Page images
PDF
EPUB

Marie de France, ou mieux de Compiègne, a donc une courte biographie. C'est dans notre littérature un précurseur de La Fontaine quatre siècles avant La Fontaine. Il y a aussi dans son œuvre un talent, un caractère personnels. L'âme féminine s'y fait sentir. Marie exprime, dans ses moralités, une généreuse pitié pour les victimes des iniquités et des misères dont ce temps-là n'était pas plus exempt qu'un autre; voyez, par exemple, la moralité de la fable du Loup et de l'Agneau : « C'est ainsi, dit-elle après avoir conté l'apologue, c'est ainsi que font les riches voleurs, les vicomtes et les juges, de ceux qu'ils ont en leur justice. Ils cherchent par convoitise un prétexte pour les confondre. Ils les font citer devant leur tribunal; ils leur ôtent la chair et la peau, comme le loup fit à l'agneau. 1» La conclusion de la fable du Loup et de la Grue est également énergique : « Il en est de même du méchant seigneur. Si un pauvre homme lui rend service et demande ensuite son salaire, il n'en aura que des injures. Tant qu'il est sous sa puissance, il doit le remercier d'avoir la vie

[blocks in formation]

Quoique assez inattendue, la moralité que tire Marie de la fable des Lièvres et des Grenouilles respire un sentiment de touchante mélancolie: « A cela doivent bien songer, dit-elle, ceux qui veulent se mettre en voyage et s'éloigner de leur con

1.

2.

Ci funt li riche robéur,

Li vescunte et li jugéur

De ceax k'il unt en lor justise:
Fausse aqoison, par cuveitise,
Truevent assez pur ax cunfundre.
Suvent les funt as plais semundre,

La char lur tolent et la pel

Si cum li lox fist à l'aingniel.

Autresi est dou mal seignur :

Si povres hum li fet henur (lui rend service)

Et puis demant le guerredun,

Jà n'en aura se maugrei nun.
Por tant k'il soit en sa baillie,

Mercier le doit de sa vie.

trée natale. Que peut-il leur en advenir? Jamais ils ne rencontreront aucun pays, jamais ils n'arriveront en aucune terre, où ils puissent être sans peur, ou sans travail, ou sans douleur.» Marie avait changé souvent de terres et de pays; c'est un retour sur elle-même qui lui a fait écrire cette réflexion; elle parle par expérience. Il y a là un accent personnel auquel on ne saurait se méprendre.

Ni cette réflexion ni les moralités précédentes ne devaient être pareilles dans l'ouvrage du roi anglo-normand.

Marie fait parfois des corrections ingénieuses aux apologues antiques, mais il est difficile en ce cas de déterminer la part qui lui revient dans ces corrections et celle qui peut appartenir au texte antérieur qu'elle suivait et qui nous est inconnu. Ainsi, dans la fable du Chien qui lâche la proie pour l'ombre, le chien, dans la fable de Marie, passe la rivière sur un pont, au lieu de la traverser à la nage comme dans la fable de Phèdre; c'est un fromage qu'il tient à la gueule et non un morceau de viande; le fromage tombant à l'eau est aussitôt dissous, tandis que le chien, s'apercevant de sa méprise, aurait pu chercher à repêcher le morceau de viande. Ces changements de détail rendent l'aventure plus vraisemblable. Marie n'admet pas non plus, malgré l'autorité d'Ésope, la métamorphose de la chatte en femme. Elle modifie l'anecdote comme il suit : « Un chat, après grand martyre, avait appris à tenir une chandelle. Son maître montrait ce chat savant au peuple, qui s'émerveillait. Un des spectateurs, pour jouer un tour à ce jongleur, prend une souris, la met dans un filet et la laisse aller par terre. Le chat se trouble, oublie sa leçon, laisse

[blocks in formation]

tomber la chandelle et court après la souris. » La conclusion reste à peu près la même : l'éducation fait des merveilles, mais le naturel l'emporte toujours.1

RENOUVELLEMENT

V. AGE RAPSODIQUE ET

DE LA FABLE.

Quel que soit l'intérêt que donnent à Marie de France ses qualités distinctes et les quelques renseignements que l'on possède sur elle, ce serait un tort de s'exagérer l'importance de cet auteur au milieu des autres fabulistes dont les noms sont ignorés. A dire vrai, la fable n'est pas alors le privilége, la spécialité de quelques poëtes. Elle est dans le domaine universel. Tout le monde raconte des fables: on en rencontre dans les chansons de geste, dans les chroniques, dans les traités de toute sorte, dans les sermons surtout, qui étaient le grand et principal moyen d'instruction des masses. Ce fut comme un système, chez un grand nombre de prédicateurs, de prodiguer les fables ou les exemples. Plus leur auditoire était simple et illettré, plus ils multipliaient ces récits qui faisaient pénétrer l'enseignement moral dans des têtes peu subtiles bien plus aisément que ne l'aurait pu faire « le glaive affilé de l'argumentation. » Ils étaient obligés souvent d'y recourir pour captiver l'attention prompte à s'échapper. L'orateur athénien cité par La Fontaine connaissait le « pouvoir des fables. » Les orateurs sacrés du moyen âge en faisaient aussi la fréquente expérience. Plus d'un a confessé que son unique secret pour retenir la foule inattentive était de commencer un apologue. Aussitôt on se pressait aux pieds de la chaire pour en entendre la suite.

