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nival, chancelier de l'église d'Amiens, composa un Bestiaire d'amour pour exhorter les dames à aimer, par des exemples tirés du règne animal. Une réplique au Bestiaire de Richard eut pour but, au contraire, de les exhorter à être chastes. Les Bestiaires ne sont plus dès lors que de curieux et parfois spirituels badinages. Ils finissent et disparaissent avec le xme siècle.

IV.

LA FABLE PROPREMENT DITE. LES YSOPETS.

Nous venons de distinguer les divers règnes, pour ainsi dire, que présente la fable au moyen âge. Les romans de Renard et les Bestiaires forment des genres à part et qui sont particuliers à cette époque, ou du moins dont l'équivalent, qui a pu exister dans les âges antéhistoriques, ne nous est point. parvenu. D'un autre côté, avons-nous dit, la fable, telle qu'elle existait dans l'antiquité, telle qu'elle existera dans les temps modernes, persiste à travers toute cette période; elle continue, en langue vulgaire, la tradition gréco-latine; elle s'enrichit d'importations considérables de l'Orient. Cette fable, proprement dite, est expressément rattachée à sa principale. origine par le nom qui est communément donné aux recueils qu'on en compose. C'est sous l'invocation du vieil Ésope qu'ils sont placés on les appelle dans notre langue du XIe siècle des Ysopets.

1

Les manuscrits de nos bibliothèques contiennent un grand nombre de ces recueils. Les éléments dont ils sont composés sont très-divers; ils ont été fournis par Bidpaï ou par Ésope, par Phèdre, par Avianus ou par Romulus; il en est dont la source est inconnue, il en est enfin dont l'invention appartient. évidemment au moyen âge. Quelle que soit la provenance

1. Ysopet, petit Ésope. Les trouvères jouent volontiers sur ce mot et sur le nom de l'hysope, plante médicinale.

des matériaux qu'ils mettent en œuvre, les Ysopets ont presque tous la même forme les apologues sont en vers de huit syllabes à rimes plates; c'était le mètre généralement employé pour tout ce qui n'était pas chanson de geste, c'est-àdire poëme épique. La règle n'est pas toutefois sans exception. A mesure qu'ils se rapprochent de l'époque moderne, les trouvères essayent de nouveaux rhythmes. C'est ainsi que l'auteur d'un des Isopets publiés par M. Robert, et qui semble dater de la seconde moitié du xive siècle, emploie régulièrement les sixains ou les quatrains en rimes croisées.2

1

L'extrême localisation, la complète appropriation aux mœurs du temps que nous avons constatée dans les Romans de Renard, se remarque également dans les Ysopels. Ainsi, on y voit le bœuf qui assiste à la messe, le loup qui jeûne pendant le carême, le lion qui assemble son parlement, etc. Dans la fable du Chat et du vieux Rat, le chat, au lieu de faire le mort, au lieu de s'enfariner, dit aux souris qu'il est leur évêque et qu'il veut leur donner sa bénédiction. Mais les souris se dérobent sagement à cette faveur apostolique.

Les trouvères rattachent volontiers leur récit à un événement dont l'impression est toute récente. L'un d'eux, racontant l'aventure du Chêne et du Roseau, dira, par exemple : « Ce fut lors de la fameuse crue de la Seine en 1318, la

1. Fables inédites des XII, XIII, XIVe siècles, etc. 1825.

2. Voici, pour donner une idée de ce mètre, la première et la dernière strophe de l'épilogue du livre :

Cils qui ce roman fist
Moult de sa peine y mist,
De quoi il se repent:
Car les fols qui l'orront
Communement diront
Que il ne vault néant...

Dieu doinst benéiçon
Au clerc ou au clerçon
Qui lira ces escripts,

Se il dist pour mon pere,
Pour moi et pour ma mere:
Requies si eis!

nuit de la fête de saint Mathieu, lorsque le grand pont de pierre fut emporté et que l'église Saint-Pierre fut entièrement abattue par l'ouragan. » Il précise tout le lieu, l'époque, l'heure; l'aventure est arrivée ici près, au bord de telle rivière, dans telle circonstance fameuse qu'on se rappelle bien.

La moralité de la fable populaire du moyen âge mérite généralement moins de reproches que celle de la fable antique et même que celle de la fable moderne. Presque partout où la leçon morale qui ressort de l'apologue laisse à désirer, soit dans Ésope ou dans Phèdre, soit dans La Fontaine, on la trouve rectifiée dans les Ysopets. D'où vient cette sévérité et cette droiture plus grande? Il faut l'attribuer, selon nous, au régime scolastique par lequel la fable avait passé; elle sortait de l'étau où elle avait été momentanément emprisonnée et elle en sortait redressée, pour ainsi dire.

