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dans les couvents du mont Athos. «Il y a dans ce couvent, écrivait M. Minas à M. Villemain, deux bibliothèques, une petite et une grande. La première contient des manuscrits tout à fait abandonnés et jetés pêle-mêle, la plupart pourris par l'humidité et les ordures des animaux... Je travaillai quinze jours dans cette bibliothèque, accompagné d'un diacre nommé Gabriel, et je feuilletai tous les manuscrits en les nettoyant autant qu'il m'était possible... Il y avait un plancher qui occupait, en forme de divan, la moitié du sol de la bibliothèque. Les planches de dessus étaient mouvantes, le devant ouvert, le dessous plein de poussière et d'ordures d'animaux. Je me fourrai sous ce plancher, malgré la résistance des moines, qui me disaient qu'il n'y avait rien et que je me salirais inutilement. Cependant j'en tirai quinze manuscrits et entre autres celui qui contenait les fables de Babrius. » Ces fables si heureusement recouvrées furent aussitôt éditées en France et en Allemagne. Depuis lors, on en a découvert et publié d'autres.

Babrius était doué (on en peut juger par cet ample fragment de son œuvre) d'un remarquable talent poétique. Il emploie un rhythme très-bien approprié à ce genre de composition et qui lui donne la vivacité et la liberté qu'il comporte, c'est le trimètre choliambique. Écrivain lettré, ayant beaucoup pratiqué Sophocle et Ménandre, il sait s'en tenir pourtant au fonds populaire de son sujet. C'est le La Fontaine de la Grèce. Sa fable réalise bien l'idée qu'on pouvait se former de la fable grecque, œuvre poétique. Une précision élégante, une parfaite convenance de l'expression, une grâce naturelle et parfois un peu embellie, tels en sont les incontestables mérites. Il est facile de faire apprécier le travail accompli par ce poëte en montrant comment il retouche et transforme les données qu'il avait reçues de ses prédécesseurs. Il y avait, par exemple, une ancienne fable ésopique conçue à peu près dans ces termes : « Un homme avait une ânesse, un ânon et un pourceau. Aux deux premiers il ne donnait à manger que de

la paille, tandis que le dernier était nourri d'orge. « Mère, dit « l'ânon à l'ânesse, regarde cet insensé! A nous qui travaillons, « il ne donne que de la paille, et le pourceau, qui ne fait rien, « est nourri d'orge. Mon fils, répondit l'ànesse, le temps << viendra où tu verras la chute du pourceau; car ce n'est pas « pour son bien qu'on le nourrit ainsi, mais pour son mal«heur. » En effet, à l'approche de la fête, le pourceau fut pris et égorgé.'»>

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Comparez à cette fable la fable de Babrius. « Un jeune taureau, libre et sans joug dans la campagne, disait au bœuf qui travaillait et traînait la charrue : « Malheureux ! quelles << fatigues tu as! » Le bœuf se taisait et achevait son sillon. Cependant, comme les laboureurs avaient à sacrifier aux dieux, ils ôtèrent le joug au vieux boeuf et le laissèrent paître en liberté, puis ils prirent le jeune taureau, dont la tête était encore pure du joug, et lui liant les cornes avec des joncs, ils le menèrent à l'autel. Le bœuf alors lui dit en élevant la voix : « Voilà donc pourquoi on te laissait sans travailler. << Jeune, tu péris avant moi qui suis vieux; tu vas être immolé, << et ton cou sentira la hache, s'il n'a pas senti le joug. »

Citons encore une fable de Babrius, traduite par M. SaintMarc Girardin: « Un berger voulant ramener ses chèvres à l'étable et les mettre à la crèche, il y en avait qui venaient moins vite que les autres; et comme l'une d'entre d'elles, la plus lente à obéir, continuait à brouter sur le coteau escarpé le doux feuillage de l'osier et du lentisque, le berger lui lança de loin une pierre et lui brisa une corne. Alors il se prit à prier la chèvre: «Ma petite chevrette, ma compagne d'escla« vage, je t'en conjure par le dieu Pan qui veille sur ces pâtu«rages, ne va pas, ma chevrette, me dénoncer au maître. « C'est bien malgré moi que je t'ai atteinte avec cette pierre. ((- Comment cacher ce qui est visible? répondit la chèvre. « J'aurai beau me taire, ma corne parlera. >>

1. Histoire de la fable ésopique, par M. Ed. du Méril, p. 26.

Les vers de Babrius appellent inévitablement le souvenir de Théocrite. Voilà bien l'apologue littéraire tel qu'il fleurit chez les derniers Grecs. Babrius, quoique son œuvre ait failli complétement disparaître, n'avait pas été méconnu de ses contemporains. Il donna lui-même une seconde édition de son recueil. Il eut des imitateurs. Plus tard, ses élégants apologues furent réduits en informes quatrains, qui firent oublier les récits originaux et continuèrent d'être attribués à Gabrias, altération probable du nom de Babrius.

Mentionnons encore le rhéteur Aphtonius qui, au

siècle de l'ère chrétienne, fit des amplifications sur les sujets des fables ésopiques.

Durant tout le Bas-Empire, la Grèce ne cessa de produire des fabulistes; mais il n'en est rien resté qui n'appartienne à la plus profonde décadence.

