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Les fables de Faerno paraîtraient aisément à nos yeux d'une latinité plus correcte et plus pure que celle de Phèdre, que, du reste, il devait connaître.

Nous passons vite sur cette renaissance de la fable antique, qui s'étend rapidement à toute l'Europe et qui exigerait, pour être présentée avec quelques détails, un tableau plus vaste que celui que nous traçons ici. On trouvera plusieurs fois le nom d'un Allemand rival de Faerno, Pantaleo Candidus (Weiss), cité dans notre commentaire. L'apologue en vers latins fleurit longtemps dans le monde érudit. On doit remarquer en France, parmi ceux qui le cultivèrent avec succès, Jacques Régnier de Beaune, qui précéda de quelques années La Fontaine, et le P. Commire, qui fut son contemporain. Revenons à l'Italie.

Les fabulistes en langue italienne vinrent à la suite des humanistes. Bernardino Baldi publia un choix d'apologues en prose vulgaire ; Cesare Pavesi, Giovan Marco Verdizotti, d'autres poëtes les mirent en vers avec la grâce et l'élégance particulières à l'idiome et à la nation, sans autre originalité toutefois que cette élégance et cette grâce mêmes. C'est la tradition d'Ésope et de Phèdre, avons-nous dit, qui règne principalement dans cette littérature. La tradition indienne y a toutefois ses représentants Angelo Firenzuola et le Doni; l'un a composé d'après l'ancienne version du Calila et Dimna, de Jean de Capoue, un livre dei Discorsi degli animali, et l'autre un traité de philosophie morale, la Filosofia morale tratta degli antichi scrittori. Le Champenois Pierre de La Rivey a traduit ces deux ouvrages en français et les a publiés sous le titre de Deux livres de filosophie fabuleuse, à Lyon en 1579.

L'apologue espagnol appartient plutôt à Bidpaï et à la tradition hindoue. Le Calila et Dimna arabe avait pénétré d'abord en Europe par l'Espagne, et il y conserva une longue autorité. Les recueils dont il fournit la matière se multiplient au moyen âge et quelques-uns sont au nombre des livres qui ont joui en Espagne de la plus haute faveur et qu'elle a répandus chez tous les peuples voisins, comme la Disciplina clericalis de

Pierre Alphonse et le Comte Lucanor de don Juan Manuel. L'apologue indien, avons-nous dit, forme un genre moins défini que l'apologue grec, il est plus mêlé au conte et à l'allégorie. Il s'ensuit que, là où il domine, comme dans la littérature ancienne de l'Espagne, il y a peu de fabulistes spéciaux. Les apologues se mêlent aux anecdotes et aux «< exemples » dans les traités de morale, livres de conseils et d'instructions variées.

Il est, plus rarement que l'apologue gréco-latin, concentré et renfermé dans des recueils exclusifs. Son caractère est plutôt de se répandre, d'envahir toutes les branches de la littérature. C'est ce qui arriva en Espagne. Les meilleures fables que le génie espagnol ait imitées ou produites, il nous les faut chercher dans les œuvres les plus diverses, dans l'Endrina de Juan Ruiz, archiprêtre de Hita, dans le MarcAurèle d'Antonio de Guevara, dans les romans picaresques, dans les comédies et les poëmes de Lope de Vega et de ses illustres contemporains.

MM. de Puibusque, de Puymaigre et Baret, dans leurs travaux sur l'ancienne littérature espagnole, nous ont fait connaître les fables qui se trouvent dans le poëme de Juan Ruiz, et l'intérêt qu'elles présentent. « Le rat de ville et le rat des champs, dit M. de Puibusque, deviennent pour Juan Ruiz le rat de Monferrado et le rat de Guadalaxara, sa ville natale. Le loup ne plaide pas contre le renard par-devant le singe, mais par-devant don Singe, alcade de Buxia. La moralité du Coq et la Perle ne se résume point dans la préférence donnée par le roi des basses-cours à un grain de millet qui peut le nourrir sur une perle dont il ne sait que faire; une seconde explication ajoute un nouveau sens à l'apologue: le coq, c'est l'ignorance qui dédaigne les choses dont elle ne peut apprécier la valeur; Juan Ruiz conclut par un trait satirique contre ceux qui ne savent ni lire, ni comprendre ce qu'il y a dans les livres. Les autres fables, venues d'Ésope ou de Bidpaï, sont modifiées avec la même liberté. »

Voici comment l'archiprêtre de Hita a traité le sujet de la fable ésopique les Grenouilles qui demandent un roi. Juan Ruiz commence par apostropher ainsi l'Amour :

<«< Tu es père du feu, parent de la flamme. Celui qui te suit, Amour, tu consumes son corps et son âme. Tu le détruis comme le feu détruit la branche sèche. Heureux ceux qui ne te connaissent pas ! Ils vivent dans le repos. Ils ignorent la tristesse. Dès que l'on te rencontre, on perd tout bien. Ceux qui t'appellent font comme les grenouilles qui demandèrent un roi.

« Les grenouilles dans un lac chantaient et jouaient; rien ne les gênait. Elles étaient parfaitement libres. Elles crurent aux mauvais conseils du diable, et pour leur disgrâce demandèrent un roi à don Jupiter. Elles demandèrent du souci.

