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hostiles, qui existaient entre l'homme et les animaux et aussi entre les mille espèces du monde bestial. Des épisodes plus ou moins dramatiques de la guerre éternelle qui déchire l'univers vivant se transmirent de bouche en bouche. Les traits de caractère de tous ces personnages plus ou moins fidèlement observés se condensèrent, formèrent des types. Un nom significatif s'attacha souvent à ces types et remplaça peu à peu le nom générique. Chez les peuples favorablement disposés à l'ironie et à la gaieté, l'élément comique se dégagea de ce pêle-mêle. Pour expliquer les actions de ces personnages, pour les mêler à des récits dramatisés, il fallut interpréter leur pensée, traduire leur langage. Le résultat de ce travail naïf de l'esprit revêtit, lorsque les circonstances furent propices, une expression littéraire, ou se perdit en simples sentences, en images du discours.

La fable, qui sortit de ce travail, n'eut pas indispensablement une conclusion morale. Elle fut d'abord le produit accumulé de l'observation poétique des faits réels. Elle fut l'histoire naturelle à son début, comme l'épopée est le commencement de l'histoire politique. Elle peignit le mal comme le bien; elle présenta tels qu'ils sont les trompeurs et les dupes, les bourreaux et les victimes. Toutefois elle dut de bonne heure revêtir une couleur didactique, car il y avait un penchant naturel à tirer de toutes ces observations sur les mœurs et la vie des bêtes des leçons de prudence, de prévoyance, de sagesse pratique pour les hommes. L'enseignement qui en ressortit fut d'abord le savoir-faire plutôt que la vertu. Peu à peu, sans doute, on s'efforça de faire prévaloir le bien sur le mal; mais il faut constater que ceci n'est pas de l'essence primitive de la fable, et que les spectacles de la vie animale pas plus que ceux de la vie humaine n'ont nécessairement le dénoûment immédiat le plus conforme aux voeux de la morale, le plus satisfaisant pour la conscience.

Plus tardivement encore dut se faire jour l'esprit satirique, qu'on a présenté souvent comme le premier inspirateur de la

fable. La fable, a-t-on dit, a été inventée par les esclaves pour se venger de leurs maîtres, par les petits pour faire entendre aux grands la vérité qu'ils n'osaient leur déclarer ouvertement. C'est l'explication de Phèdre qui a eu un si grand succès dans toutes les rhétoriques:

Servitus obnoxia,

Quia quæ volebat, non audebat dicere,
Affectus proprios in fabellas transtulit...

Il y eut des circonstances, certainement, où l'apologue fut employé à cette fin; mais ce n'est point là la cause originelle, créatrice; c'est une application, un usage, un fait secondaire. On ne voit, en effet, dans aucune des grandes séries de fables qui nous ont été conservées, que cette intention satirique soit dominante.

La fable commença, selon toute vraisemblance, par recevoir d'assez larges développements, par former des récits. étendus et compliqués. C'est la marche ordinaire de l'esprit humain de débuter par la prolixité, par l'ampleur de la narration. La concision, l'unité et la sobriété du récit ne sont que des qualités de la deuxième ou de la troisième heure. Ces qualités ne s'introduisirent notamment dans la fable que lorsque la naïveté diminua et que la préoccupation didactique prévalut. On veut alors, en tête ou à la fin de chaque apologue, placer une maxime, une sentence instructive ou morale dont il n'est plus que la démonstration. Par suite l'épopée des animaux se fragmente en une multitude de petits récits qui s'isolent et qui servent à la démonstration qu'on se propose. Comme il n'est guère d'action qui ne puisse s'envisager de plus d'un côté, tel trait de la légende bestiale se répète parfois à peu près identiquement, mais pour fournir une conclusion différente. Dans la fable fragmentée de la sorte, on reconnaît aisément quelques traces de l'unité primitive; ainsi, l'identité de certains caractères, de certains personnages qui jouent, à travers ces mille petits actes divers, le même rôle: preuve de

l'unité de ce rôle à l'origine et de la formation contemporaine et simultanée de la pièce entière.