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Les Latins empruntèrent aux Grecs l'apologue, sans y introduire rien qui fût propre à le rajeunir ni à le renouveler profondément. Sans parler de quelques jolies fables répandues dans les œuvres des poëtes, notamment de l'aventure du Rat de ville et du Rat des champs si spirituellement racontée par Horace, la littérature latine a son unique fabuliste dans Phèdre. Si l'œuvre de Babrius est ressuscitée d'hier, l'œuvre de Phèdre a été bien longtemps aussi à revoir le jour. Un savant prélat italien du xve siècle, Nicolas Perotti, en fit le premier un extrait qui resta manuscrit. Pierre Pithou, en 1596, la fit imprimer pour la première fois d'après un manuscrit qui remonte au xe siècle. Non-seulement on possède ce manuscrit, mais on en connaît un ou deux autres dont la date n'est pas moins reculée. Il est donc impossible de supposer, comme l'ont fait quelques savants enclins au paradoxe, que le recueil attribué à Phèdre fut l'ouvrage d'habiles latinistes de la Renaissance.

Il semble que la destinée ait condamné tous les représentants de ce genre poétique à être presque insaisissables dans leur personnalité et dans leur biographie. On n'a sur Phèdre, qui florissait pourtant au plus beau siècle littéraire de Rome, que des renseignements très-vagues. Il était Thrace ou plutôt Macédonien, in monte Pierio natus. Il était affranchi d'Auguste. Il vécut à la fin du règne de cet empereur et pendant celui de Tibère. On voit dans ses prologues que ses fables, où l'on crut apercevoir des allusions satiriques, lui attirèrent des persécutions et qu'il eut Séjan pour accusateur. Il paraît que Séjan, qui voulait épouser Livia, la veuve de Drusus, fils de Tibère, crut dirigés contre lui l'apologue du soleil et des grenouilles, Ranæ ad solem, et celui du geai voulant se mêler aux paons, Graculus superbus et Pavo. Phèdre fut jeté en prison et n'en sortit qu'à la chute de Séjan. On a peine à se figurer aujourd'hui ce qu'il pouvait y avoir de séditieux dans ces apologues simplement traduits d'Ésope. Mais of sait avec quelle subtilité l'esprit public écrasé par la tyrannie cherche et trouve l'occasion de secrètes vengeances; avec quelle inquiétude aussi un pouvoir tyrannique croit découvrir partout des intentions hostiles. On peut juger précisément, par l'apparente innocuité des fables de Phèdre, de la terreur qui régnait à Rome sous Tibère. Échappé à ce danger, Phèdre vécut, du reste, jusqu'à un àge avancé, ainsi qu'on peut le conjecturer de la fable du chien vieilli dont les dents ne peuvent plus retenir l'oreille du sanglier, fable qui termine son recueil et qu'il s'applique à lui-même.

L'examen du recueil de Phèdre soulève de nombreuses difficultés, telles que, pour les résoudre, M. E. du Méril conjecture que Phèdre a écrit en grec, et que les véritables auteurs des textes latins que nous possédons sont les écoliers romains de diverses époques, auxquels on faisait faire des traductions et des imitations de ces fables. La conjecture est trop hardie: malgré les bigarrures qu'on y remarque, il y a un génie personnel dans le style de cet auteur. On doit se

borner à expliquer ces bigarrures par son origine barbare, par les sources variées qu'il exploita, et aussi par l'époque tardive des leçons qui nous en restent. Les manuscrits peu nombreux qui nous ont conservé ces fables étant assignés au xe siècle, songez qu'il s'est écoulé près d'un millier d'années entre cette transcription et la date où fut composée l'œuvre originale.

La fable telle qu'elle se résume dans Phèdre présente bien le caractère romain, malgré l'origine étrangère de l'auteur. Elle est à l'extrême opposé de la fable naïve et spontanée : c'est l'exercice d'un bel esprit sentencieux. Il a la concision cherchée et le tour épigrammatique. Tandis que le Grec Babrius vise surtout à plaire, Phèdre vise surtout à instruire. L'affranchi d'Auguste n'a pas l'élégance et la distinction patricienne de Térence, du protégé des Lelius et des Scipion; mais le fabuliste appartient bien pourtant à la même littérature que le poëte comique, et La Fontaine a parfaitement senti et exprimé, dans la préface de ses fables, le rapport qu'il y a entre Phèdre et Térence.

On peut citer encore comme représentant l'apologue latin Dositheus Magister, qui, sous Adrien, traduisit en prose latine les fables de Babrius; Julius Titianus, qui vécut un siècle après, et Flavius Avianus, qui, du temps de Théodose, mit un certain nombre des fables de Babrius en vers élégiaques, mais sans conserver la grâce ni la poésie de son modèle.

V

FABLE DES TEMPS BARBARES. UGOBARDUS

DE

SULMONE.

L'apologue survécut à la ruine de l'empire romain. On en fit un usage fréquent pendant les siècles barbares, et un usage plus pratique en quelque sorte; c'est-à-dire qu'il est moins une production littéraire et qu'il se mêle davantage à la vie des hommes et aux événements de l'histoire. Le roi Théodebald, raconte Grégoire de Tours, étant irrité contre un homme qu'il

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