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La fable, ainsi renouvelée, jouit de la popularité la plus étendue. Tel surnom d'animal qu'elle met en vogue, Renard par exemple, remplace le nom générique (vulpis, goupil) qui était auparavant employé; tels autres, comme Ysengrin, Hersent, servent de qualificatifs injurieux dans le discours usuel. Les allusions aux aventures qu'elle raconte sont perpétuelles dans les documents de l'époque les plus graves aussi bien que les plus frivoles; on en parle comme si personne n'était censé les ignorer; on se contente de les rappeler d'un mot. « Il lui prit, dit un chroniqueur en parlant d'un duc de Normandie, fantaisie d'hurler et de crier comme il arriva un jour à Ysengrin, ce qui attira les ennemis sur sa trace. » On sait, par le témoignage de Gauthier de Coinsy, que les faits et gestes de Renard et d'Ysengrin fournissaient le sujet habituel des tapisseries et des peintures qui décoraient l'intérieur des maisons. On les représenta jusque dans les sculptures extérieures des églises, jusque sur les boiseries du chœur et des stalles des chapitres. Parfois, le motif de ces décorations a été singulièrement choisi par exemple, sur le principal portail de l'église de Brandebourg, on voit Renard, en habit de moine, qui prêche des oies.

Mais, de même que le souffle puissant qui créa l'épopée du moyen âge ne se soutint pas longtemps et qu'elle ne tarda pas à s'affaisser, à dégénérer, de même cette forme originale et quasi épique de la fable arriva de bonne heure à la période de décomposition et de décadence. Voici ce qui se passe alors :

Ou les conteurs rapprochent de plus en plus l'animal de l'homme, confondent absolument les deux natures et sortent ainsi du genre de la fable. Dès la deuxième époque des compositions françaises, cette tendance se fait jour. Dans les branches du cycle relativement récentes, comme la Mort de Renard, le Couronnement de Renard, surtout dans Renard le Nouvel, plus encore dans le Roman de Fauvel, qui est une contrefaçon des Romans de Renard, l'altération est manifeste : l'individualité de chaque animal, le caractère et les mœurs de son espèce

ont presque entièrement disparu pour ne laisser subsister que le type humain ou le type social dont il est la personnification, Ce ne sont plus guère que des satires dont les acteurs ont des noms d'animaux. On a alors une suite de romans qu'on peut comparer à ce que J.-J. Grandville a fait de notre temps dans ses Métamorphoses du jour, ses Proverbes illustrés, etc.

Ou bien la fragmentation s'opéra comme elle dut s'opérer dans l'antiquité pour produire l'apologue ésopique. Les épisodes des romans de Renard s'isolèrent et devinrent de simples apologues avec une moralité au commencement ou à la fin par exemple, on fera de l'épisode de Renard, feignant de vouloir se confesser et étranglant Tiercelin le corbeau, son confesseur, une fable à part, qui enseigne à se défier du prétendu repentir des pervers. Les épisodes puisés dans la tradition ésopique et qui n'avaient fait que s'agréger au cycle en se modifiant plus ou moins présentèrent, en s'isolant de nouveau, des variantes souvent singulières et fournirent des leçons inattendues. Telle est l'aventure du Bouc demandant l'hospitalité à Renard et, comme on le pense bien, se trouvant mal de la confiance qu'il lui accorde. Quand on fait de cet épisode une seconde fable à côté de l'ancienne fable du Renard et du Bouc, on en tire cet enseignement dont les Grecs ne s'étaient pas avisés : qu'il faut éviter les gens qui ont le poil roux et ne faire société qu'avec ceux que recommandent leur bonne réputation et la couleur de leurs cheveux. 1

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Nous avons dit qu'il faut distinguer trois principales familles de fables dans l'abondante production du moyen âge :

1.

Monet nos hæc fabula rufos evitare;

Quos color et fama notat, illis sociare.

Latin stories, edit. by Th. Wright, p. 168.

celles de la tradition gréco-latine, celles de l'Indo-Perse, et celles que créa ou développa le génie original du temps. On peut, en outre, signaler la veine parallèle des Bestiaires issus du Physiologus, ces traités de zoologie allégorique, cette histoire naturelle fantastique, où l'architecture, la sculpture et la peinture puisent la plupart de leurs emblèmes. Les versions françaises de ces traités apparaissent dès le xe siècle. La plus ancienne est celle de Philippe de Thann, qui fut composée vers 1121. Après lui vient un clerc normand nommé Guillaume, et, à la suite de ces deux versions rimées, une traduction en prose dont l'auteur est nommé Pierre. On ne verra peut-être pas sans intérêt quelque spécimen de ce genre, voisin de la fable, qui a disparu avec le moyen âge. Voici, par exemple, ce que Guillaume le Normand nous rapporte sur la turtre ou la tourterelle :

