FABLE VIII. LE VIEILLARD ET L'ANE. Un vieillard sur son âne aperçut en passant Se vautrant, grattant, et frottant, Pourquoi? répondit le paillard; Me fera-t-on porter double bât, double charge? Notre ennemi, c'est notre maître : 1. « On ne cesse de s'étonner, dit Chamfort, de trouver un pareil vers dans La Fontaine, et il ne paraît pas cependant qu'on le lui ait reproché sous Louis XIV. » C'est que le propos qu'il renferme est sans application dans nos mœurs : c'est celui d'un esclave à qui, ami ou ennemi, tout devient à peu près indifférent, si son sort est de gémir toujours sous une dure servitude; et telle est la misérable condition de l'âne, qu'en tout état de choses Martin-Bâton doit être son principal seigneur et maître. (S.) FABLE IX. LE CERF SE VOYANT DANS L'EAU. Dans le cristal d'une fontaine Et ne pouvoit qu'avecque peine Dont il voyoit l'objet1 se perdre dans les eaux. Tout en parlant de la sorte, Un limier le fait partir. Il tâche à se garantir; Dans les forêts il s'emporte : Son bois, dommageable ornement, Nuit à l'office que lui rendent Ses pieds, de qui ses jours dépendent. Il se dédit alors, et maudit les présents Que le ciel lui fait tous les ans. 3 1. L'image projetée devant lui: objectus. C'est un latinisme. 2. On appelle limier le chien avec lequel le veneur quête et détourne la bête pour la lancer. 3. Les présents que le ciel lui fait tous les ans. Le bois du cerf tombe et se renouvelle chaque année. Nous faisons cas du beau, nous méprisons l'utile; Et le beau souvent nous détruit. Ce cerf blâme ses pieds qui le rendent agile; FABLE X. LE LIÈVRE ET LA TORTUE. Rien ne sert de courir; il faut partir à point :1 Gageons, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point Ma commère, il vous faut purger Ni de quel juge l'on convint. Notre lièvre n'avoit que quatre pas à faire; J'entends de ceux qu'il fait lorsque, prêt d'être atteint, Il s'éloigne des chiens, les renvoie aux calendes, 3 Et leur fait arpenter les landes. 2 1. Proverbe qui se lit déjà dans Rabelais : « Et me disoit maistre Tubal, qui feut le premier de sa licence Paris, que ce n'est tout l'advantaige de courir bientost, mais bien de partir de bonne heure. » (Liv. 1, chap. XXI.) 2. Voyez page 240, note 4. 3. Aux calendes grecques. C'étaient les Romains, et non les Grecs, qui avaient des calendes dans leur calendrier, et cette expression les calendes grecques, pour signifier un terme ou un temps indéfini, quoique empruntée à la langue de l'érudition, est devenue populaire. (W.) Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter, D'où vient le vent, il laisse la tortue Aller son train de sénateur. Elle part, elle s'évertue; Elle se hâte avec lenteur.2 Lui cependant méprise une telle victoire, Qu'à la gageure. A la fin, quand il vit Moi l'emporter! et que seroit-ce 1. Expression prise de l'habitude du lièvre, qui, par instinct, s'arrête souvent et se dresse pour écouter d'où vient le vent, c'est-à-dire d'où vient le bruit, afin de mettre en défaut ses ennemis. (A.-M.) 2. Application heureuse du mot connu d'Auguste: Festina lente, consacré encore une fois par un précepte de Boileau : « Hâte-toi lentement. » |