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II.

FABLE OU PARABOLE HÉBRAÏQUE.

Nous avons dit que la fable indienne est certainement trèsantique par sa conception, mais que la forme sous laquelle elle nous est parvenue est relativement moderne. C'est tout le contraire pour la fable hébraïque. La fable, telle qu'elle nous apparaît dans les livres des Hébreux, est certainement éloignée de son origine. Elle n'y a plus de valeur par elle-même, elle n'y existe plus comme production naïve de l'esprit. Elle vaut uniquement par la fin à laquelle on l'emploie, par le relief qu'elle donne à la pensée. Elle est devenue un moyen oratoire; on en use, dans le discours, pour faire pénétrer plus vivement la vérité dans les âmes. Ceci nous ramène évidemment à une époque où la fable est née depuis longtemps. Mais, d'autre part, la rédaction des apologues que nous offre la Bible remonte à une haute antiquité. La fable des Arbres qui se choisissent un roi, que récite Joathan au neuvième chapitre des Juges, celle de la Brebis du pauvre, que Nathan adresse à David au douzième chapitre du livre II des Rois, sont les plus anciens apologues connus dans leur forme actuelle. Par l'esprit qui les anime, ces apologues forment, avec la fable indienne et surtout avec la fable chinoise, le contraste le plus frappant. Voici le premier :

«Joathan, se tenant debout, cria et dit : Écoutez-moi, hommes de Sichem, si vous voulez que Dieu vous écoute!

« Les arbres s'assemblèrent un jour pour se donner un roi et ils dirent à l'olivier Régnez sur nous.

« L'olivier leur répondit: Puis-je abandonner mon suc et mon huile, dont les dieux et les hommes se servent, pour aller m'établir au-dessus des arbres?

« Les arbres dirent ensuite au figuier Venez régner sur

nous.

« Le figuier leur répondit: Puis-je abandonner la douceur de mon suc et l'excellence de mes fruits, pour aller m'établir au-dessus des autres arbres?

« Les arbres s'adressèrent ensuite à la vigne et lui dirent : Venez prendre le commandement sur nous.

« La vigne leur répondit: Puis-je abandonner mon vin, qui est la joie de Dieu dans les sacrifices et des hommes dans les festins, pour aller m'établir au-dessus des autres arbres?

<< Enfin, tous les arbres dirent au buisson : Venez, et vous serez notre roi.

«Le buisson leur répondit: Puisque vous m'établissez véritablement pour votre roi, venez et reposez-vous sous mon ombre si vous ne le vouliez plus, que le feu sorte du buisson et qu'il dévore jusqu'aux cèdres du Liban! »

:

Voici le second de ces apologues. David vient de faire périr Urie dans un combat, afin de posséder sa femme Bethsabée.

« Alors le Seigneur envoya Nathan vers David, et Nathan, étant venu le trouver, lui dit : « Il y avait deux hommes dans « une ville, dont l'un était riche et l'autre était pauvre. Le << riche avait un grand nombre de brebis et de bœufs. Le << pauvre n'avait rien du tout qu'une petite brebis qu'il avait «< achetée et nourrie, qui avait grandi parmi ses enfants, en « mangeant de son pain, buvant de sa coupe et dormant en <«< son sein; et il la chérissait comme sa fille.

« Un étranger étant venu voir le riche, celui-ci ne voulut << point toucher à ses brebis ni à ses bœufs pour lui faire fes« tin; mais il prit la brebis de ce pauvre homme et la <«< donna à manger à son hôte. >>

<< David entra dans une grande indignation contre le riche et dit à Nathan : « Vive le Seigneur! celui qui a fait cette « action est digne de mort. Il rendra la brebis au quadruple << pour en avoir usé de la sorte et pour n'avoir pas épargné « le pauvre. »

<< Alors Nathan dit à David : « C'est vous qui êtes cet

<< homme! >>

Autant la fable du Ki-lin respire le servilisme asiatique, autant ces apologues hébreux sont armés en guerre contre le pouvoir et contiennent l'expression retentissante d'une libre et fière parole. L'une appartient à un monde tout différent du nôtre; nous trouvons dans les autres un esprit qui a eu sa part dans notre civilisation.

C'était là, sans contredit, faire un éloquent usage de l'apologue. Mais ces morceaux oratoires ne nous donnent aucune idée de ce qu'avait pu être la fable des animaux comme travail spécial de l'observation et de l'imagination chez les Hébreux. C'est une œuvre à part, et qui mérite un nom distinct, que la parabole hébraïque elle doit son caractère particulier au caractère même des livres qui nous l'ont conservée. On en peut seulement conclure que l'apologue était depuis longtemps familier à un peuple dont les orateurs savaient l'employer de la sorte. Faut-il aller plus loin et affirmer avec le rabbin Julius Landsberger que la fable est d'origine juive? Non, sans doute : la fable n'appartient à aucun peuple en particulier, mais à tous les peuples.

