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sacrifice conjurer le fléau de la peste. Le lion, le loup et l'àne, dans la fable de Guéroult, se rencontrent par hasard :

Le Lion, le Loup et l'Ane.

Le fier lion, cheminant par la voie,
Trouva un loup et un âne bâté,
Devant lesquels tout court s'est arrêté,
En leur disant : « Jupiter vous convoie! >>

Le loup, voyant cette bête royale
Si près de soi, la salue humblement :
Autant en fait l'àne semblablement,
Pour lui montrer subjection loyale.

« O mes amis, maintenant il est heure,
Dit le lion, d'ôter les grands péchés
Desquels nos cœurs se trouvent empêchés :
Il est besoin que chacun les siens pleure.

Et pour avoir de la majesté haute
Du dieu des cieux pleine rémission,
Il sera bon qu'en grand contrition
Chacun de nous confesse ici sa faute. »

Ce conseil fut de si grand véhémence,
Qu'il fut soudain des autres approuvé,
Dont le lion fort joyeux s'est trouvé;
Et ses péchés à confesser commence :

Disant qu'il a par bois, montagne et plaine,
Tant nuit que jour, perpétré divers maux,
Et dévoré grand nombre d'animaux,
Boeufs et chevreaux, et brebis portant laine,

Dont humblement pardon à Dieu demande,

En protestant de plus n'y retourner.

Ce fait, le loup le vient arraisonner,

Lui remontrant que l'offense n'est grande.

« Comment, dit-il, seigneur plein d'excellence,
Puisque tu es sur toutes bêtes roi,

1. Voyez sur la double origine de la fable de La Fontaine notre commentaire à la suite du livre VII.

Te peut aucun établir quelque loi,
Vu que tu as sur icelle puissance? 1

Il est loisible à un prince de faire
Ce qu'il lui plaît, sans contradiction:
Pourtant, seigneur, je suis d'opinion
Que tu ne peux, en ce faisant, mal faire. »

Ces mots finis, le loup, fin de nature,
Vint réciter les maux par lui commis;
Premièrement, comme il a à mort mis
Plusieurs passants, pour en avoir pâture;

Puis, que souvent, trouvant en lieu champêtre
Moutons camus de nuit enclos ès parcs,

Il a bergier et les troupeaux épars,
Pour les ravir, afin de s'en repaître :

Enfin qu'il a, ensuivant sa coutume,
Fait plusieurs maux aux juments et chevaux,
Les dévorant et par monts et par vaux,
Dout il en sent en son cœur amertume.

Sur ce répond, en faisant bonne mine,
Le fier lion: « Ceci n'est pas grand cas;
Ta coutume est d'ainsi faire, n'est pas?
Outre, à cela t'a contraint la famine. »

Puis dit à l'âne : « Or, conte-nous ta vie,
Et garde bien d'en omettre un seul point;
Car, si tu faux, je ne te faudrai point, 2
Tant de punir les menteurs j'ai envie. »

L'âne, craignant de recevoir nuisance,
Répond ainsi : « Mauvais sont mes forfaits,
Mais non si grands que ceux-là qu'avez faits,
Et toutefois j'en reçois déplaisance.

Quelque temps fut que j'étois en servage
Sous un marchand qui bien se nourrissoit,
Et au rebours pauvrement me pansoit,
Combien il eût de moi grand avantage.

Le jour advint d'une certaine foire,

Où, bien monté sur mon dos, il alla;

1. C'est-à-dire, quelqu'un peut-il t'imposer aucune loi, lorsque tu es plus puissant que la loi, lorsque tu es au-dessus de la loi .

2. Si tu manques, je ne te manquerai pas.

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Parquoi appert que des grands on tient compte,

Et, malfaisants, qu'ils sont favorisés;

Mais les petits sont toujours méprisés,

Et les fait-on souvent mourir de honte.

Il n'est pas besoin de faire ressortir les excellents traits de ce récit la flatterie du loup exaltant les droits illimités du prince, le ton protecteur et familier avec lequel le lion réplique au loup, et le ton sévère et menaçant qu'il prend en s'adressant à l'àne, la sincérité et la maladresse de celui-ci :

Mauvais sont mes forfaits,

Mais non si grands que ceux-là qu'avez faits;

et, dans le réquisitoire du loup, cette plaisante exclamation:

Comment! la paille aux souliers demeurée

De son seigneur manger à belles dents!

