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Vous voyez que nos aïeux n'ignoraient pas le prix de la vraie liberté, de la franchise, et la jugeaient préférable au bienêtre, aux jouissances, à la servitude tranquille et bien repue.

On ne peut s'empêcher de faire une remarque sur les vers du vieil Ysopet. Le trouvère oublie totalement qu'il fait parler un loup, et exprime ses propres sentiments. Cela est évident : comment l'animal carnassier s'aviserait-il de parler de prose ou de rime, non plus que de l'or de toute la Frise et de l'Allemagne? Or La Fontaine s'est rencontré avec le trouvère dans le seul vers de sa fable qui ait été critiqué :

Et ne voudrois pas même à ce prix un trésor.

« Que ferait un loup d'un trésor? » a-t-on dit avec quelque apparence de raison. Le rapprochement est assez curieux, quoiqu'on n'en puisse assurément tirer de conséquence d'aucune sorte.

FABLE VI. La Génisse, la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion. Phædr., I, 5.

On s'est beaucoup récrié sur cette étrange association et sur «<le cerf pris dans les lacs de la chèvre. » La Fontaine a emprunté le tout à Phèdre. Il n'a fait que traduire notamment le fameux mot de l'allocution léonine : nominor quoniam leo. Dans le vaste espace de temps intermédiaire entre les deux fabulistes, ces chasseurs associés avaient cependant varié beaucoup et souvent avaient été choisis avec plus de vraisemblance: loups, buffles et autres bêtes sauvages et carnassières remplaçaient la brebis, la chèvre et la génisse.

Voici la traduction d'une fable latine du moyen âge :

« Le lion, le loup et le renard avaient formé une association pour la chasse. Le renard prit une oie, le loup un mouton gras, le lion un bœuf maigre. Vint le moment de se partager la proie. Le loup dit : « Que chacun ait ce qu'il a pris: le lion le bœuf, le << renard l'oie, et moi le mouton! » Le lion courroucé leva une patte et d'un coup de griffe arracha toute la peau de la tête du loup. Puis, se tournant vers le renard, il lui commanda de dire son avis. Le renard : « Sire, dit-il, veuillez manger d'abord du « mouton gras autant que vous voudrez, parce qu'il a la chair

« tendre; ensuite de l'oie autant qu'il vous sera agréable, et enfin <«< du bœuf avec modération, car il doit être dur. Ce qui restera, << daignez nous le donner, à nous qui sommes vos sujets. — Voilà " qui est bien parler, reprit le lion. Qui t'a enseigné à partager si « sagement? » Le renard, montrant la tête écorchée du loup : «Sire, c'est le chapeau rouge dont vous avez coiffé mon com« pagnon. 1»>

Ici le lion ne s'adjuge pas lui-même la part à laquelle il prétend; il se la fait offrir, et se fait même donner d'excellents motifs de l'accepter, comme si l'on pouvait craindre qu'il la refusât. L'idée est bien préférable; et la dernière réplique du renard termine vivement le vieil apologue.

FABLE VII. La Besace. Phædr., IV, 10.

FABLE VIII. L'Hirondelle et les petits Oiseaux. Ugobardi Sulmonensis fab. 20; Esop., 327, 290.

Dans le Comte Lucanor, exemple VI, l'hirondelle, voyant qu'on ne l'écoute pas, ne se borne pas à s'éloigner. Elle va trouver le maître du champ, entre en pourparlers avec lui et conclut un traité de paix pour elle et toutes ses sœurs. « Depuis lors, ce traité subsiste. Les hirondelles vivent sous le toit des hommes, dans une entière sécurité, tandis que l'on ne cesse de tendre des piéges aux autres oiseaux qui n'ont pas voulu s'en garantir.»

FABLE IX. Le Rat des villes et le Rat des champs. Horat., lib. II, sat. vi, v. 80; Ugobardi Sulmonensis, 12;

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Æsop., 121.

La Fontaine semble n'avoir pas essayé de lutter avec le piquant récit d'Horace :

Olim

Rusticus urbanum murem mus paupere fertur

Accepisse cavo, veterem vetus hospes amicum. .

1. Latin stories, edited by Thomas Wright, London, 1842, page 54. 2. V. Le Comte Lucanor, de don Juan Manuel, traduit par A. de Puibusque, 1864.

1

Il s'est borné à tracer une vive esquisse. Le moyen âge, qui n'avait pas de ces déférences, a presque égalé le poëte latin. J'ai, dans un autre ouvrage, 1 montré que l'auteur de Renard le contrefait, au XIVe siècle, a su faire après Horace une fable charmante, et du reste si différente, qu'on peut douter qu'il eût la fable latine sous les yeux.

Il faut citer encore, au premier rang des versions de cet apologue, le Rat de Montferrat et le Rat de Guadalaxara, par Jean Ruiz, archiprêtre de Hita. Cet apologue espagnol a été récemment reproduit et traduit par M. Eugène Baret. 2

FABLE X. Le Loup et l'Agneau. Phæd., I, 1; — Ugobardi Sulmonensis, 2; Æsop., 101.

