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renoncé à ce dessein. Nous nous sommes borné à rappeler les origines principales ; nous avons élagué tout ce qui faisait nombre et encombrement, tout ce qui ne pouvait donner lieu à quelque rapprochement curieux, ouvrir quelque point de vue instructif; tout ce qui n'aurait pas utilement servi à faire comprendre l'œuvre de La Fontaine, à en dégager la signification et fixer la valeur. Nous avons pris garde à ne point la surcharger.

Dans les indications des sources, lorsque nous citons Ésope, les deux chiffres de renvoi désignent, le premier le numéro que porte la fable dans le recueil de Nevelet, antérieur à La Fontaine, le second le numéro qu'elle porte dans l'édition de Furia.

Nous donnons, en supplément aux douze livres des fables, Philemon et Baucis, la Matrone d'Ephèse, Belphegor, les Filles de Minée. Nous y sommes autorisé par l'exemple de La Fontaine lui-même, qui inséra ces contes dans le volume de 1694. La Fontaine les introduisit dans le dernier livre des fables, entre Daphnis et Alcimadure et le Juge arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire. Il nous a semblé préférable de les mettre à part et à la suite des fables, comme l'ont fait la plupart des éditeurs.

Le lecteur accueillera, nous l'espérons, cette édition de La Fontaine avec la même indulgence qu'il a accueilli notre édition de Molière. M. Sainte-Beuve, dans sa causerie du 13 juillet 1863 où il a bien voulu approuver notre édition de Molière, disait, en terminant, comme pour nous provoquer à ce second travail : « Aimer La Fontaine, c'est presque la même chose qu'aimer Molière; c'est aimer la nature, toute la nature, la peinture naïve de l'humanité, une représentation de la grande comédie aux cent actes divers, se déroulant, se découpant à nos yeux en mille petites scènes... Mais pourquoi irais-je les diviser? La Fontaine et Molière, on ne les sépare pas, on les aime ensemble. »

Nous ne les avons pas séparés. Après les avoir étroitement associés dans notre admiration et nos études, nous avons entrepris de les éditer l'un et l'autre dans cette belle collection des chefsd'œuvre de la littérature française. Puissions-nous avoir réussi dans cette double entreprise.

LA FABLE

DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'A LA FONTAINE.

PRELIMINAIRES.

ORIGINES DE LA FABLE.

Le mot fable s'applique en France à toute sorte de fictions; mais pris dans le sens étroit, il signifie spécialement le récit en prose ou en vers d'une petite action dramatique dont les acteurs sont ordinairement des animaux, mais dans laquelle la nature humaine, à peine cachée derrière eux, reste toujours présente et l'homme toujours en vue. Nous disons une action dramatique : la fable est, en effet, œuvre de l'imagination et de la poésie. Elle ne se borne pas à décrire ses personnages; elle les fait vivre et agir. Ces personnages, disonsnous encore, sont ordinairement des animaux; pourtant, la fable nous montre aussi tantôt des hommes seuls, tantôt des hommes mêlés à des animaux, tantôt des arbres ou des plantes, tantôt même des objets inanimés ou des êtres abstraits, sans existence réelle, que l'imagination se plaît à douer de vie, de raison et de parole. Mais c'est lorsque la fable met en scène des animaux qu'elle est plus conforme à son type, qu'elle se distingue mieux d'autres genres qui lui confinent et se confondent souvent avec elle, comme le conte, l'anecdote ou l'allégorie. C'est l'idée de faire vivre et agir des animaux qui con

stitue le genre, lequel s'est ouvert ensuite à des compositions. analogues dont les acteurs sont aussi variés que possible. Si, en effet, dans une littérature, nous trouvons un certain nombre de ces fictions qui mettent en scène le monde des animaux, la critique constitue aussitôt dans cette littérature le genre de la fable, et dès lors y rattache d'autres petits drames, d'autres petites comédies, où les animaux seuls ne figurent pas; mais si ces fictions dont les bêtes sont le sujet n'y existent pas, on ne dira point que cette littérature a cultivé le genre de la fable. On peut faire la même observation quand il s'agit d'un seul écrivain, d'un seul poëte.