III. FABLE GRECQUE.

Au-dessous de la fable indienne par la conception, mais bien antérieure à elle par l'expression, au-dessous de la fable hébraïque par l'expression, mais offrant une conception bien plus indépendante, nous apparaît la fable grecque. Elle n'a plus, au moment où elle nous apparaît, les caractères des époques primitives; elle offre ceux d'une époque déjà cultivée. Elle a subi déjà une mise en œuvre littéraire, mise en œuvre toute différente de celle que l'Inde nous a montrée. Au lieu de ce travail de classification artificielle, d'emboîtement ingénieux et puéril, la Grèce fragmente l'épopée des animaux, isole les épisodes et fait servir chacun d'eux à un enseignement

direct et exprès. L'apologue grec devient le vêtement exact, étroit et élégant, d'un conseil pratique ou d'une vérité morale. Le génie esthétique de cette grande race exerça dans ce genre de composition ses qualités particulières, y fit prévaloir la concision, la simplicité, la netteté, la justesse, et nous donna la fable classique, celle qui est demeurée le type de la fable. D'où venait cette fable dont la Grèce fit son bien et son œuvre? En laquelle des contrées comprises sous ce nom pritelle naissance? Quel en fut l'auteur ou quels en furent les auteurs? Ce sont là des questions que le temps a enveloppées de voiles épais. La fable venait, sans contredit, de l'Orient, avec l'humanité elle-même. L'Asie Mineure avait été sa dernière étape avant d'entrer dans la région hellénique. La fable grecque trahit le plus souvent cette provenance immédiate par ses noms propres, sa faune, sa géographie; certains détails du culte et des mœurs qu'on y trouve désignent aussi l'Asie Mineure; les fabulistes grecs attribuent, du reste, expressément en plus d'un endroit l'origine de l'apologue aux Syriens.

ÉSOPE.

Au premier tiers du vr siècle avant l'ère chrétienne, il y eut à Samos, dont les relations avec la Phrygie étaient très-nombreuses, un esclave phrygien, du nom d'Esope, qui s'acquit une renommée par l'emploi ingénieux et l'application opportune de ces sortes d'anecdotes, qu'il avait apportées de son pays. Le témoignage d'Hérodote, relativement à l'existence et à la condition de ce personnage, doit faire autorité. Sa biographie, telle qu'elle nous est parvenue, est mêlée à tant de fables, qu'il est impossible d'y faire la part de la vérité. L'Ésope qu'elle nous montre est tantôt un homme intelligent et fin, tantôt un mage, un thaumaturge, un aventurier de cour, un Cagliostro de ces anciens temps. Certainement, deux

éléments tout à fait distincts, et qui ont pris naissance à des dates bien éloignées l'une de l'autre, ont servi à composer cette biographie. La première, plus vraisemblable, semble avoir été écrite à une époque ancienne par un Grec de l'Asie Mineure. La seconde, qui contient les aventures d'Ésope chez le roi de Babylone et chez Nectanébo, rappelle le PseudoCallisthène, d'où est sortie l'histoire fabuleuse d'Alexandre le Grand si répandue au moyen âge. M. Otto Keller1 croit que, dans cette seconde partie, Ésope a été confondu avec le contradicteur ironique de Salomon, le fameux Marcolf, dont l'origine est syrienne.

L'Ésope dont l'image s'est transmise à travers les siècles est donc tout à fait légendaire. On le fait vivre deux cents ans, on le fait contemporain de Crésus et de Nectanébo, qui vivait cent quatre-vingts ans après Crésus. On a chargé sa biographie des événements les plus contradictoires comme les plus bizarres. Il n'est plus qu'un mythe, une personnification de l'apologue. Il est même à croire que la difformité physique que la tradition lui a prêtée en contraste avec son intelligence et sa malice ne fait qu'exprimer symboliquement l'apparente puérilité, l'apparente scurrilité, si l'on veut, de l'apologue et son sens profond. Tous ses précurseurs et ses imitateurs se confondirent en lui. Toute fable lui fut attribuée, même celles qui avaient été mises en œuvre avant lui par des poëtes célèbres comme Hésiode et Archiloque. Pour mieux dire, on lui attribua l'invention de la fable ou tout au moins son introduction en Grèce. Déjà, dans Platon, dans Aristophane, ce nom d'Ésope sert de passe-port naturel à tout apologue, quelle qu'en soit l'origine. Il a dès lors le sens générique que lui donneront Phèdre disant In cothurnis prodit Esopus novus, et le moyen âge appelant Ysopet (petit Ésope) tout recueil de fables quelconques.

1. Untersuchungen uber die Geschichte der griechischen fabel, Leipzig,

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