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Parquoi appert que des grands on tient compte,

Et, malfaisants, qu'ils sont favorisés;

Mais les petits sont toujours méprisés,

Et les fait-on souvent mourir de honte.

Il n'est pas besoin de faire ressortir les excellents traits de ce récit la flatterie du loup exaltant les droits illimités du prince, le ton protecteur et familier avec lequel le lion réplique au loup, et le ton sévère et menaçant qu'il prend en s'adressant à l'âne, la sincérité et la maladresse de celui-ci :

Mauvais sont mes forfaits,

Mais non si grands que ceux-là qu'avez faits;

et, dans le réquisitoire du loup, cette plaisante exclamation:

Comment! la paille aux souliers demeurée

De son seigneur manger à belles dents!
Et si le pied eût été là dedans,

Sa tendre chair eût été dévorée !

Tout cela, sans contredit, est du meilleur comique, et si nous sommes loin encore de la magnifique composition de La Fontaine, celle-ci est dignement préparée par l'apologue de Guéroult et par d'autres dont nous parlerons dans notre commentaire sur les origines de cette fable.

Quelques poëtes de la même époque, sans être des fabulistes proprement dits, ont introduit des apologues dans leurs ouvrages. Clément Marot a fait son épître à Lion Jamet avec la fable du Lion et du Rat, excellemment traitée. Marot reste en possession de ce récit, même après La Fontaine, au même titre qu'Horace est demeuré maître du sujet du Rat de ville et du Rat des champs. Si vous voulez avoir dans sa forme la plus ingénieuse le récit du double repas du rat citadin et du rat villageois, vous allez droit au satirique latin. Si vous voulez voir comment maître rat paya sa dette de reconnaissance au roi des animaux, allez droit à l'épître de Clément Marot.

Mathurin Régnier a également inséré plus d'un apologue dans ses satires. C'est dans ces satires de Régnier que l'apologue poétique avant La Fontaine présente chez nous la forme littérairement la plus avancée. Nous en donnerons en preuve la fable de la Lionne, du Loup et du Mulet, qui est ainsi racontée dans la satire III:

Sçais-tu, pour sçavoir bien, ce qu'il nous faut sçavoir?
C'est s'affiner le goût de connoître et de voir,
Apprendre dans le monde et lire dans la vie
D'autres secrets plus fins que de philosophie,
Et qu'avec la science il faut un bon esprit.

Or entends à ce point ce qu'un Grec en escrit.
Jadis un loup, dit-il, que la faim espoinçonne,
Sortant hors de son fort, rencontre une lionne

Rugissante à l'abord, et qui montroit aux dents
L'insatiable faim qu'elle avoit au dedans.
Furieuse, elle approche; et le loup qui l'advise,
D'un langage flatteur lui parle et la courtise;
Car ce fut de tout temps que, ployant sous l'effort,
Le petit cède au grand, et le foible au plus fort.
Lui, dis-je, qui craignoit que, faute d'autre proye,
La bête l'attaquât, ses ruses il employe.

Mais enfin le hasard si bien le secourut,

Qu'un mulet gros et gras à leurs yeux apparut.

Ils cheminent dispos, croyant la table prête,
Et s'approchent tous deux assez près de la bête.
Le loup, qui la connoit, malin et défiant,
Lui regardant aux pieds, lui parloit en riant :
« D'où es-tu? qui es-tu? quelle est ta nourriture,
Ta race,
ta maison, ton maistre, ta nature? »
Le mulet, étonné de ce nouveau discours,
De peur ingénieux, aux ruses eut recours;

Et, comme les Normands sans lui répondre voire :
Compère, ce dit-il, je n'ai point de mémoire;

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Et comme sans esprit ma grand mère me vit,
Sans m'en dire autre chose au pied me l'escrivit.
Lors il lève la jambe au jarret ramassée,
Et d'un œil innocent il couvroit sa pensée,
Se tenant suspendu sur les pieds en avant.
Le loup, qui l'aperçoit, se lève de devant,
S'excusant de ne lire avec cette parole

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Que les loups de son temps n'alloient point à l'école;
Quand la chaude lionne, à qui l'ardente faim

Alloit précipitant la rage et le dessein,

S'approche, plus sçavante, en volonté de lire.

