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FABLE VI.

LE COMBAT DES RATS ET DES BELETTES.

La nation des belettes,

Non plus que celle des chats,
Ne veut aucun bien aux rats;
Et sans les portes étrètes1
De leurs habitations,
L'animal à longue échine
En feroit, je m'imagine,
De grandes destructions.
Or, une certaine année
Qu'il en étoit à foison,
Leur roi, nommé Ratapon,
Mit en campagne une armée.
Les belettes, de leur part,
Déployèrent l'étendard.

Si l'on croit la renommée,
La victoire balança :
Plus d'un guéret s'engraissa
Du sang de plus d'une bande.
Mais la perte la plus grande
Tomba presque en tous endroits
Sur le peuple souriquois.

1. Étrètes pour étroites, à cause de la rime. Beaucoup d'éditeurs ont eu le tort de changer l'orthographe de ce mot, qui se trouve ainsi écrit dans toutes les éditions données par La Fontaine. (Voyez ci-dessus, p. 171, la fable vu du livre III, qui offre un exemple semblable.)

Sa déroute fut entière,
Quoi que pût faire Artarpax,
Psicarpax, Méridarpax, 1

Qui, tout couverts de poussière,
Soutinrent assez longtemps

Les efforts des combattants.
Leur résistance fut vaine;

Il fallut céder au sort :
Chacun s'enfuit au plus fort,
Tant soldat que capitaine.
Les princes périrent tous.
La racaille, dans des trous
Trouvant sa retraite prête,
Se sauva sans grand travail.
Mais les seigneurs sur leur tête

Ayant chacun un plumail,

2

Des cornes ou des aigrettes,
Soit comme marques d'honneur,
Soit afin que les belettes
En conçussent plus de peur,
Cela causa leur malheur.

Trou, ni fente, ni crevasse,

Ne fut large assez pour eux;
Au lieu que la populace

Entroit dans les moindres creux.

1. Ces noms sont empruntés ou imites de la Batrachomyomachie, poëme héroï-comique attribué à Homère. Artarpax, voleur de pain; Psicarpax, voleur de miettes; Méridarpax, voleur de morceaux. Artarpax ne figure pas dans Homère.

2. Dans nos anciens auteurs, le mot plumail est presque toujours employé pour désigner des plumets servant d'ornement. Ainsi Rabelais a dit : «M'amie, donnez-leur mes beaulx plumails blancs, avec les pampillettes d'or. » Pantagruel, liv. IV, ch. x.

La principale jonchée

Fut donc des principaux rats.

Une tête empanachée
N'est pas petit embarras.

Le trop superbe équipage

Peut souvent en un passage
Causer du retardement.
Les petits, en toute affaire,
Esquivent fort aisément :

Les grands ne le peuvent faire.

1. La Fontaine emploie fréquemment le mot esquiver sans régime. Il dit plus loin, fable 1 du livre VI:

Le fanfaron aussitôt d'esquiver.

Boileau de même :

Je saute vingt ruisseaux, j'esquive, je me pousse.

FABLE VII.

LE SINGE ET LE DAUPHIN.

C'étoit chez les Grecs un usage
Que sur la mer tous voyageurs
Menoient avec eux en voyage
Singes et chiens de bateleurs.
Un navire en cet équipage
Non loin d'Athènes fit naufrage.
Sans les dauphins tout eût péri.
Cet animal est fort ami

De notre espèce en son histoire
Pline le dit; il le faut croire.
Il sauva donc tout ce qu'il put.
Même un singe en cette occurrence,
Profitant de la ressemblance,

Lui pensa devoir son salut :

Un dauphin le prit pour un homme,

Et sur son dos le fit asseoir

Si gravement qu'on eût cru voir

Ce chanteur que tant on renomme.*

1. Plin., Hist. nat., lib. IX, cap. vIII.

2. Arion, qui, menacé par les matelots et contraint de se jeter à la mer, fut sauvé par un dauphin qui l'avait entendu chanter. (Voyez Plin., Hist. nat., lib. IX, cap. vin; Aul. Gell., Noctes atticæ, VII, vi, et XVI, xix, etc.)

L'amitié du dauphin pour l'homme était, chez les anciens, un préjugé fondé sur ce que ce cétacé se rencontre dans toutes les mers, qu'il aime à suivre les vaisseaux et que, peut-être, il est, jusqu'à un certain point, susceptible d'être apprivoisé. (W.)

Le dauphin l'alloit mettre à bord

Quand, par hasard, il lui demande :
Êtes-vous d'Athènes la grande?

Oui, dit l'autre; on m'y connoît fort:
S'il vous y survient quelque affaire,
Employez-moi; car mes parents
Y tiennent tous les premiers rangs :
Un mien cousin est juge-maire.
Le dauphin dit: Bien grand merci.
Et le Pirée a part aussi

A l'honneur de votre présence?
Vous le voyez souvent, je pense?
Tous les jours il est mon ami;

C'est une vieille connoissance.
Notre magot prit, pour ce coup,
Le nom d'un port pour un nom d'homme.

De telles gens il est beaucoup
Qui prendroient Vaugirard pour Rome.
Et qui, caquetants au plus dru,
Parlent de tout, et n'ont rien vu.

Le dauphin rit, tourne la tête,
Et, le magot considéré,

Il s'aperçoit qu'il n'a tiré

Du fond des eaux rien qu'une bête :
Il l'y replonge, et va trouver
Quelque homme afin de le sauver.

1. Port d'Athènes.

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