Une des fables du monde le plus souvent racontées. On la trouve dans Ésope, dans Babrius, dans Phèdre, dans Romulus. Elle ne manque à aucun des recueils des bas siècles ou du moyen âge; elle est dans Ugobardus de Sulmone, dans Alexander Neckam, dans Odo de Cerington, etc.

La version rhythmique d'Ugobardus a attiré l'attention de M. Philarète Chasles, qui en a fait ressortir, dans un article inséré au Journal des Débats le 22 février 1863, la rigueur symétrique, la régularité sententieuse, et aussi l'énergie. Il l'a traduite à peu près comme il suit :

DU LOUP ET DE L'AGNEAU.

Voici le loup, voici l'agneau. L'un a soif, l'autre a soif. Tous deux vont étancher leur soif au même ruisseau, sur des points différents, le loup plus haut, l'agneau plus bas. L'agneau tremble en entendant le loup : « Tu troubles ma boisson et la beauté de ces eaux. » L'agneau nie les deux faits et donne de bonnes raisons : « Je ne t'ai pas nui; je n'ai point nui à la pureté de l'eau, car l'eau s'écoule de mon côté et ne pourrait remonter

1. Origines littéraires de la France, par Louis Moland. Librairie Didier et Cie, 1862.

2. Les Troubadours et leur influence... Librairie Didier et Cie, 1867, page 444.

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jusqu'à toi; elle est toute limpide encore. » Le loup reprend d'une voix tonnante: « Tu me menaces, je crois! - Je ne menace pas, » répond l'agneau. Et le loup : « Je te dis que tu me menaces! Ton père n'en a pas fait moins, il y a de cela six mois. Tu fais comme ton père; eh bien, paye pour lui! Mais je n'ai pas vécu six mois! s'écrie l'agneau. Je crois que tu raisonnes, scélérat! » interrompt le brigand. Et il le mange. Ainsi l'innocence est victime du crime, celui-ci trouve toujours des prétextes valables. Dans toutes les cités règnent de ces loups.

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1

« C'est dur et acerbe, dit le critique, plein de vindicte contenue. »>

La fable de Neckam n'est guère moins énergique. 2 On sentait vivement la vérité de cet apologue à ces époques où la violence et le droit du plus fort se donnaient plus librement carrière qu'aux époques civilisées. Aussi y eut-il alors de très-nombreuses variantes de cet apologue. En voici une qui jouit d'une grande vogue et qui est très-caractéristique du temps :

Un loup gravement malade fait vœu de s'abstenir dorénavant de chair, s'il guérit. Revenu à la santé, il rencontre un agneau. « Salut, dit-il, mon beau saumon! Je ne suis pas un saumon, mais un agneau, mon seigneur, » répond l'agneau, et il ajoute

1. Voici le texte latin, d'après l'édition de Christianus Timotheus Dressler:

DE LUPO ET AGNO.

Est lupus, est agnus. Sitit hic, sitit ille. Fluentum
Limite non uno quærit uterque siti.

In summo bibit amne lupus; bibit agnus in imo.
Hunc timor impugnat, verba movente lupo :
Rupisti potumque mihi rivique decorem! »
Agnus utrumque negat, se ratione tuens :
Nec tibi, nec rivo nocui; nam prona supinum
Nescit iter, nec adhuc unda nitore caret. »

Sic iterum tonat ore lupus: Mihi damna minaris!
Non minor, agnus ait. Cui lupus : « Immo facis!
Fecit idem pater ante tuus, sex mensibus actis.

Quum bene patrisses, crimine patris obi!»
Agnus ad hæc : « Tanto non vixi tempore. » Prædo

Sic tonat: «An loqueris, furcifer? » Huncque vorat.
Sic nocet innocuo nocuus, causamque nocendi
Invenit. Hi regnant qualibet urbe lupi.

2. V. Poésies inédites du moyen âge, publiées par M. E. du Méril, librairie Franck, 1854, page 184.

avec un sourire craintif : « Non, vraiment, ceux de ma race ne sont pas des nageurs habiles. » Le loup le regarde obliquement : « Que dis-tu ? tu parais à mes yeux un vrai saumon, et c'est comme tel que je te prends. » Et il le dévore.

M. Philarète Chasles compare à la rudesse, à la vivacité ardente et presque menaçante d'Ugobardus, la résignation timide que trahissent nos Ysopets. « On y voit, dit-il, les pauvres manants à genoux devant les plus forts.

Un leu et un aignel
Buvoient au ruissel

Qui descendoit du mont.

Le leu vit l'aignelet

Qui li sembla tendret,

Il le désira mont (moult, beaucoup).

« Un loup et un agneau buvaient au ruisseau qui descenduit du mont. Le loup vit le petit agneau qui lui sembla bien tendre: aussi en eut-il grande envie.

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Qui li sembla « tendret » ne me paraît pas un méchant mot. Le reste n'est pas mauvais non plus. Le pauvre agneau se défend comme il peut, absolument de la même manière que chez La Fontaine :

Le loup dit

assez outrage?

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Autrefois, il y a neuf mois passés, m'as-tu
Cela ne peut être, répondit l'agneau, j'étais

encore à naître, comme ma mère me l'a dit!

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« L'humilité de l'agneau s'est conservée intacte chez La Fon

taine. Hélas! pauvre agneau!

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