Le mulet prend le temps, et, du grand coup qu'il tire,

Lui enfonce la teste, et d'une autre façon,
Qu'elle ne sçavoit point, lui apprit sa leçon.

Alors le loup s'enfuit, voyant la bête morte,

Et de son ignorance ainsi se réconforte :

« N'en déplaise aux docteurs, cordeliers, jacobins,

Pardieu! les plus grands clercs ne sont pas les plus fins. »

Cet apologue offre des traits que La Fontaine n'a pas tous surpassés; il est plein de vivacité et d'animation. On sent qu'on approche de La Fontaine, et pourtant entre La Fontaine

1. Conf. La Fontaine, livre V, fable vin, et livre XII, fable xvII.

et Régnier, mort en 1613, il y a près d'un demi-siècle encore.

Dans l'intervalle s'étend comme un espace aride. Pendant la première moitié du xviie siècle, on ne trouve plus que l'apologue en prose, servant de prétexte à des dissertations et à des déclamations. On peut signaler: les Fables d'Esope Phrygien moralisées ou les fables d'Ésope illustrées de discours moraux, philosophiques et politiques, par Jean Beaudoin (Pierre Boissat), dont la première édition est de 1633. Puis parurent les Fables héroïques d'Audin' en 1648. Ces pesantes productions donnent, pour ainsi dire, la note contemporaine des grands romans, de l'Astrée, de la Clélie et de Faramond.

C'est encore pendant cette période que fut publiée, en France, une traduction du Calila et Dimna, d'après la version persane appelée l'Anwari-Sohaïli (les Étoiles de Canope). Elle fut publiée sous ce titre : Livre des lumières, ou la Conduite des roys, composé par le sage Pilpay, Indien, traduit en françois par David Sahid d'Hispahan, ville capitale de Perse. Cette publication était bien d'accord avec le caractère général que revêtait l'apologue en ce moment et que nous venons d'indiquer.

2

L'apologue, comme genre poétique, avait à peu près disparu. Aussi, lorsque La Fontaine veut restaurer ce genre presque oublié, se considère-t-il comme formant une entreprise vraiment nouvelle; et il dit avec sincérité : « Je me suis flatté de l'espérance que, si je ne courois dans cette carrière avec succès, on me donneroit au moins la gloire de l'avoir ouverte. »

Avec La Fontaine, l'apologue français atteint à sa perfection, et par cette perfection il obtient les mêmes résul

1. Fables héroïques, comprenans les véritables maximes de la politique chrétienne et de la morale, avec des discours enrichis de plusieurs histoires tant anciennes que modernes; le tout de l'invention du sieur Audin, prieur des Thermes et de La Fage. Paris, 1648, in-8.

2. A Paris, chez Siméon Pigel, 1644, in-8. Cette traduction de David Sahid paraît avoir été revue par Gaulmin. Elle ne contient que quatre chapitres sur quatorze de l'ouvrage original; mais une version turque, intitulée Homayoun-Nameh, fut entièrement traduite sous le titre de Contes et Fables indiennes de Pilpay, et publiée à Paris en 1678, en trois vol. in-12.

tats que l'apologue primitif et populaire. Il se grave dans l'esprit de la nation; il enrichit le langage; il est d'une application perpétuelle aux événements journaliers. Il fournit quelque citation à tout propos, avec la certitude que le nom seul d'un personnage ou le moindre hémistiche font apparaître aussitôt dans la mémoire des auditeurs un petit tableau significatif achevant d'expliquer la pensée. Mais ce tableau se retrace à leur mémoire, non plus seulement, comme aux temps primitifs, dans son idée essentielle, mais encore dans son expression complète. Le poëme, exécuté avec l'art le plus délicat et le plus merveilleux, joue exactement le même rôle que l'anecdote naïve et impersonnelle, livrée, dans son expression mobile, au souvenir des hommes. Il circule à travers les siècles, il se répand dans toutes les classes de la société; il est la propriété universelle, la monnaie courante; seulement cette monnaie n'est plus la piécette de cuivre à l'empreinte effacée, mais bien la pièce d'or que, par la munificence du génie, les générations se passent de main en main.

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