1.

2. Fable IV,

2

On fait maint bon par norreture,
Mais tout adès passe nature.

liv. VIII.

Aussi retrouve-t-on dans les sermonnaires de cette époque presque tout ce que le génie de l'apologue a enfanté et mis en circulation. Nous n'en avons que les textes latins, car on sait que les sermons, même ceux prononcés en français, étaient ordinairement rédigés en latin, et que la plupart ne nous sont parvenus que sous cette forme. Mais on devine sans peine la narration française sous la rédaction latine abrégée. Voici, par exemple, en quels termes la fable de la Laitière et du Pot au lait est rapportée dans un sermon de Jacques de Vitry: «Tels dissipateurs sont semblables, dit-il, à une bonne vieille qui, portant son lait au marché dans un vase de terre, se prit à songer comment elle pourrait s'enrichir. Comptant avoir de son lait au moins trois oboles, elle se dit que de ces trois oboles elle achèterait un poussin et l'élèverait. Ce poussin deviendrait une poule, qui pondrait des œufs. Des œufs de cette poule. elle en achèterait beaucoup d'autres. Elle les vendrait ensuite et achèterait un porc. Lorsqu'il serait engraissé, elle le vendrait à son tour et achèterait un poulain qu'elle élèverait jusqu'à ce qu'on pût monter dessus. Et elle commença à dire à part elle: Je monterai ce poulain pour le conduire au pâturage, et je lui crierai : Ho, ho! En songeant ainsi, elle remuait les pieds comme si elle eût des éperons aux talons, et elle frappait les mains de joie. Ces mouvements firent tomber le vase qui se brisa, et, le lait s'étant répandu par terre, il ne lui resta plus rien et elle se trouva plus pauvre que devant. 1»

1. Similes sunt (dissipatores isti) cuidam vetulæ quæ, dum in urceo terreo ad forum lac portaret, cœpit cogitare in via quomodo posset fieri dives. Attendens autem quod de suo lacte tres obolos habere posset, cœpit cogitare quod de illis tribus obolis emeret pullum gallinæ, et nutriret, ita quod fieret gallina, ex cujus ovis multos pullos acquireret. Quibus venditis, emeret porcum; quo nutrito et impinguato, venderet illum ut inde emeret pullum equinum, et tamdiu nutriret ipsum quod aptus esset ad equitandum. Et cœpit intra se dicere: « Equitabo equum illum et ducam ad pascua et dicam ei io, io!» Cum autem hæc cogitaret, cœpit movere pedes et, quasi calcaria in pedibus haberet, cœpit talos movere et præ gaudio manibus plaudere; ita quod motu pedum et plausu manuum urceum fregit, et, lacte in terra effuso, in manibus suis nihil invenit, et sicut prius pauper fuerat, ita

A travers le résumé du scribe, nous entrevoyons le développement pittoresque et animé que l'orateur avait donné au conte. La chute du pot au lait s'explique d'autant mieux que la laitière, chevauchant déjà son poulain en imagination, l'excite de la voix et des mains et le frappe du talon. Le tableau est vivement tracé et peut se comparer sans trop de désavantage au récit de La Fontaine.

L'emploi de l'apologue était habituel et comme journalier dans les mœurs de ce temps. Les chroniques nous montrent combien on y recourait complaisamment et avec bonhomie. Il fait alors partie, sinon de l'éloquence officielle, comme dans les temps barbares, au moins de la causerie familière. Lorsque la Chronique de Reims rapporte la visite de l'archevêque de Rouen, Odo Rigauld, au roi saint Louis et à la reine Marguerite de Provence qui venaient de perdre leur fils aîné, voici les paroles qu'elle prête à l'archevêque:

((

1

« Ainsi comme le roi menoit son deuil de son enfant qu'il avoit moult aimé, voilà l'archevêque Rigauld qui le vint voir et conforter. Il lui dit moult de bons mots de l'Écriture et de la patience de Job, et lui conta un exemple d'une mésange qui fut prise au jardin d'un paysan. Quand le paysan la tint, il lui dit qu'il la mangeroit. « Hé, dit la mésange, si tu me «< mangeois, tu ne serois guère repu de moi, car je suis une <«< petite chose; mais si tu me voulois laisser aller, je t'appren« drois trois sens qui te feroient grand profit, si tu les mettois << en pratique. Par ma foi, dit le paysan, je consens à te << rendre la liberté. » Il ouvrit la main et la mésange vola sur une branche et fut joyeuse à merveille de s'être échappée.

་་

postea pauperior fuit. (Sermones vulgares domini Jacobi Vitricensis, Tusculanensis episcopi, dans le mst. latin 17509 de la Bibliothèque nationale. Voyez la Chaire française au moyen âge, par A. Lecoy de la Marche. Paris, 1868, Didier et Cie.)

1. Le nom de cet archevêque s'est perpétué dans l'expression populaire : boire à tire-larigot. Il avait donné à sa cathédrale une cloche qui portait son nom et qu'on sonnait, qu'on tirait les jours de fête. Boire à tire-larigot, c'était boire comme en un jour de fête carillonnée.

« PreviousContinue »