Page images
PDF
EPUB

n'est qu'un fragment d'un ouvrage antérieur, qui, au lieu de cinq parties, en contenait treize, et qu'on vient, dit-on, de retrouver; mais cet ouvrage original n'est pas lui-même d'une antiquité bien haute. L'Hitopadesa n'est qu'un remaniement et une imitation des trois premiers livres du Pantcha-Tantra, et d'un autre ouvrage jusqu'ici inconnu.1

Cette forme relativement récente, sous laquelle les grands recueils de fables indiennes nous sont parvenus, explique ce qui, à côté des caractères d'ancienneté qu'on y peut signaler, s'y découvre de sophistiqué et d'artificiel. L'enchevêtrement des apologues a fini par devenir à la longue un agencement ingénieusement factice, qui a fait des fables du PantchaTantra et de l'Hitopadesa, insérées, emboîtées l'une dans l'autre, ces sortes de grappes interminables que l'on sait. Ce qu'il y avait de touffu dans la création primitive s'est en quelque sorte fixé et régularisé, comme la complication de la société hindoue s'est immobilisée et s'est faite classification. C'est encore le désordre et c'est en même temps l'excès de l'ordre l'un, en se perpétuant, en se pétrifiant, est devenu l'autre.

Voici maintenant le grand chemin par lequel la fable indienne est descendue jusqu'à nous. Le Pantcha-Tantra fut traduit du sanscrit dans le pelhvi ou persan du vre siècle. Cette première version est perdue. Sous la domination arabe, vers 767 de notre ère, on fit sur le texte pelhvi une traduction intitulée Calila et Dimna. L'original indien était, d'après le traducteur, l'œuvre d'un sage du nom de Bidpaï, Pilpaï ou Bidbaï. Calila et Dimna sont les noms de deux chacals qui figurent dans le premier récit. Quant à Bidpaï, il appartient très-probablement à la fiction et non à l'histoire le traducteur arabe, au début de son livre, fait un récit, qui a tout l'air d'un conte, sur ce

1. L'Hitopadesa ou Instruction utile, recueil d'apologues et de contes, traduit du sanscrit, par M. Ed. Lancereau. Paris, chez P. Jannet, libraire, 1855, in-16.

sage brahmane, prisonnier, puis ministre d'un monarque indien appelé Dabschelim. Retraduit, au XIe siècle, de l'arabe en nouvelle langue persane, le Livre de Calila et Dimna eut des versions dans toutes les langues d'Orient. Il pénétra de bonne heure en Europe, notamment par l'Espagne, par les Arabes et les Juifs de Cordoue.

La tradition arabe donna au sage Bidpaï un compagnon non moins problématique que lui le sage Lokman,1 dans lequel quelques érudits ont prétendu distinguer le Balaam de la Bible; d'autres, plus près peut-être de la vérité, ont prétendu reconnaître l'Ésope phrygien. A mesure que les recherches ont pris un caractère plus scientifique, le sage Lokman, qui ne représente rien de bien distinct, s'est à peu près évanoui, tandis que Bidpaï reste comme une appellation utile servant à désigner la fable orientale.

Depuis la conquête des Indes par les Européens et les études modernes sur les littératures de l'extrême Orient, les monuments primitifs, le Pantcha-Tantra, l'Hitopadesa, nous sont parvenus directement; ils ont été plusieurs fois traduits dans les principales langues européennes. D'après les textes sanscrits, l'auteur du Pantcha-Tantra se nommerait Vishoucarman.

Chaque livre a un titre général : le premier, la Brouille des amis; le deuxième, Acquisition des amis; le troisième, la Guerre des corbeaux et des hiboux; le quatrième, la Perte de ce qu'on a acquis; le cinquième, le Danger des actions irréfléchies.

En même temps qu'on remontait à la source du fleuve dont les eaux nous étaient arrivées par de longs détours, on en explorait des ramifications inconnues. C'est ainsi qu'un certain nombre de fables d'origine indienne, mais qui présentent quelques variantes caractéristiques, ont été retrouvées dans les compilations chinoises. M. Stanislas Julien en

1. Fables de Lokman, surnommé le Sage. traduites de l'arabe par M. Marcel, Paris, .803, in-18.

a publié un recueil sous le titre d'Avadanas.1 Veut-on connaître comment la fable de la Chauve-Souris, qui se dit tantôt quadrupède, tantôt oiseau, a été comprise par les rédacteurs chinois? Voici la fable traduite par M. Julien :

«Un jour que le phénix célébrait sa naissance, les oiseaux vinrent lui faire la cour et le féliciter. La chauve-souris seule ne vint pas. Le phénix lui en fit des reproches et lui dit : « Vous faites partie de mes sujets, pourquoi vous montrez« vous si fière? - J'ai quatre pieds, répondit la chauve-souris, << et j'appartiens à la classe des quadrupèdes. A quoi bon vous << féliciter? »

« Un autre jour, comme le Ki-lin célébrait aussi l'anniversaire de sa naissance, la chauve-souris s'absenta encore. Le Ki-lin la réprimanda à son tour. « J'ai des ailes, dit la «< chauve-souris, et j'appartiens à la classe des oiseaux. Pour« quoi vous aurais-je félicité? »>

