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FABLE II.

LE BERGER ET LA MER.

Du rapport d'un troupeau, dont il vivoit sans soins,
Se contenta longtemps un voisin d'Amphitrite.
Si sa fortune étoit petite,

Elle étoit sûre tout au moins.

A la fin, les trésors déchargés sur la plage
Le tentèrent si bien qu'il vendit son troupeau,
Trafiqua de l'argent, le mit entier sur l'eau.
Cet argent périt par naufrage.

Son maître fut réduit à garder les brebis,
Non plus berger en chef comme il l'étoit jadis,

Quand ses propres moutons paissoient sur le rivage :
Celui qui s'étoit vu Coridon ou Tircis,

1

Fut Pierrot, et rien davantage.

Au bout de quelque temps il fit quelques profits,
Racheta des bêtes à laine;

Et comme un jour les vents, retenant leur haleine,
Laissoient paisiblement aborder les vaisseaux :
Vous voulez de l'argent, ô mesdames les Eaux!
Dit-il; adressez-vous, je vous prie, à quelque autre :
Ma foi! vous n'aurez pas le nôtre.

1. Pierrot, valet rustique. La comédie de Molière: Don Juan ou le Festin de Pierre, avait été représentée le 15 février 1665. On sait le rôle qu'y joue le personnage de Pierrot.

Ceci n'est pas un conte à plaisir inventé.

Je me sers de la vérité

Pour montrer, par expérience,
Qu'un sou, quand il est assuré,

Vaut mieux que cinq en espérance;
Qu'il se faut contenter de sa condition;
Qu'aux conseils de la mer et de l'ambition
Nous devons fermer les oreilles.

Pour un qui s'en louera, dix mille s'en plaindront. La mer promet monts et merveilles :

Fiez-vous-y; les vents et les voleurs viendront.

FABLE III.

LA MOUCHE ET LA FOURMI.

La mouche et la fourmi contestoient de leur prix.
O Jupiter dit la première,

Faut-il que l'amour-propre aveugle les esprits
D'une si terrible manière

Qu'un vil et rampant animal

A la fille de l'air ose se dire égal!

Je hante les palais, je m'assieds à ta table:

Si l'on t'immole un beuf, j'en goûte devant toi; '
Pendant que celle-ci, chétive et misérable,
Vit trois jours d'un fétu qu'elle a traîné chez soi.
Mais, ma mignonne, dites-moi,

Vous campez-vous jamais sur la tête d'un roi,
D'un empereur, ou d'une belle?

1

Je le fais; et je baise un beau sein quand je veux :
Je me joue entre des cheveux;

Je rehausse d'un teint la blancheur naturelle:
Et la dernière main que met à sa beauté

1. Le sens qu'a ici le mot devant est expliqué par la réponse de la fourmi :

Et quant à goûter la première, etc.

Devant est donc mis pour avant. Ces deux prépositions s'employaient, en effet, l'une pour l'autre. Corneille dit, dans sɔn Examen du Cid : « Don Fernand étant le premier roi de Castille, et ceux qui en avaient été maîtres devant lui n'ayant eu titre que de comtes. »

Une femme allant en conquête,

C'est un ajustement des mouches emprunté. '
Puis allez-moi rompre la tête

De vos greniers! Avez-vous dit?
Lui répliqua la ménagère.

1

Vous hantez les palais; mais on vous y maudit.
Et quant à goûter la première

De ce qu'on sert devant les dieux,
Croyez-vous qu'il en vaille mieux?

Si vous entrez partout, aussi font les profanes.
Sur la tête des rois et sur celle des ânes

Vous allez vous planter, je n'en disconviens pas;
Et je sais que d'un prompt trépas

Cette importunité bien souvent est punie.

Certain ajustement, dites-vous, rend jolie:

J'en conviens il est noir ainsi que vous et moi.

:

Je veux qu'il ait nom mouche: est-ce un sujet pourquoi
Vous fassiez sonner vos mérites?

Nomme-t-on pas aussi mouches les parasites?
Cessez donc de tenir un langage si vain :

N'ayez plus ces hautes pensées.

Les mouches de cour sont chassées;

Les mouchards sont pendus

et vous mourrez de faim,

De froid, de langueur, de misère,

Quand Phébus régnera sur un autre hémisphère.
Alors je jouirai du fruit de mes travaux :
Je n'irai, par monts ni par vaux,

1. L'usage que les dames avaient de coller sur leurs visages de petits morceaux de taffetas noir découpés en rond, pour rehausser la blancheur de leur teint ou pour déguiser les inégalités de la peau, était commun du temps de La Fontaine, et s'est prolongé jusqu'à la fin du xvIIe siècle. (W.) 2. Mouches de cour, importuns, factieux; mouchards, espions.

M'exposer au vent, à la pluie;

Je vivrai sans mélancolie :

Le soin que j'aurai pris de soin m'exemptera.
Je vous enseignerai par là

Ce que c'est qu'une fausse ou véritable gloire.
Adieu; je perds le temps: laissez-moi travailler;
Ni mon grenier, ni mon armoire,

Ne se remplit à babiller.

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