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« Écoute, dit-elle au paysan, voici les trois sens que j'ai pro«< mis de t'enseigner : Ce que tu tiens en ta main, ne le jette « pas à tes pieds. Ne crois pas tout ce que tu entends dire. Ne « t'afflige pas pour ce que tu ne saurois recouvrer. Qu'est«ce? dit le vilain. Ne me diras-tu rien de plus? Par le cœur «Beu, si je te tenois, tu ne m'échapperois cette fois! En << nom de moi, repartit la mésange, tu aurois droit, car j'ai << en ma tête une pierre aussi grosse qu'un œuf de geline, <«< laquelle vaut bien cent marcs. » Quand le paysan entendit cela, il tordit ses mains et arracha ses cheveux, et fit le plus grand deuil du monde. La mésange lui dit en riant : « Sot vi<< lain, tu as mal entendu et mal pratiqué les trois sens que je « t'ai enseignés, et de tous trois tu as été déçu. Tu me tenois << en ta main et tu m'as laissée envoler. Tu m'as crue lorsque « je t'ai dit que j'avois dans la tête une pierre aussi grosse « qu'un œuf. Et maintenant tu te désoles à cause de moi que « tu ne rattraperas jamais, car je me garderai mieux que je « ne me suis gardée. Tu as donc fait trois folies pour une. » Sur ce elle battit des ailes et partit. Sire, ajouta l'archevêque, le dernier conseil de la mésange s'adresse à vous. Vous voyez bien que vous ne pouvez recouvrer votre fils. Croyez donc qu'il est en paradis, et confortez-vous et relâchez un peu de votre deuil. » On voit combien la fable se produisait naturellement et s'appliquait couramment aux diverses circonstances de la vie.

C'est pendant cet âge que l'apologue revêt un nouveau caractère. Non-seulement il dépouille la lourdeur et la symétrie scolastiques, mais il prend un tour libre et animé, un mouvement pittoresque, des détails familiers, qu'il n'avait pas eus dans l'antiquité classique. Il se pénètre en quelque sorte de l'esprit de la race. Il acquiert au plus haut point « la naïveté, » le don naturel, la saveur originale, la qualité propre à ce qui est natif ou naturalisé sur notre sol. Lorsqu'on étudie une fable dans ses migrations successives à travers les siècles, qu'elle nous vienne d'Ésope ou du Pantcha-Tantra, il y a tou

jours un moment où, s'acclimatant chez nous, elie se colore d'une lumière plus vive et plus riante. Dans cet éternel remaniement des mêmes productions de l'esprit humain, le rajeunissement est alors sensible. Si la forme est encore imparfaite, l'âme de l'apologue est comme renouvelée, et elle ne périra plus jusqu'à ce qu'elle trouve le souverain poëte qui la recueillera et qui la gravera, pour ainsi dire, définitivement.

LA FABLE DANS L'AGE MODERNE.

Ce que nous avons appelé l'âge rapsodique de la fable, cette sorte d'existence traditionnelle et populaire que nous avons essayé de définir et qui est commune du reste à toute notre littérature, s'achève, pour la fable comme pour les autres genres de poésie, avec le xive siècle. Elle devient dès lors une œuvre plus personnelle, œuvre de lettré et d'écrivain, tendant à se rapprocher de plus en plus des modèles classiques de l'antiquité.

Mais, si la France avait été la première au grand départ des littératures nationales, il n'en était plus de même à l'époque où commença cette nouvelle transformation. L'Italie et l'Espagne avaient cette fois l'avance sur nous.

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Deux grandes familles de fables, avons-nous dit, se distinguent entre toutes celles que l'humanité a recueillies, ce sont les fables ésopiques et les fables indiennes. Les premières règnent en Italie dès que s'y fait sentir l'esprit de la Renaissance; l'influence des autres est plus sensible en Espagne.

L'Italie n'avait jamais perdu de vue aussi complétement que nous l'antiquité grecque et latine; elle y revint plus tôt. Ses écrivains et ses poëtes professèrent les premiers une sorte de culte pour les admirables monuments du génie athénien et du génie romain. Il faut voir avec quelle vénération les Pétrarque, les Boccace traitaient les œuvres des anciens; quel prix ils attachaient aux manuscrits, avec quel zèle ils les transcrivaient de leur propre main, lorsqu'ils ne pouvaient se les procurer autrement! Grâce à cet entraînement général des esprits, l'apologue d'Ésope et de Phèdre ressuscita comme la plupart des autres œuvres du génie antique. La vie d'Ésope et la collection des fables ésopiques revues par Planude avaient été sans doute apportées par ce moine byzantin à Venise, quand il y fut envoyé en 1327 par l'empereur Andronic II. Phèdre existait encore dans quelques manuscrits. Au milieu du xve siècle, Nicolas Perotti, archevêque de Manfredonia, en possédait un. Il transcrivit les fables du poëte latin pour l'instruction de son neveu Pyrrhus. Il les imita dans des apologues qu'il composa lui-même, et, mêlant les vers du contemporain d'Auguste à ses propres essais, il chercha à exercer et à éprouver la sagacité de son élève, à qui il tendait ces sortes de piéges :

Sæpe versiculos interponens meos,
Quasdam tuis quasi insidias auribus.

C'est là certes une éducation nouvelle et qui indique une révolution accomplie dans les études. Mais le zèle du savant italien ne donne pas au fabuliste latin l'ample publicité que celui-ci attendra plus d'un siècle encore et qu'il recevra de la France.

D'habiles humanistes, Ranutius d'Arezzo, Laurentius Valla, Abstemius, s'empressent de compiler et de rédiger en latin les recueils ésopiques. Plus tard, Gabriel Faerno, chargé par le pape Pie IV de donner une forme poétique à l'apologue, retrouva presque l'art de l'antiquité en écrivant les cent fables en vers ïambiques qui furent imprimées après sa mort, en 1564.

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