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FABLE XIII.

LE CHEVAL S'ÉTANT VOULU VENGER DU CERF.

De tout temps les chevaux ne sont nés pour les hommes. Lorsque le genre humain de gland se contentoit,

Ane, cheval et mule aux forêts habitoit :

Et l'on ne voyoit point, comme au siècle où nous sommes,
Tant de selles et tant de bâts,

Tant de harnois pour les combats,
Tant de chaises, tant de carrosses;
Comme aussi ne voyoit-on pas
Tant de festins et tant de noces.
Or, un cheval eut alors différend

Avec un cerf plein de vitesse;

Et, ne pouvant l'attraper en courant,
Il eut recours à l'homme, implora son adresse.
L'homme lui mit un frein, lui sauta sur le dos,
Ne lui donna point de repos

Que le cerf ne fût pris, et n'y laissât la vie.
Et cela fait, le cheval remercie

L'homme son bienfaiteur, disant: Je suis à vous;
Adieu; je m'en retourne en mon séjour sauvage.

Non pas cela, dit l'homme; il fait meilleur chez nous :
Je vois trop quel est votre usage.

1

Demeurez donc; vous serez bien traité,
Et jusqu'au ventre en la litière.

1. L'usage dont vous pouvez être.

Hélas! que sert la bonne chère
Quand on n'a pas la liberté?

Le cheval s'aperçut qu'il avoit fait folie;
Mais il n'étoit plus temps; déjà son écurie
Étoit prête et toute bâtie.

Il y mourut en traînant son lien :
Sage s'il eût remis une légère offense.

Quel que soit le plaisir que cause la vengeance, C'est l'acheter trop cher que l'acheter d'un bien Sans qui les autres ne sont rien.

FABLE XIV.

LE RENARD ET LE BUSTE.

Les grands, pour la plupart, sont masques de théâtre;
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.

L'âne n'en sait juger que par ce qu'il en voit
Le renard, au contraire, à fond les examine,
Les tourne de tout sens; et, quand il s'aperçoit
Que leur fait n'est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu'un buste de héros
Lui fit dire fort à propos.

C'étoit un buste creux, et plus grand que nature.
Le renard, en louant l'effort de la sculpture :
Belle tête, dit-il; mais de cervelle point.

Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point!

FABLES XV ET XVI.

LE LOUP, LA CHÈVRE ET

LE CHEVREAU.

LE LOUP, LA MÈRE ET L'ENFANT.

La bique, allant remplir sa traînante mamelle,
Et paître l'herbe nouvelle,

Ferma sa porte au loquet,
Non sans dire à son biquet :
Gardez-vous, sur votre vie,
D'ouvrir que l'on ne vous die,
Pour enseigne et mot du guet :
Foin du loup et de sa race!
Comme elle disoit ces mots,
Le loup, de fortune, passe;
Il les recueille à propos,
Et les garde en sa mémoire.

La bique, comme on peut croire,
N'avoit pas vu le glouton.

Dès qu'il la voit partie, il contrefait son ton,

Et, d'une voix papelarde,

1

Il demande qu'on ouvre, en disant : Foin du loup! Et croyant entrer tout d'un coup.

Le biquet soupçonneux par la fente regarde : Montrez-moi patte blanche, ou je n'ouvrirai point,

1. Hypocrite.

Il change sa voix et chevrelle,

dit l'Ysopet de 1333, « il parle d'une voix chevrotante. >>

S'écria-t-il d'abord. Patte blanche est un point

Chez les loups, comme on sait, rarement en usage.
Celui-ci, fort surpris d'entendre ce langage,
Comme il étoit venu s'en retourna chez soi.

Où seroit le biquet s'il eût ajouté foi

Au mot du guet que, de fortune,
Notre loup avoit entendu?

Deux sûretés valent mieux qu'une;
Et le trop en cela ne fut jamais perdu.1

Ce loup me remet en mémoire
Un de ses compagnons qui fut encor mieux pris :
Il y périt. Voici l'histoire :

Un villageois avoit à l'écart son logis.

Messer loup attendoit chape-chute à la porte;

1. Les fabulistes du moyen âge tiraient généralement de cet apologue, nonseulement une leçon de prudence, mais une leçon d'obéissance filiale. L'exemple du chevreau prouvait, selon eux, que l'enfant doit bien se pénétrer des sages enseignements de ses père et mère, pour s'en inspirer au besoin.

L'Ysopet de 1333 conclut par ces mots :

A l'enfant vient

Grand preu (grand profit), quand il voit et retient
La bonne doctrine du père.

Et l'Ysopet de la fin du XIVe siècle :

Chascun doibt père et mère

Et croire et honorer,

Et servir et aimer

De cœur entièrement.

A bon droit le compère (le paye, en est puni)

Qui le fait autrement.

La conclusion de La Fontaine ressort mieux des détails de sa fable. 2. Expression proverbiale, pour dire: attendoit l'occasion de profiter de la négligence ou du malheur d'autrui; employée aussi par Mme de Sévigné:

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