Il n'est pas exact néanmoins de dire, avec Lessing, qu'on a choisi principalement les animaux comme acteurs dans la fable à cause de l'invariabilité connue de leurs penchants et de leurs habitudes. « Pour n'avoir pas, dit-il, à caractériser les personnages que l'on emploie, par des circonstances détaillées qui peut-être ne donneraient pas les mêmes idées à tout le monde, on s'est borné à la petite sphère de ces êtres dont le nom seul réveille indubitablement la même idée pour les plus instruits comme pour les plus ignorants. Que, dans la fable du Loup et de l'Agneau, on mette Néron au lieu du loup, et Britannicus au lieu de l'agneau, ce récit aura perdu ce qui en fait une fable pour tout le genre humain, dont une grande partie ignore les noms et les caractères de Néron et de Britannicus. » L'observation est juste sans doute en tant que faite a posteriori et pour faire apprécier un des principaux mérites de la fable; mais les choses ne se sont pas passées comme Lessing le prétend. On n'a point commencé par choisir les acteurs de la fable dans le but de lui donner une portée plus générale. La fable était née bien avant qu'on s'avisât de balancer si l'animal, qui ne change pas, qui est partout le même, n'était pas préférable, comme acteur de la fable, au personnage historique, dont le caractère est incertain et dont la notoriété est limitée. Lorsqu'on a songé à se rendre compte de l'avantage réel que présente l'emploi des uns sur l'emploi des autres,

l'apologue existait depuis longtemps; le philosophe et le poëte, qui méditaient sur les principes et les règles de ce genre. d'ouvrage, ne l'avaient pas créé, ils l'avaient trouvé dans le patrimoine de l'humanité. La période de création naïve et spontanée avait, ici comme partout, précédé la période de réflexion, de critique et de science.

La fable est, comme l'épopée, une des formes primitives de la poésie humaine. L'épopée se rattache à la réalité des faits. humains, la fable à la réalité des faits du monde animal. L'animal a été le premier spectacle de l'homme, le premier objet de son observation. Il est certain qu'à l'origine du monde ou dans les temps les plus anciens, la fréquentation de l'homme et des animaux a été plus étroite qu'aux époques de civilisation. Dans la vie des peuples pasteurs, chasseurs, le rapprochement était perpétuel. La distinction, la séparation entre l'être humain et les autres êtres était moins grande de tout le progrès que le premier a fait depuis. C'est ce que prouvent les créations moitié humaines, moitié animales de la plupart des mythologies, les centaures, les sirènes, etc. C'est ce dont témoigne aussi l'idée de la transmigration des âmes passant tour à tour d'un corps animal dans un corps humain, idée fort répandue dans les âges primordiaux; elle n'offrait pas alors l'invraisemblance, ne soulevait pas la répulsion, ne provoquait pas la raillerie qu'elle excita par la suite. Bien plus, l'animal, avec la sûreté en quelque sorte divinatoire de ses instincts, imposa fréquemment à l'homme un respect superstitieux. On demandait à ses cris, à ses mouvements les présages de l'avenir. Quand les tribus émigraient, elles prenaient souvent des animaux pour guides, les lâchaient devant elles et les suivaient où ils voulaient bien les conduire. Dans le moyen âge, où nous retrouvons presque toutes les tendances primitives de la nature humaine, et qui est pour nous comme un miroir où il est facile de distinguer ce que furent les peuples à l'origine des civilisations antiques, on voit encore les barbares s'en remettre à quelque animal pour diriger leurs inva

sions, et plus tard les saints recourir au même moyen pour choisir l'emplacement de leurs monastères.

Les services que l'animal rendait à l'homme primitif étaient plus précieux, plus considérables que ceux qu'il rend à l'homme civilisé; la lutte qu'il fallait lui livrer était aussi plus constante, plus redoutable, d'une issue moins certaine. Les aptitudes qu'on lui reconnaissait passaient aisément pour merveilleuses. L'imagination se plut à les exagérer. Elle en vint à supposer que les bêtes, certaines bêtes surtout, avaient un langage analogue au langage humain, pour communiquer entre elles. Le langage des animaux et la prétendue science qui en donnerait la clef sont des traditions qui remontent à l'antiquité la plus reculée. Mais on alla plus loin: on se figura que les bêtes avaient pu avoir le même langage que les hommes, et que, pour une cause que la légende se chargeait d'expliquer, elles avaient, à une époque indéterminée, perdu ou la faculté ou la volonté de parler aux hommes. C'était là sans doute un souvenir de cette familiarité primitive, qui s'embellissait comme toujours en passant des grands-pères aux petits-enfants. Il est très-probable que la fameuse formule: « Du temps que les bêtes parlaient, » dut être prise au sérieux avant de devenir un artifice des conteurs, et nous n'affirmerions pas que le moine Aimoin, qui l'employait au xe siècle de notre ère, eo in tempore quo humanæ copia eloquentiæ cunctis inerat animantibus terræ..., fût bien convaincu que ce temps-là fût absolument fabuleux.

De même et par déduction, on transporta chez les animaux tous les rapports sociaux, politiques, religieux, existant parmi les hommes. On constitua parmi eux un gouvernement monarchique ou républicain, un roi, une hiérarchie. On leur fit faire des assemblées populaires, des convocations d'armée, etc.

Lorsque les peuples furent parvenus à un état de demiculture intellectuelle, leur esprit commença à se jouer avec ces longues et intimes relations, tantôt amicales, tantôt

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