avantages, de rassembler toutes ces forces étrangères, d'y joindre les siennes propres qui étaient immenses, et de les enchaîner toutes par les calculs d'une géométrie aussi sublime que profonde.

Si maintenant je rapproche Descartes de ces hommes célèbres, j'oserai dire qu'il avait des vues aussi nouvelles et bien plus étendues que Bacon; qu'il a eu l'éclat et l'immensité du génie de Leibnitz, mais bien plus de consistance et de réalité dans sa grandeur; qu'enfin il a mérité d'être mis à côté de Newton, et qu'il n'a été créé que par lui-même, parce que si l'un a découvert plus de vérités, l'autre a ouvert la route de toutes les vérités; géomètre aussi sublime, quoiqu'il n'ait point fait un aussi grand usage de la géométrie plus original par son génie, quoique ce génie l'ait souvent trompé; plus universel dans ses connaissances comme dans ses talents, quoique moins sage et moins assuré dans sa marche; ayant peut-être en étendue ce que Newton avait en profondeur; fait pour concevoir en grand, mais peu fait pour suivre les détails, tandis que Newton donnait aux plus petits détails l'empreinte du génie; moins admi

rable sans doute, pour la connaissance des cieux, mais bien plus utile pour le genre humain, par sa grande influence sur les esprits et sur les siècles.

(Eloge de Descartes.)

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE (JACQUES-HENRI) naquit au Havre le 19 janvier 1737. Doué d'une âme ardente sur laquelle tout faisait une impression profonde, Bernardin trouva dans les agitations d'une vie aventureuse une source féconde d'émotions qui influèrent d'une manière heureuse sur son talent. Ennemi des philosophes dont les maximes répugnaient à ses sentiments religieux, et des hommes à préjugés dont il condamnait les erreurs, il ne se lia intimement qu'avec J.-J. Rousseau, qui fut comme Fénelon l'objet constant de son admiration.

Les Etudes de la nature, qui parurent en 1784, obtinrent un très grand succès; mais Paul et Virginie, composition ravissante de grâce et de naïveté, publiée en 1788, fut reçue d'abord par le public avec une indifférence inexplicable; l'auteur toutefois ne tarda pas à être vengé de cette injustice. En 1791 il publia la Chaumière indienne, fiction ingénieuse qui renferme une satire piquante de quelques travers de notre société. Bernardin, nommé en 1792 intendant du Jardin-des-Plantes, s'occupa dès lors de préparer son dernier ouvrage, les Harmonies de la nature, qu'on ne publia qu'après sa mort.

Bernardin nommé membre de l'Institut en 1795, puis membre de l'Académie française, en 1798, mourut près de Paris, le 11 janvier 1814. Grand peintre et grand écrivain, Bernardin sut embellir tous ses récits des grâces de son imagination, et animer ses tableaux du coloris d'un style toujours pur et brillant.

LE LIS ET LA ROSE.

Pour me montrer le caractère d'une fleur, les botanistes me la font voir sèche, décolorée et étendue dans un herbier. Est-ce dans cet état où je reconnaîtrai un lis? N'estce pas sur le bord d'un ruisseau, élevant au milieu des herbes sa tige auguste, et réfléchissant dans les eaux ses

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