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FABLE XV.

LE CERF ET LA VIGNE.

Un cerf, à la faveur d'une vigne fort haute,
Et telle qu'on en voit en de certains climats,
S'étant mis à couvert et sauvé du trépas,

Les veneurs, pour ce coup, croyoient leurs chiens en faute.
Ils les rappellent donc. Le cerf, hors de danger,

Broute sa bienfaitrice: ingratitude extrême!
On l'entend; on retourne, on le fait déloger:
Il vient mourir en ce lieu même,

J'ai mérité, dit-il, ce juste châtiment :
Profitez-en, ingrats. Il tombe en ce moment.
La meute en fait curée: il lui fut inutile
De pleurer aux veneurs à sa mort arrivés.

Vraie image de ceux qui profanent l'asile
Qui les a conservés.

FABLE XVI.

LE SERPENT ET LA LIME.

On conte qu'un serpent, voisin d'un horloger
(C'étoit pour l'horloger un mauvais voisinage),
Entra dans sa boutique, et, cherchant à manger,
N'y rencontra pour tout potage

Qu'une lime d'acier qu'il se mit à ronger.
Cette lime lui dit, sans se mettre en colère :
Pauvre ignorant! et que prétends-tu faire?
Tu te prends à plus dur que toi,
Petit serpent à tête folle :
Plutôt que d'emporter de moi
Seulement le quart d'une obole,
Tu te romprois toutes les dents.
Je ne crains que celles du temps.

Ceci s'adresse à vous, esprits du dernier ordre,
Qui, n'étant bons à rien, cherchez sur tout à mordre :
Vous vous tourmentez vainement.

Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages
Sur tant de beaux ouvrages?

Ils sont pour vous d'airain, d'acier, de diamant.

FABLE XVII.

LE LIÈVRE ET LA PERDRIX.

Il ne se faut jamais moquer des misérables:
Car qui peut s'assurer d'être toujours heureux ?
Le sage Ésope dans ses fables

Nous en donne un exemple ou deux.
Celui qu'en ces vers je propose,

Et les siens, ce sont même chose.

Le lièvre et la perdrix, concitoyens d'un champ,
Vivoient dans un état, ce semble, assez tranquille,
Quand une meute s'approchant

Oblige le premier à chercher un asile :

Il s'enfuit dans son fort, met les chiens en défaut,
Sans même en excepter Brifaut. 1

Enfin il se trahit lui-même

Par les esprits sortant de son corps échauffé.
Miraut, sur leur odeur ayant philosophé,

Conclut que c'est son lièvre, et d'une ardeur extrême
Il le pousse; et Rustaut, qui n'a jamais menti,

2

Dit que le lièvre est reparti.

Le pauvre malheureux vient mourir à son gîte.

1. Bon surnom de chien, puisqu'il signifie le glouton. Nous avons encore le verbe briffer, qui veut dire manger avec voracité. Rabelais a employé souvent ce mot comme terme injurieux.

2. VAR. Il y a Tayaut dans les deux premières éditions. Depuis, La Fontaine a substitué Rustaut, qui signifie campagnard, rustique.

La perdrix le raille et lui dit :

Tu te vantois d'être si vite !

Qu'as-tu fait de tes pieds? Au moment qu'elle rit, Son tour vient; on la trouve. Elle croit que ses ailes La sauront garantir à toute extrémité;

Mais la pauvrette avoit compté

Sans l'autour aux serres cruelles.

FABLE XVIII.

L'AIGLE ET LE HIBOU.

L'aigle et le chat-huant leurs querelles cessèrent,
Et firent tant qu'ils s'embrassèrent.

L'un jura foi de roi, l'autre foi de hibou,

1

Qu'ils ne se goberoient leurs petits peu ni prou.
Connoissez-vous les miens? dit l'oiseau de Minerve.
Non, dit l'aigle. Tant pis, reprit le triste oiseau :
Je crains en ce cas pour leur peau;

C'est hasard si je les conserve.

Comme vous êtes roi, vous ne considérez

Qui ni quoi rois et dieux mettent, quoi qu'on leur die, Tout en même catégorie.

Adieu mes nourrissons, si vous les rencontrez.
Peignez-les-moi, dit l'aigle, ou bien me les montrez ;
Je n'y toucherai de ma vie.

Le hibou repartit: Mes petits sont mignons :
Beaux, bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons :
Vous les reconnoîtrez sans peine à cette marque.
N'allez pas l'oublier; retenez-la si bien

Que chez moi la maudite Parque

N'entre point par votre moyen.

Il avint qu'au hibou Dieu donna géniture;

De façon qu'un beau soir qu'il étoit en pâture,

1. Ni beaucoup.

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