Et si le pied eût été là dedans,

Sa tendre chair eût été dévorée !

Tout cela, sans contredit, est du meilleur comique, et si nous sommes loin encore de la magnifique composition de La Fontaine, celle-ci est dignement préparée par l'apologue de Guéroult et par d'autres dont nous parlerons dans notre commentaire sur les origines de cette fable.

Quelques poëtes de la même époque, sans être des fabulistes proprement dits, ont introduit des apologues dans leurs ouvrages. Clément Marot a fait son épître à Lion Jamet avec la fable du Lion et du Rat, excellemment traitée. Marot reste en possession de ce récit, même après La Fontaine, au même titre qu'Horace est demeuré maître du sujet du Rat de ville et du Rat des champs. Si vous voulez avoir dans sa forme la plus ingénieuse le récit du double repas du rat citadin et du rat villageois, vous allez droit au satirique latin. Si vous voulez voir comment maître rat paya sa dette de reconnaissance au roi des animaux, allez droit à l'épître de Clément Marot.

Mathurin Régnier a également inséré plus d'un apologue dans ses satires. C'est dans ces satires de Régnier que l'apologue poétique avant La Fontaine présente chez nous la forme littérairement la plus avancée. Nous en donnerons en preuve la fable de la Lionne, du Loup et du Mulet, qui est ainsi racontée dans la satire III:

Sçais-tu, pour sçavoir bien, ce qu'il nous faut sçavoir?
C'est s'affiner le goût de connoître et de voir,
Apprendre dans le monde et lire dans la vie
D'autres secrets plus fins que de philosophie,
Et qu'avec la science il faut un bon esprit.

Or entends à ce point ce qu'un Grec en escrit.
Jadis un loup, dit-il, que la faim espoinçonne,
Sortant hors de son fort, rencontre une lionne

Rugissante à l'abord, et qui montroit aux dents
L'insatiable faim qu'elle avoit au dedans.
Furieuse, elle approche; et le loup qui l'advise,
D'un langage flatteur lui parle et la courtise;
Car ce fut de tout temps que, ployant sous l'effort,
Le petit cède au grand, et le foible au plus fort.
Lui, dis-je, qui craignoit que, faute d'autre proye,
La bête l'attaquât, ses ruses il employe.

Mais enfin le hasard si bien le secourut,

Qu'un mulet gros et gras à leurs yeux apparut.

Ils cheminent dispos, croyant la table prête,
Et s'approchent tous deux assez près de la bête.
Le loup, qui la connoît, malin et défiant,
Lui regardant aux pieds, lui parloit en riant :
« D'où es-tu? qui es-tu? quelle est ta nourriture,
Ta race, ta maison, ton maistre, ta nature? »
Le mulet, étonné de ce nouveau discours,
De peur ingénieux, aux ruses eut recours;

Et, comme les Normands sans lui répondre voire :
« Compère, ce dit-il, je n'ai point de mémoire;
Et comme sans esprit ma grand mère me vit,
Sans m'en dire autre chose au pied me l'escrivit. »
Lors il lève la jambe au jarret ramassée,

Et d'un œil innocent il couvroit sa pensée,
Se tenant suspendu sur les pieds en avant.
Le loup, qui l'aperçoit, se lève de devant,
S'excusant de ne lire avec cette parole

Que les loups de son temps n'alloient point à l'école;
Quand la chaude lionne, à qui l'ardente faim

Alloit précipitant la rage et le dessein,

S'approche, plus sçavante, en volonté de lire.

Le mulet prend le temps, et, du grand coup qu'il tire,
Lui enfonce la teste, et d'une autre façon,
Qu'elle ne sçavoit point, lui apprit sa leçon.

Alors le loup s'enfuit, voyant la bête morte,

Et de son ignorance ainsi se réconforte :

« N'en déplaise aux docteurs, cordeliers, jacobins,

Pardieu! les plus grands clercs ne sont pas les plus fins. »

Cet apologue offre des traits que La Fontaine n'a pas tous surpassés; il est plein de vivacité et d'animation. On sent qu'on approche de La Fontaine, et pourtant entre La Fontaine

1. Conf. La Fontaine, livre V, fable vin, et livre XII, fable xvII.

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