« Le Ki-lin raconta à l'assemblée des quadrupèdes la conduite de la chauve-souris. Ils se dirent en gémissant : « Dans << le monde, il y a aujourd'hui beaucoup de gens au cœur sec «<et froid, qui ressemblent à cette méchante bête; ils ne sont ni << oiseaux ni quadrupèdes, et, en vérité, on ne sait qu'en faire. »> C'est, comme on voit, non plus la ruse d'un pauvre animal qui se dit tantôt oiseau, tantôt quadrupède, pour sauver sa vie, que blâme le fabuliste indo-chinois, c'est sa misanthropie, son insubordination, son indépendance de caractère. On ne peut rien faire d'un être pareil, qui prétexte sa nature équivoque pour ne rendre hommage à aucun prince. Les sages gémissent d'une telle perversité: s'il n'avait pas le cœur sec et froid, il devrait profiter au contraire de cette nature équivoque pour saluer et féliciter les deux princes tour à tour. La Chine exagérait encore l'esprit de vénération et de soumission, et aussi l'esprit de prévoyance et de prudence que l'Inde lui avait transmis.

1. Avadanas, contes et apologues indiens. Paris, B. Duprat, 1859.

[ocr errors][merged small][merged small]

Nous avons dit que la fable indienne est certainement trèsantique par sa conception, mais que la forme sous laquelle elle nous est parvenue est relativement moderne. C'est tout le contraire pour la fable hébraïque. La fable, telle qu'elle nous apparaît dans les livres des Hébreux, est certainement éloignée de son origine. Elle n'y a plus de valeur par elle-même, elle n'y existe plus comme production naïve de l'esprit. Elle vaut uniquement par la fin à laquelle on l'emploie, par le relief qu'elle donne à la pensée. Elle est devenue un moyen oratoire; on en use, dans le discours, pour faire pénétrer plus vivement la vérité dans les âmes. Ceci nous ramène évidemment à une époque où la fable est née depuis longtemps. Mais, d'autre part, la rédaction des apologues que nous offre la Bible remonte à une haute antiquité. La fable des Arbres qui se choisissent un roi, que récite Joathan au neuvième chapitre des Juges, celle de la Brebis du pauvre, que Nathan adresse à David au douzième chapitre du livre II des Rois, sont les plus anciens apologues connus dans leur forme actuelle. Par l'esprit qui les anime, ces apologues forment, avec la fable indienne et surtout avec la fable chinoise, le contraste le plus frappant. Voici le premier :

Joathan, se tenant debout, cria et dit: Écoutez-moi, hommes de Sichem, si vous voulez que Dieu vous écoute!

« Les arbres s'assemblèrent un jour pour se donner un roi

et ils dirent à l'olivier Régnez sur nous.

« L'olivier leur répondit : Puis-je abandonner mon suc et mon huile, dont les dieux et les hommes se servent, pour aller m'établir au-dessus des arbres?

« Les arbres dirent ensuite au figuier : Venez régner sur

nous.

« Le figuier leur répondit: Puis-je abandonner la douceur de mon suc et l'excellence de mes fruits, pour aller m'établir au-dessus des autres arbres?

« Les arbres s'adressèrent ensuite à la vigne et lui dirent : Venez prendre le commandement sur nous.

«La vigne leur répondit: Puis-je abandonner mon vin, qui est la joie de Dieu dans les sacrifices et des hommes dans les festins, pour aller m'établir au-dessus des autres arbres? <«< Enfin, tous les arbres dirent au buisson Venez, et vous serez notre roi.

« Le buisson leur répondit : Puisque vous m'établissez véritablement pour votre roi, venez et reposez-vous sous mon ombre si vous ne le vouliez plus, que le feu sorte du buisson et qu'il dévore jusqu'aux cèdres du Liban! >>

:

Voici le second de ces apologues. David vient de faire périr Urie dans un combat, afin de posséder sa femme Bethsabée.

« Alors le Seigneur envoya Nathan vers David, et Nathan, étant venu le trouver, lui dit : « Il y avait deux hommes dans « une ville, dont l'un était riche et l'autre était pauvre. Le << riche avait un grand nombre de brebis et de bœufs. Le « pauvre n'avait rien du tout qu'une petite brebis qu'il avait « achetée et nourrie, qui avait grandi parmi ses enfants, en << mangeant de son pain, buvant de sa coupe et dormant en << son sein; et il la chérissait comme sa fille.

་་

« Un étranger étant venu voir le riche, celui-ci ne voulut << point toucher à ses brebis ni à ses bœufs pour lui faire fes« tin; mais il prit la brebis de ce pauvre homme et la << donna à manger à son hôte. »>

<< David entra dans une grande indignation contre le riche et dit à Nathan : « Vive le Seigneur! celui qui a fait cette «<action est digne de mort. Il rendra la brebis au quadruple « pour en avoir usé de la sorte et pour n'avoir pas épargné « le pauvre. »

<<< Alors Nathan dit à David : « C'est vous qui êtes cet << homme! >>

« PreviousContinue »