<< Jupiter leur envoya un soliveau, le plus grand qu'il put trouver. Le soliveau tomba dans l'étang et le bruit qu'il produisit fit taire les grenouilles; mais elles trouvèrent bientôt que ce n'était point là le roi qu'il leur fallait. Elles montèrent sur le morceau de bois autant qu'elles purent monter, puis dirent : « Ce n'est pas là le roi qui nous convient. » Elles demandèrent à Jupiter un nouveau souverain.

« Don Jupiter s'ennuya de leurs clameurs; il leur donna une vorace cigogne. Celle-ci se mit à parcourir le lac et le rivage, allant le bec ouvert et avalant sans peine deux grenouilles d'un coup. Se plaignant à don Jupiter, les grenouilles dirent « Seigneur, Seigneur, viens à notre secours, toi qui « frappes et consoles! Le roi que tu as accordé à nos impru« dentes sollicitations nous donne de cruelles nuits et des jours « plus mauvais encore. Son ventre nous ensevelit, son bec nous « dévore, il nous mange par paires et nous détruit. Seigneur, << protége-nous! Tu nous as fait payer notre faute assez chère«ment; ôte-nous cette plaie! »

« Don Jupiter leur répondit : « Gardez ce que vous avez « désiré, gardez le roi demandé par tant de cris: il me venge

« de votre folie. Il vous pesait d'être libres et sans soins: souf« frez, puisque vous l'avez voulu.1 »

L'Horloge des princes ou Marc-Aurèle (Relox de principes o Marco Aurelio) d'Antoine de Guevara, prédicateur de CharlesQuint, a fourni à La Fontaine le sujet du Paysan du Danube.

Les anciens romans espagnols sont remplis d'apologues. L'auteur de Gil-Blas, René Le Sage, en remaniant pour la France du xvme siècle les romans picaresques de l'Espagne, a supprimé presque tous les apologues qui se rencontrent dans les récits originaux. Ces apologues sont pourtant curieux et d'une invention souvent singulière. J'en prends un pour exemple dans le fameux roman de Gusman d'Alfarache, Mateo Alaman, l'auteur de Gusman d'Alfarache, se moque des vieillards qui, à la fin de leur vie, font les galants, s'habillent d'une façon ridicule et veulent singer la jeunesse. A ce propos, il raconte la fable que voici :

L'Homme, l'Ane et le Singe.

« Quand Jupiter créa cet univers, avant l'homme il donna l'être à tous les animaux, entre lesquels l'âne, dès qu'il eut les yeux ouverts, se mit à penser mélancoliquement à ce qu'il deviendrait et à quelle fin il avait été créé. En ce pressant souci, il s'en vint à Jupiter et le supplia de lui dire à quoi il l'avait destiné. Jupiter lui répondit que c'était pour faire service à l'homme, et il lui déduisit par le menu les choses où il serait employé, ce qui lui fut si douloureux et si sensible, qu'il en tomba des quatre pieds et donna du nez en terre, demeurant depuis en la tristesse profonde où nous le voyons d'ordinaire plongé, car le genre de vie qui lui était ordonné lui semblait plus que misérable. Et comme il demanda le temps qu'il durerait en cette peine et qu'il lui fut répondu : trente ans, il renouvela son deuil et ses plaintes, trente années lui semblant

1. Traduction de M. de Puymaigre.

un espace sans fin. Aussi fit-il humble requête et prière fervente à Jupiter d'avoir pitié de lui et de ne permettre pas qu'il vécût si longuement; qu'il n'avait rien démérité pour souffrir tant de peine; qu'il lui plût de se contenter de dix ans, lesquels il promettait de servir en âne de bien, doucement et fidèlement; et que pour les vingt de surplus Jupiter les donnât à qui les voudrait prendre, lui y renonçait volontiers. Jupiter, touché de sa prière, lui octroya ce qu'il demandait.

« Le singe, se trouvant là par hasard, suivit son naturel imitateur, et pria Jupiter de lui faire connaître quelle serait son existence. La réponse qui lui fut donnée ne le satisfit guère plus que l'âne; et, quand il lui fut dit que cette existence durerait trente ans, il se désespéra et fit tant qu'il obtint une diminution comme son prédécesseur.

« L'homme ayant été créé en dernier lieu, se voyant si beau, si accompli, si artistement et mystérieusement organisé, si bien doué d'intelligence et d'esprit, s'imagina que l'immortalité lui était tout acquise ou qu'il s'en fallait de bien peu. Aussi supplia-t-il Jupiter de lui dire l'étendue de sa vie. Jupiter lui répondit qu'ayant résolu la création de tout ce qui a vie et sentiment, il s'était proposé de donner à chaque animal trente années d'existence, et que l'homme était sujet à ce décret comme les autres. L'homme s'étonna grandement qu'un ouvrage si rare eût été formé si peu durable: il lui sembla que c'était passer du berceau au tombeau, sans avoir le temps de jouir du délicieux séjour qui lui était réservé. Ayant ouï parler, là-dessus, de ce qui était arrivé à l'âne et au singe, il s'en fut retrouver Jupiter et lui remontra humblement que ces animaux avaient, comme brutes qu'ils étaient, refusé vingt ans de l'existence qui leur appartenait, et il le supplia par sa miséricordieuse bonté de lui en faire grâce et de l'en investir à leur défaut.

« Jupiter lui octroya sa requête, mais aux conditions suivantes : premièrement l'homme vivrait ses propres trente ans ; ceux-ci passés, il commencerait les vingt de l'âne, dont il

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