« Je vous dirai d'un autre oiseau qui est très-courtois et très-beau. Il est très-aimant et très-aimé. Son séjour est dans les rameaux des bois. C'est la tourterelle dont je veux parler. Ils s'assemblent, mâle et femelle, toujours deux à deux ensemble; et si, par aventure, la femelle perd son compagnon, jamais plus, en nulle saison, elle ne cessera de s'affliger. Elle attendra son retour. Elle ne voudra d'aucun autre, tant elle est constante et loyale. Quand on voit cet oiseau se maintenir si chastement toute sa vie, comment ne pas s'étonner que l'homme, que la femme violent si facilement leurs vœux? Il y a bien de ces parjures qui ne ressemblent pas à la tourterelle : époux ni épouse ne gardent leur foi; l'un vient à peine d'enterrer l'autre et a fait à peine deux repas, qu'il veut en avoir un autre dans ses bras. Ils devraient prendre exemple sur la tourterelle, qui toujours pense à son premier ami, toujours espère qu'il reviendra lui tenir compagnie, et mourra sans se soucier d'en prendre un second.1 »

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C'était ce modèle d'attachement inaltérable qu'invoquaient les prédicateurs lorsqu'ils voulaient affermir dans la foi conjugale les dames dont les époux étaient à la croisade. La réalité n'est, dans cet exemple, qu'embellie. L'imagination des auteurs des Bestiaires s'est donné souvent une plus large carrière. Reproduisons encore, mais cette fois d'après le prosateur Pierre, une de ces pages d'où la vérité est absente, mais non la poésie. Voici ce qu'il dit de la huppe :

« L'oiseau appelé huppe est de la grandeur du geai; son plumage est de plumes de diverses couleurs; il a au sommet de la tête une crête pareille à celle du paon. La huppe, quand elle a des œufs, les couve très-volontiers, et quand ses poussins sont éclos, elle les aime beaucoup et prend le plus grand soin d'eux, jusqu'à ce qu'ils soient capables de pourvoir eux-mêmes

Et mult aime et mult est amé.
Le plus sejorne en bois ramé.
C'est la turtre dunt nus parlons...
La femele al madle s'asemble,
Toz jorz dui et dui ensemble ;...
Et si, par aventure, perd
La femelle son compainnon,
Jamès plus, en nule saison,
N'est heure que ne s'en doille...
Toz jorz son pareil attendra...
Quant ceste maintient chastée
Et se garde tout son aée
En léalté vers son pareil,
D'home, de femme m'esmerveil
Qui chastée à Dieu promet

Et pois après son vou malmet.

Multi ad de la gent vilaine

Qui n'aiment pas d'amor certaine

Ainsi que fet la turturele

Qui ses amors ne renovele...

Quand l'un vient de l'autre enterrer,
Ainz que mangié ait deux repas,
Veult aultre avoir entre ses bras.

La turtre ne fait mie ainsi :

Toz jorz esgarde à son ami,

Toz jorz esgarde qu'il revienne
Et que compainie lui tienne.

à leurs besoins. Physiologus nous dit que les huppelots sont de telle nature que, lorsqu'ils voient leur père et leur mère vieillir, ils sont tout tristes. La huppe, avec l'àge, perd la vue et ne peut plus voler. Les jeunes, voyant leur père et leur mère en cet état, leur arrachent leurs vieilles plumes, les nourrissent sous leurs ailes, tant que de nouvelles plumes leur repoussent et que leurs yeux se renluminent comme devant. Alors le père et la mère rendent grâces à leurs oiselets pour le service qu'ils leur ont rendu, et les oiselets leur répondent : « Ainsi «< comme vous nous avez nourris dans notre enfance et avez pris grande peine pour nous, ainsi nous devons faire pour « vous en votre vieillesse. 1 »

Voilà le Physiologus ou le Bestiaire, dans sa simplicité et sa naïveté. L'observation exacte y trouve beaucoup à redire, mais le sentiment et l'intention morale sont excellents. Allez maintenant dans quelque vieille cathédrale, vous verrez très-probablement, au milieu de l'ornementation des ogives, petits oiseaux huppés couvant avec ardeur des oiseaux plus grands qu'eux et dépouillés de leurs plumes. C'est l'exemple du Physiologus interprété par le sculpteur, c'est une leçon de piété filiale que tout le monde comprenait au moyen âge.

Bientôt cette forme de l'apologue fut détournée de son but primitif, exclusivement théologique et moral. Richard de Four

1. Uns oiseaus est qui est apelés hupe. Si est de la grandor du geai et est de moult diverses plumes pintelés. Il porte une creste comme paons en som la teste. La hupe, quant ele a ses oes, les aime moult et keuve volentiers; et quant ses oes escloent ele aime moult ses pocins et les tient chièrement et soef tant que il soient grant et se sacent bien porchasier. Phisiologes nos dist que li hupelot sont de tele nature que, quant il voient lor pere et lor mere envieillir, il en sont tot tristes. Et nature de la hupe est tele qu'ele pert le voler et le voir por vieillesse. Et quant ii joene hupelot voient lor pere et lor mere si à meschief, ils esrachent les vieilles pennes de lor pere et de lor mere, si les norrissent sous lor ailes, tant que lor pennes soient creues et lor œil renluminé, et renovelé tot lor cor, qu'il poent bien voir et voler comme devant. Dont rendent li pere et li mere graces à lor oiselés qui tant bonnement les ont servis. Et li oiselet lor dient : « Si comme vous nous noristes d'enfance et meistes grant poine en nous, si vous devons nous servir en vostre vieillesse. »>

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