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Le jour qui vint l'éclairer justifia sa frayeur. Il vit réellement tout le danger qu'il avait pressenti; il le vit plus horrible encore. Il fallait mourir ou s'échapper. Il ramasse péniblement le peu de forces qui lui restent; il se soulève avec lenteur, se courbe, et, les mains appuyées sur ses genoux tremblants, il sort de la caverne, aussi défait, aussi pâle qu'un spectre qui sortirait de son tombeau. Le même orage qui l'avait jeté dans le péril l'en préserva; car les serpents en avaient eu autant de frayeur que lui-même; et c'est l'instinct de tous les animaux, dès que le péril les occupe, de cesser d'être malfaisants.

Un jour serein consolait la nature des ravages de la nuit. La terre, échappée comme d'un naufrage, en offrait partout les débris. Des forêts, qui la veille, s'élançaient jusqu'aux nues, étaient courbées vers la terre; d'autres semblaient se hérisser encore d'horreur. Des collines qu'Alonzo avait vues s'arrondir sous leur verdoyante parure, entr'ouvertes en précipices, lui montraient leurs flancs déchirés. De vieux arbres déracinés, précipités du haut des monts, le pin, le palmier, le gayac, le caobo, le cèdre, étendus, épars dans la plaine, la couvraient de leurs troncs brisés et de leurs branches fracassées. Des dents de rochers, détachées, marquaient la place des torrents; leur lit profond était bordé d'un nombre effrayant d'animaux doux, cruels, timides, féroces, qui avaient été submergés et revomis par les eaux.

Cependant ces eaux écoulées laissaient les bois et les campagnes se ranimer aux feux du jour naissant. Le ciel semblait avoir fait la paix avec la terre, et lui sourire en signe de faveur et d'amour. Tout ce qui respirait encore recommençait à jouir de la vie : les oiseaux, les bêtes sauvages avaient oublié leur effroi ; car le prompt oubli des maux est un don que la nature leur a fait, et qu'elle a refusé aux hommes.

(Les Incas.)

GUÉNARD.

GUÉNARD (ANTOINE) naquit en 1730 près de Nancy; après avoir fait ses études à Pont-à-Mousson, il entra chez les jésuites, et y enseigna la philosophie et la théologie avec une grande distinction. En 1755, l'Académie française ayant mis au concours cette question: En quoi consiste l'esprit philosophique ? le P. Guénard composa un discours qui fut couronné, et eut dans le public le plus grand succès. Cet écrit, œuvre non seulement d'un penseur et d'un métaphysicien profond, mais d'un écrivain habile et chaleureux, est un des morceaux les plus éloquents de notre langue.

Combien ne doit-on pas regretter que, pour échapper aux persécutions révolutionnaires, Guénard ait brûlé un grand ouvrage sur la religion auquel il travaillait depuis vingt-cinq ans ! Le style du seul discours que nous ayons de lui peut donner une idée de la perte que les lettres ont à déplorer.

Le P. Guénard est mort en Lorraine en 1795.

RÉVOLUTION OPÉRÉE DANS LA PHILOSOPHIE PAR

DESCARTES.

Il est aisé de compter les hommes qui n'ont pensé d'après personne, et qui ont fait penser d'après eux le genre humain. Seuls et la tête levée, on les voit marcher sur les hauteurs; tout le reste des philosophes suit comme un troupeau. N'estce pas la lâcheté d'esprit qu'il faut accuser d'avoir prolongé l'enfance du monde et des sciences? Adorateurs stupides de l'antiquité, les philosophes ont rampé durant vingt siècles sur les traces des premiers maîtres. La raison condamnée au silence faisait parler l'autorité: aussi rien ne s'éclaircissait dans l'univers; et l'esprit humain, après s'être traîné mille ans sur les vestiges d'Aristote, se trouvait encore aussi loin de la vérité.

