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FABLE XVII.

LE CHIEN QUI LACHE SA PROIE

POUR L'OMBRE.

Chacun se trompe ici-bas :
On voit courir après l'ombre
Tant de fous qu'on n'en sait pas,
La plupart du temps, le nombre.
Au chien dont parle Ésope il faut les renvoyer.

Ce chien, voyant sa proie en l'eau représentée,
La quitta pour l'image, et pensa se noyer:
La rivière devint tout d'un coup agitée;

A toute peine il regagna les bords,

Et n'eut ni l'ombre ni le corps.

FABLE XVIII.

LE CHARTIER EMBOURBÉ.

Le Phaéton d'une voiture à foin

Vit son char embourbé. Le pauvre homme étoit loin
De tout humain secours : c'étoit à la campagne,
Près d'un certain canton de la Basse-Bretagne
Appelé Quimper-Corentin.

On sait assez que le Destin

Adresse là les gens quand il veut qu'on enrage.
Dieu nous préserve du voyage!1

Pour venir au chartier embourbé dans ces lieux,
Le voilà qui déteste et jure de son mieux,
Pestant, en sa fureur extrême,

Tantôt contre les trous, puis contre ses chevaux,
Contre son char, contre lui-même.

Il invoque à la fin le dieu dont les travaux
Sont si célèbres dans le monde :

Hercule, lui dit-il, aide-moi; si ton dos
A porté la machine ronde,

Ton bras peut me tirer d'ici.

1. La Basse-Bretagne était alors un lieu d'exil.

2. On a dit à tort que La Fontaine avait écrit chartier au lieu de charretier, par licence poétique. C'était l'usage de son temps de l'écrire de la première manière, et on ne le trouve pas écrit autrement dans le dictionnaire de Nicot, en 1606. Le dictionnaire de l'Académie française, en 1696, dit qu'on peut l'écrire des deux manières indifféremment. Aujourd'hui on n'a plus le choix, et l'on doit toujours écrire de la dernière manière. (W.)

Sa prière étant faite, il entend dans la nue
Une voix qui lui parle ainsi :

Hercule veut qu'on se remue;

Puis il aide les gens. Regarde d'où provient
L'achoppement qui te retient;

Ote d'autour de chaque roue

Ce malheureux mortier, cette maudite boue
Qui jusqu'à l'essieu les enduit;

Prends ton pic, et me romps ce caillou qui te nuit;
Comble-moi cette ornière. As-tu fait? Oui, dit l'homme.
Or bien je vas t'aider, dit la voix; prends ton fouet.
Je l'ai pris... Qu'est ceci? mon char marche à souhait!
Hercule en soit loué! Lors la voix: Tu vois comme
Tes chevaux aisément se sont tirés de là.

Aide-toi, le ciel t'aidera.

FABLE XIX.

LE CHARLATAN.

Le monde n'a jamais manqué de charlatans :
Cette science, de tout temps,

Fut en professeurs très-fertile.

Tantôt l'un en théâtre affronte l'Achéron,
Et l'autre affiche par la ville
Qu'il est un passe-Cicéron.

Un des derniers se vantoit d'être
En éloquence si grand maître,
Qu'il rendroit disert un badaud,

Un manant, un rustre, un lourdaud;

Oui, messieurs, un lourdaud, un animal, un âne :
Que l'on m'amène un âne, un âne renforcé,
Je le rendrai maître passé,

Et veux qu'il porte la soutane.

Le prince sut la chose; il manda le rhéteur.
J'ai, dit-il, en mon écurie1

Un fort beau roussin d'Arcadie;

J'en voudrois faire un orateur.

Sire, vous pouvez tout, reprit d'abord notre homme.
On lui donna certaine somme.

1. VAR. La réimpression de 1692, avec la date de 1678, porte dans mon écurie.

Il devoit au bout de dix ans

Mettre son âne sur les bancs;1

Sinon il consentoit d'être en place publique
Guindé la hart au col, étranglé court et net,
Ayant au dos sa rhétorique,

Et les oreilles d'un baudet.

Quelqu'un des courtisans lui dit qu'à la potence
Il vouloit l'aller voir, et que, pour un pendu,
Il auroit bonne grâce et beaucoup de prestance :
Surtout qu'il se souvînt de faire à l'assistance
Un discours où son art fùt au long étendu;
Un discours pathétique, et dont le formulaire
Servit à certains Cicérons

Vulgairement nommés larrons.
L'autre reprit Avant l'affaire,

Le roi, l'âne, ou moi, nous mourrons.

Il avoit raison. C'est folie

De compter sur dix ans de vie.

Soyons bien buvants, bien mangeants,

Nous devons à la mort de trois l'un en dix ans.

1. C'est-à-dire lui faire soutenir sa thèse pour la licence. (G.) 2. La hart, la corde.

3

3. La Fontaine a répété cette idée dans la comédie de Ragotin :

Et je voudrois bien voir la grâce qu'il aura
Au bois patibulaire, alors qu'on le pendra.

Ragotin, acte V, sc. xi.

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