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croyait s'être enrichi à ses dépens, feignit un apologue et lui dit: « Un serpent trouva une bouteille pleine de vin, il y entra par le goulot et but avidement ce qu'elle contenait; de sorte que, gonflé par le vin, il ne pouvait plus sortir par où il était entré. Alors le maître du vin, étant arrivé tandis que le serpent cherchait à sortir sans pouvoir en venir à bout, lui dit : « Rends d'abord ce que tu as pris, et alors tu pourras sortir << librement. >> Cette fable mit dans une grande anxiété celui à qui elle était racontée et lui inspira en même temps beaucoup de haine, de sorte qu'il complota la mort de Théodebald.

a

Un peu plus tard, en 612, Thierry II, roi des Burgondes, ayant envahi à la tête d'une nombreuse armée le territoire de Théodebert, roi des Austrasiens, l'évêque de Mayence Léonise vint à la rencontre de Thierry victorieux, et lui dit : « Achève ce que tu as commencé et sache bien en voir la nécessité. Une fable rustique raconte qu'un loup, étant monté sur une montagne et ayant commencé à chasser, appela vers lui ses fils en leur disant : « Aussi loin que votre vue peut s'étendre de « tout côté, vous n'avez point d'amis si ce n'est quelques-uns << de votre race; achevez donc ce que vous avez commencé ! » Diéton, duc des Bavarois, échappé de la prison de l'empereur de Rome, d'après la chronique de Fromund, retient pour otage l'ambassadeur que lui envoie celui-ci, le traite honnêtement, mais dépêche un de ses serviteurs qui est chargé de raconter à l'empereur cet apologue: « Le cerf était entré dans une gorge sauvage où l'ours régnait et imposait sa domination à tous les animaux. Le cerf, se fiant sur la solidité de ses cornes et sur la rapidité de ses pieds, refuse de la reconnaître. L'ours dissimule son mécontentement. Le renard, pour lui faire la cour, blâme l'insubordination du cerf et se charge de l'amener à la commune obéissance. Il va donc trouver le cerf et finit, à force de beaux discours, par le con

1. Historia fundationis monasterii Tegernscensis in Bavaria, autore Fromundo qui seculo x floruit, cap. v. De Noricorum origine.

duire au palais de l'ours. L'ours se jette dessus, le blesse, le déchire. Cependant le cerf réussit à s'échapper et reconquiert par sa vitesse son ancienne liberté. Le but a été manqué. Le renard retourne vers le cerf et cherche à lui persuader de nouveau qu'il agit contrairement à la raison et à la justice: « Il suffit, répond l'autre, de l'expérience que j'ai faite; que « l'ours reste avec les siens je me tiendrai hors de portée de « ses griffes perfides! » Je suis ce cerf, ajouta Diéton : L'empereur n'aura désormais ni ma présence, ni mon tribut. >>

Pendant que l'apologue entrait ainsi, à titre d'image et de parabole, dans l'éloquence des temps barbares, les scribes continuaient à former des recueils qui répondaient aux besoins. nouveaux. Tel est le recueil grec attribué à saint Cyrille,1 apôtre des Slaves au ixe siècle, et qui paraît, en effet, dater à peu près de cette époque. Les apologues, empruntés pour la plupart au fonds antique, y sont accommodés aux nécessités de la prédication chrétienne. Telles sont encore les collections. variées de fables latines désignées sous le nom de Romulus, dont quelques textes remontent au xe siècle, à l'époque précisément des dernières copies de Phèdre, ce qui semble indiquer que la vogue de ces nouvelles collections fut cause de l'oubli et de l'abandon où tomba l'affranchi d'Auguste.

Quelques-unes de ces compilations sont bientôt versifiées à nouveau. Le plus remarquable de ces versificateurs est Ugobardus de Sulmone, qui mit le Romulus en vers élégiaques à l'occasion de peintures ou d'images faites par ses compatriotes. Le plus ancien manuscrit qui contienne les soixante fables de cet auteur est de la fin du xire siècle. La composition en est donc antérieure à cette époque. Le style en est symétrique,

1. Le titre de la version latine de saint Cyrille que l'on possède seule est Speculum sapientiæ beati Cyrilli, alias quadripartitus apologeticus

vocatus.

2. L'Anonymus vetus de Nevelet, le Galfridus ou Galfred de M. Robert. On a découvert un manuscrit portant le nom de cet auteur. Ses fables sont à la suite de celles de Phèdre, dans l'édition de Chr. Timoth. Dressler; Budissa, in libraria Welleriana, 1838.

sentencieux, rude et énergique. On y sent je ne sais quel esprit de fière indépendance, l'âpre saveur républicaine, pour ainsi dire, des municipes italiens. Il suffira de citer la réponse du loup, lorsque le chien lui propose de partager à la fois sa servitude et son abondance.