Née avec l'homme ou du moins avec le premier exercice de son intelligence et de son imagination, la fable persista donc à travers les siècles, changeant de mode et d'aspect, ici demeurant en longues et complexes narrations, là se morcelant, s'émiettant à l'infini; ici restant dans les idées générales et les faits universels, là se nationalisant et se localisant davantage; ici enfin se maintenant dans le domaine de l'observation spontanée, de l'observation pour elle-même, là cherchée et trouvée dans une intention préconçue, s'imprégnant de tendances mystiques ou d'amertume satirique. Mais, à travers toutes ces variations, deux caractères continuent à la distinguer, deux conditions à la définir.

La première de ces conditions essentielles, le premier de ces caractères, c'est que la fable, quand elle peint des animaux, doit conserver le corps animal, l'être animal, la physionomie et les mœurs propres à chaque espèce. Si elle en fait des êtres purement chimériques ou symboliques, comme il arrive, par exemple, aux auteurs du Physiologus et des Bestiaires du moyen âge; si elle place des têtes d'animaux sur des corps humains, comme certains satiriques modernes, elle se dénature, elle cesse d'être la fable.

Le second de ces caractères, c'est qu'elle doue les animaux d'une raison qu'ils n'ont pas, c'est qu'elle leur attribue la connaissance de l'homme, les mêmes misères, les mêmes passions, et la faculté de pouvoir exprimer leurs réflexions et leurs idées, non-seulement entre eux, mais encore vis-à-vis de l'homme. Sans cette seconde condition, la fable, qui se borne à l'observation de la simple réalité, rentre dans l'histoire naturelle.

Ainsi, laisser les animaux tels qu'ils sont et les rapprocher de la nature humaine, tels sont les deux éléments contradictoires que la fable doit concilier, tel est le double signe auquel on la peut reconnaître partout où elle apparaît.

La leçon morale n'ayant pas été, comme nous l'avons dit, la cause première et l'unique objet de la fable, il ne saurait être question de tout sacrifier à ce but, ainsi que Lessing le voudrait. Le point essentiel pour ce genre d'ouvrage n'est pas la brièveté et la concision; les développements du récit, qui mettent les faits sous nos yeux, bien loin d'être interdits, ont leur raison d'être légitime, pourvu qu'ils soient conformes aux lois générales de l'art. L'essentiel, c'est que l'apologue, court ou étendu, simple ou orné, soit tel qu'il puisse s'emparer énergiquement des esprits et s'imprimer d'une façon durable dans notre mémoire.

Produit naturel de l'esprit humain, la fable s'est manifestée dans tous les temps et dans tous les pays qui ont une histoire. Nous allons dérouler ce vaste panneau, l'une des pages les plus curieuses et les plus intéressantes de la littérature universelle.

LA FABLE DANS L'ANTIQUITE.

I.

FABLE INDIENNE.

La fable indienne, entre toutes celles qui nous sont parvenues, offre les marques de la formation la plus ancienne. Étendue et prolixe dans ses récits, multiple et se répandant en une infinité d'épisodes, mais assez suivie dans ses conceptions et présentant toujours un certain ensemble, elle a l'aspect touffu, pour ainsi dire, d'une création rapprochée de son origine. La familiarité entre l'homme et l'animal, leur consanguinité en quelque sorte y est étroite, complète. Ils vivent fraternellement il y a échange de services : le brahmane compatissant porte l'écrevisse ou le crocodile jusqu'au bord du fleuve, dans un pli de son manteau, et il est payé de son office charitable par les bons services de l'une, par l'ingratitude de l'autre. L'infériorité est le plus ordinairement du côté de l'espèce humaine. Enfin, les leçons qui ressortent de la fable indienne sont généralement toutes pratiques leçons de prudence, de résignation, de ruse même, et non d'une morale plus haute.

Mais si la création est antique, l'expression qui nous en reste est relativement moderne. La plus ancienne rédaction qu'on en connaisse, le Pantcha-Tantra ou les Cinq Chapitres, ne remonte pas au delà des premiers siècles de notre ère. Ce

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