S'échappant de l'étroite prison, elle use largement de sa liberté nouvelle; elle s'étend, prend ses aises, babille et cause, ne craint pas les paraphrases ni les parenthèses. La digression, dans les Ysopets, est sans limites. A l'occasion de la fable ésopique du Serpent et de la Lime, l'auteur d'un de ces Ysopels se met à rapporter un événement judiciaire qui faisait du bruit au moment où il écrivait, et cela sans avoir besoin d'une autre transition que celle que lui fournissait l'instrument qui figure dans la fable. Il raconte que des écoliers de la Nation de Picardie, se trouvant dépourvus d'argent, avisèrent au moyen de s'en procurer. L'un d'eux se fait porter dans un coffre à Saint-Mathurin. Il y dérobe les châsses et les écrins. Mais il y oublie sa lime. Pendant qu'ils sont à se baigner et à se jouer aux étuves avec les profits de ce beau coup, l'official, averti du vol commis, envoie à la place Maubert un petit garçon avec la lime. Le garçon offre la lime à vendre pour trois sous parisis. Un serrurier la reconnaît pour l'avoir forgée et se moque du petit garçon : « Je l'ai faite pour deux sols parisis, dit-il; tu veux donc gagner à revendre? » L'official, aus

sitôt qu'on lui rapporte ces paroles, fait arrêter le serrurier, qui dénonce les écoliers pour qui il a fabriqué la lime. Ainsi les voleurs furent découverts et punis. L'aventure du serpent voulant ronger la lime a rappelé au fabuliste cette anecdote contemporaine, et il s'est mis à la conter tout au long, comme elle lui était venue.

Les auteurs des Ysopets sont généralement anonymes, comme la plupart des trouvères qui ont créé toute cette vaste littérature du moyen âge, dont une partie seulement est parvenue jusqu'à nous. Il est cependant un de ces auteurs dont la personnalité est un peu plus distincte, c'est Marie de France, qui devient par là le représentant de ce genre de poésie pendant cette période, et, par conséquent, réclame une attention spéciale.

MARIE DE FRANCE.

Marie ai nom, si suis de France,

dit cette femme auteur dans l'épilogue de son livre de fables. Un témoignage à peu près contemporain, celui de Jehan Dupain, dans l'Évangile des Femmes, précisant l'indication qu'elle a donnée elle-même, ajoute que Marie était de Compiègne. Elle vécut quelque temps à la cour d'Angleterre, sous le règne de Henri III; elle y composa des lais ou nouvelles rimées qui furent accueillis avec beaucoup de faveur dans cette cour où la langue française était encore la langue officielle et littéraire. Un poëte qui était également au service d'Henri III, Denys Piramus, le charmant auteur de Partenopeus de Blois, atteste le succès de son émule. « Comtes, barons et chevaliers, dit-il, l'aiment et l'ont chère à cause de ses écrits. Ses lais plaisent surtout aux dames, qui les écoutent avec plaisir. 1 »

1. On peut juger aujourd'hui encore que ce succès n'était pas immérité,

:

Marie était soucieuse de sa renommée. Elle ne veut pas qu'on lui dérobe l'honneur de ses compositions. A la suite du vers où elle a révélé son nom et sa patrie, elle dit : « Peutêtre bien que plusieurs clercs voudraient prendre et usurper mon labeur. Je ne veux pas qu'ils le puissent faire c'est un tort que de s'oublier soi-même. 1» Elle revient plus d'une fois sur cette pensée; au début d'un de ses lais, elle dit aussi : « Écoutez, seigneurs, ce que va vous conter Marie, qui, en son temps, ne s'oublie pas. On doit la louer de ce qu'elle fait parler d'elle en bien. » Les effusions de l'amour-propre d'auteur n'allaient pas plus loin à cette époque, et encore, dans ces termes mêmes, sont-elles fort rares, comme nous le disions tout à l'heure.

Marie quitta l'Angleterre, revint en France ou plutôt en Flandre, où elle mit en rimes françaises un recueil de fables. que le roi anglais Henri Ier, surnommé Beau clerc, avait traduites du latin de Romulus en anglo-saxon. Elle accomplit ce travail pour l'amour du comte Guillaume,

Pur amur le comte Willyaume,

Le plus vaillant de cest royaume.

L'auteur contemporain de la branche du Couronnement de Renard nous apprend que ce personnage est Guillaume de Dampierre II, comte de Flandre et marquis de Namur, qui, en 1251, fut tué par trahison dans un tournoi à Trasegnies. « Voilà pour quels motifs, dit ce trouvère en terminant l'éloge de ce prince, j'ai consacré mon prologue à la louange du comte Guillaume, à l'exemple de Marie qui traduisit pour lui les fables d'Ysopet. » Cela est décisif et coupe court à toutes les hypothèses.

puisque ces poèmes nous sont parvenus. Ils forment le premier volume des OEuvres de Marie de France, éditées par B. de Roquefort, en 1832.

1.

Puet bien estre ke clers plusur

Si prenroient sor eus mon labur;
Ne voil ke nus sor lui le die :

Cil œuvre mal qui sei oublie.

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