« Le loup réplique en ces termes : « Il n'est pas de besoin << si pressant qui puisse me décider à me faire esclave, par << amour de mon ventre. Le libre mendiant est plus riche que <<< le plus riche serf: le serf n'a rien à lui, ni soi-même, ni ce « qu'il possède; l'homme libre s'appartient. La liberté, le plus << doux des biens, donne à tous les autres biens leur saveur. « Nul mets, s'il n'est assaisonné par elle, ne me goûte. La « liberté est la nourriture de l'âme et la vraie volupté. Quand « on l'a, on a la souveraine opulence. Je ne veux point vendre << mon libre arbitre pour un gain honteux. Celui qui vend ce "trésor-là tombe dans l'indigence. »

Il a des mots qui font songer à Dante. Ainsi, il termine son apologue du Cerf réfugié chez les bœufs (dans La Fontaine. l'œil du maître) par ce distique bien différent des deux charmants vers de La Fontaine : « A chacun son lot en ce monde : celui de l'exilé est de ne s'appartenir pas, celui du maître est de veiller, celui des serviteurs est de dormir, celui de l'homme pieux est de vouloir secourir son prochain.">>

1.

Reddit verba lupus: Non mihi est copia tanti,
Ut fieri servus ventris amore velim.

Ditior est liber mendicus divite servo;

Servus habet nec se, nec sua; liber habet.
Libertas, prædulce bonum, bona cætera condit.
Qua nisi conditur, nil sapit esca mihi.
Libertas animi cibus est et vera voluptas;
Qua qui dives erit, ditior esse nequit.
Nolo velle meum pro turpi vendere lucro:
Has qui vendit opes, hoc agit ut sit inops.

Voyez aussi t. II, p. 149 et 150.

2.

Exsulis est non esse suum, vigilare potentis,
Stertere servorum, velle juvare pii.

Ces accents fiers ou mélancoliques sont très-remarquables, surtout se faisant entendre au XIe siècle ou au xe. Ils sont tout nouveaux dans l'apologue.

Les fabulistes latins se succèdent pendant le moyen âge. Leur lignée ininterrompue va directement rejoindre celle des humanistes de la Renaissance. Au nom d'Ugobardus, on peut ajouter les noms d'Alexandre Neckam, Baldo, Odo de Cerington, Adolphus, dont MM. Th. Wright et Ed. du Méril ont publié d'importants fragments. Ces écrivains traduisent soit en distiques, soit en vers léonins, soit en quatrains monorimes, soit enfin en prose barbare, le fonds d'apologues transmis par l'antiquité. Ils remanient ces anciens apologues et ils en inventent de nouveaux, qui s'adaptent au nouvel ordre social, ou qui expriment mieux que les anciens les idées régnantes. Voici un spécimen de ces derniers : « Une buse a déposé son œuf dans le nid d'un autour. Un busard sort de cet œuf couvé, en même temps que des autres œufs sortent de petits autours. Ceux-ci, naturellement nobles, poussent leurs ordures hors du nid, tandis que le busard le salit vilainement. L'autour s'en aperçoit et demande : « Qui est-ce qui salit ainsi «<le nid? » Les petits autours montrent leur compagnon. L'autour le jette à bas du nid, disant : « Je t'ai fait sortir de « l'œuf, je n'ai pu te faire sortir de ta nature; de ovo te eduxi, « de natura non potui. »

Ce qui domine dans ces productions de la longue décadence gréco-latine, c'est l'esprit lourdement didactique et scolastique. Le titre commun qui leur convient est celui-ci qu'elles portent fréquemment: Esopus moralisatus cum bono commento. Ces inventions légères de la sagesse antique ont revêtu la pesante armure de l'école. Les quelques fables versifiées par Ugobardus de Sulmone ne paraissent au jour qu'avec un avis sur les causes matérielle, formelle, efficiente

1

1. In principio hujus operis attenduntur quatuor: causa materialis, formalis, efficiens et finalis. Causa efficiens est duplex, scilicet inveniens

et finale du recueil. Le poëte intervient comme partie de « la cause efficiente » à titre de « cause compilante. » Si l'ancien compatriote d'Ugobardus, l'élégant auteur des Métamorphoses, Ovide, avait lu cet avis bizarre, quel n'eût pas été son étonnement!

Cette tendance scolastique et didactique s'accuse plus fortement encore, s'il est possible, dans une déviation singulière de l'apologue que présente la même période. Le besoin du symbolisme et de l'allégorie enfante le Physiologus, où toutes les traditions fabuleuses recueillies par Pline et les anciens naturalistes servent à exprimer un sens moral ou mystique. Ces sortes d'ouvrages remontent très-haut dans la décadence grecque et latine. Il y en a un qui a été attribué à saint Épiphane; un autre, entaché d'hérésie, fut mis faussement sous le nom de saint Ambroise. Les versions latines abondent dès le vir et le x siècle. A la naissance de l'architecture gothique, ils fournissent la plupart des motifs de la décoration des églises et des monuments. Les orateurs, les prédicateurs y puisent leurs exemples. Ces allégories n'ont pas moins de popularité que l'apologue proprement dit. Elles en restent distinctes toutefois. Elles ne contiennent pas une scène dramatique comme la fable, mais seulement une description. De plus, la prépondérance de l'imagination et de l'invention sur l'observation y est telle, qu'elles dénaturent souvent l'animal et ne laissent subsister que des êtres sans réalité et purement fantastiques. Nous allons, du reste, les retrouver bientôt dans notre littérature française.

et compilans. Inveniens fuerunt Sulmonenses pingentes istas historias. Causa compilans: Ugobardus Sulmonensis qui ipse compilavit metra.

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