Enfin parut en France un génie puissant et hardi, qui entreprit de secouer le joug du prince de l'école. Cet homme nouveau vint dire aux autres hommes que, pour être philosophe, il ne suffisait pas de croire, mais qu'il fallait penser. A cette parole toutes les écoles se troublèrent; une vieille

maxime régnait encore: ipse dixit, le maître l'a dit. Cette maxime d'esclave irrita tous les philosophes contre le père de la philosophie pensante; elle le persécuta comme novateur et impie, le chassa de royaume en royaume, et l'on vit Descartes s'enfuir, emportant avec lui la vérité, qui, par malheur, ne pouvait être ancienne en naissant. Cependant, malgré les cris et la fureur de l'ignorance, il refusa toujours de jurer que les anciens fussent la raison souveraine; il prouva même que ses persécuteurs ne savaient rien, et qu'ils devaient désapprendre ce qu'ils croyaient savoir. Disciple de la lumière, au lieu d'interroger les morts et les dieux de l'école, il ne consulta que les idées claires et distinctes, la nature et l'évidence. Par ses méditations profondes, il tira toutes les sciences du chaos; et, par un coup du génie plus grand encore, il montra le secours mutuel qu'elles devaient se prêter; il les enchaîna toutes ensemble, les éleva les unes sur les autres; et, se plaçant ensuite sur cette hauteur, il marcha, avec toutes les forces de l'esprit humain ainsi rassemblées, à la découverte de ces grandes vérités que d'autres plus heureux sont venus enlever après lui, mais en suivant les sentiers de lumière que Descartes avait tracés.

Ce fut donc le courage et la fierté d'un seul esprit qui causèrent dans les sciences cette heureuse et mémorable révolution dont nous goûtons aujourd'hui les avantages avec une superbe ingratitude. Il fallait aux sciences un homme de ce caractère, un homme qui osât lutter tout seul avec son génie contre les anciens tyrans de la raison, qui osât fouler aux pieds ces idoles que tant de siècles avaient adorées. Descartes se trouvait enfermé dans le labyrinthe avec tous les autres philosophes, mais il se fit lui-même des ailes, et s'envola, frayant ainsi des routes nouvelles à la raison captive.

(Discours couronné par l'Académie française.)

*BEAUMARCHAIS.

* BEAUMARCHAIS (PIERRE-AUGUSTE-CARON), fils d'un horloger, naquit à Paris le 24 Janvier 1732. Son talent de musicien distingué lui valut la protection des filles de Louis XV et, par suite, des relations commerciales avec Pâris Duverney auxquelles il dut en peu de temps une fortune brillante. Après avoir donné deux drames oubliés aujourd'hui, il se plaça tout d'un coup au rang de nos meilleurs prosateurs par la publication de quatre Mémoires à consulter, composés à l'occasion de son procès contre le conseiller Goëzman. C'est alors que Voltaire dit de lui: "Quel homme! il réunit tout, la plaisanterie, le sérieux, la raison, la gaieté, la force, tous les genres d'éloquence, et il n'en recherche aucun; il confond tous ses adversaires et il donne des leçons à ses juges."-Sûr désormais de sa verve comique et de son talent à mettre des personnages en scène, Beaumarchais donna successivement au théâtre le Barbier de Séville, le Mariage de Figaro et la Mère coupable, trilogie unique dans les fastes de la comédie française et dont le second épisode enrichit le drame d'un nouveau genre, celui de la satire politique. La révolution, prédite par Figaro, fut sur le point d'être fatale à Beaumarchais; il réussit cependant à la traverser et ne mourut qu'en 1799, après une vieillesse heureuse et exempte d'infirmités.

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L'avoir! monsieur le comte ! Non! vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !... Noblesse, fortune, un rang, des places; tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus du reste, homme assez ordinaire; tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes; et vous voulez joûter... (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée! Fils de je ne sais qui; volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête; et partout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie; et tout le crédit d'un grand seigneur peut à

peine me mettre à la main une lancette vétérinaire !— Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l'instant, un envoyé de... de je ne sais où, se plaint que j'offense dans mes vers, la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc; et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant: Chiens de chrétiens!-Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant.-Mes joues creusaient; mon terme était échu; je voyais arriver de loin l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque: en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sou, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net; aussitôt je vois, du fond d'un fiacre, baisser le pont d'un château-fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que sans la liberté de blâmer il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits.(Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue; et comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question: on me dit que pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres

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