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men des richesses qu'il foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue... Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager! Sans compter la santé qui s'affermit, l'humeur qui s'égaie.

(Emile.)

MA MAISON, MES AMIS, MES PLAISIRS À LA CAMPAGNE, SI J'ÉTAIS RICHE.

Je n'irais pas me bâtir une ville à la campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et, quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d'amis aimant le plaisir, et s'y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés; et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers,

qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance ; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre, quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aunes et de coudriers: une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaises; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui: de cette familiarité cordiale et modérée naîtrait sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin, plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d'importuns laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long dîner. Nous serions nos valets, pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter, le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère; et moi, j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret: "Je suis encore homme."

Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu, j'y serais des premiers avec ma troupe. Si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais

invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête, et j'y trouverais en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue table; j'y ferais chorus au refrain d'une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra.

(Emile.)

DIDEROT.

* DIDEROT (DENIS) naquit à Langres en octobre 1713. Fils d'un coutelier, il n'en fit pas moins d'excellentes études, car on le destinait à l'état ecclésiastique. Mais le créateur futur de l'Encyclopédie ne pouvait devenir ministre de Dieu; en effet Diderot se jeta de bonne heure dans le monde littéraire où ses Pensées philosophiques et sa Lettre sur les aveugles lui assurèrent bientôt une certaine influence. L'Encyclopédie, dont il conçut le plan avec d'Alembert, ne tarda pas à le placer à la tête de l'école philosophique du siècle dernier, école trop bien appréciée de nos jours pour qu'il soit besoin d'en faire ici la critique. Doué des plus heureuses qualités, d'un talent souple, fécond et presque universel, le plus artiste peut-être des écrivains de son époque, Diderot eut pu conquérir une juste immortalité si, comme l'a dit un de ses amis, il n'avait perdu les moments les plus précieux de sa vie à faire une guerre opiniâtre à Dieu.

Il mourut à Paris en Juillet 1784, après avoir été comblé des faveurs de Catherine II, à la cour de laquelle il fit un assez long séjour.

CARACTÈRE DES LANGROIS.

Les habitants de Langres ont beaucoup d'esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouettes ; cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingtquatre heures du froid au chaud, du calme à l'orage, du serein au pluvieux. Il est impossible que ces effets ne se fassent pas sentir sur eux et que leurs âmes soient quelque temps de suite dans une même assiette. Elles s'accoutu

ment ainsi, dès la plus tendre enfance, à tourner à tout vent. La tête d'un Langrois est sur les épaules comme un coq d'église au haut d'un clocher; elle n'est jamais fixe dans un point; et si elle revient à celui qu'elle a quitté, ce n'est pas pour s'y arrêter. Avec une rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent.-Pour moi, je suis de mon pays; seulement le séjour de la capitale et l'application assidue m'ont un peu corrigé. Je suis constant dans mes goûts; ce qui m'a plu une fois me plaît toujours, parce que mon choix, est toujours motivé; que je haïsse ou j'aime, je sais pourquoi. Il est vrai que je suis porté naturellement à négliger les défauts et à m'enthousiasmer des qualités. Je suis plus affecté des charmes de la vertu que de la difformité du vice; je me détourne doucement des méchants et je vole au-devant des bons. S'il y a dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, dans une statue un bel endroit, c'est là que mes yeux s'arrêtent ; je ne vois que cela; je ne me souviens que de cela; le reste est presque oublié.

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Le président de Montesquieu et lord Chesterfield se rencontrèrent faisant l'un et l'autre le voyage d'Italie. Ces hommes étaient faits pour se lier promptement; aussi la liaison entre eux fut-elle bientôt faite. Ils allaient toujours disputant sur les prérogatives des deux nations. Le lord accordait au président que les Français ont plus d'esprit que les Anglais; mais qu'en revanche ils n'ont pas le sens commun. Le président convenait du fait; seulement, selon lui, il n'y avait pas de comparaison à faire entre l'esprit et le bon sens. Il y avait déjà plusieurs jours que la dispute durait; ils étaient à Venise. Le président se répandait beaucoup, allait partout, voyait tout, interrogeait, causait, et le soir tenait registre des observations qu'il avait faites. Il y avait une heure ou deux qu'il était rentré et qu'il était à

son occupation ordinaire, lorsqu'un inconnu se fit annoncer. C'était un Français assez mal vêtu, qui lui dit : " Monsieur, je suis votre compatriote. Il y a vingt ans que je vis ici; mais j'ai toujours gardé de l'amitié pour les Français, et je me suis cru quelquefois trop heureux de trouver l'occasion de les servir, comme je l'ai aujourd'hui avec vous. On peut tout faire dans ce pays, excepté se mêler des affaires d'Etat. Un mot inconsidéré sur le gouvernement coûte la tête, et vous en avez déjà dit plus de mille. Les Inquisiteurs d'Etat ont les yeux ouverts sur votre conduite; on vous épie, on suit tous vos pas, on tient note de tous vos projets; on ne doute point que vous n'écriviez. Je sais de source certaine qu'on doit peut-être aujourd'hui, peut-être demain, faire chez vous une visite. Voyez, Monsieur, si en effet vous avez écrit, et songez qu'une ligne innocente mal interprétée, vous coûterait la vie. Voilà tout ce que j'ai à vous dire. J'ai l'honneur de vous saluer. Si vous me rencontrez dans les rues, je vous demande, pour toute récompense d'un service que je crois de quelque importance, de ne pas me reconnaître et si par hasard il était trop tard pour vous sauver et qu'on vous prît, de ne pas me dénoncer. "Cela dit, mon homme disparut et laissa le président de Montesquieu dans la plus grande consternation. Son premier mouvement fut d'aller bien vite à son secrétaire, de prendre les papiers et de les jeter dans le feu. A peine cela fut-il fait que lord Chesterfield rentra. Il n'eut pas de peine à reconnaître le trouble terrible de son ami; il s'informa de ce qui pouvait lui être arrivé. Le président lui rend compte de la visite qu'il avait eue, des papiers brûlés et de l'ordre qu'il avait donné de tenir prête sa chaise de poste pour trois heures du matin ; car son dessein était de s'éloigner sans délai d'un séjour où, un moment de plus ou de moins pouvait lui être si funeste. Lord Chesterfield l'écouta tranquillement, et lui dit : "Voilà qui est bien, mon cher président; mais remettonsnous pour un instant, et examinons ensemble votre aventure à tête reposée.-Vous vous moquez, lui dit le président. Il est impossible que ma tête se repose où elle ne tient qu'à un fil.-Mais qu'est-ce que cet homme qui vient si généreuse

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