Page images
PDF
EPUB

FABLE XV.

PHILOMÈLE ET PROGNÉ.

Autrefois Progné l'hirondelle
De sa demeure s'écarta

Et loin des villes s'emporta

Dans un bois où chantoit la pauvre Philomèle.
Ma sœur, lui dit Progné, comment vous portez-vous?
Voici tantôt mille ans que l'on ne vous a vue:
Je ne me souviens point que vous soyez venue,
Depuis le temps de Thrace, habiter parmi nous.
Dites-moi, que pensez-vous faire?

Ne quitterez-vous point ce séjour solitaire?
Ah! reprit Philomèle, en est-il de plus doux?
Progné lui repartit : Eh quoi! cette musique,
Pour ne chanter qu'aux animaux,

Tout au plus à quelque rustique?

2

Le désert est-il fait pour des talents si beaux ??
Venez faire aux cités éclater leurs merveilles :
Aussi bien, en voyant les bois,

Sans cesse il vous souvient que Térée autrefois,

1. Depuis le temps que vous étiez en Thrace. Ellipse qui n'est que la traduction élégante de l'expression μɛ0à Opáxny de l'auteur grec.

2. Cette idée et ce trait se retrouvent dans le roman de Psyché : « Une personne que le ciel a composée avec tant de soin et avec tant d'art doit faire honneur à son ouvrier, et régner ailleurs que dans un désert. » Voyez ce roman de La Fontaine dans le tome IV de la présente édition.

Parmi des demeures pareilles,

Exerça sa fureur sur vos divins appas.

Eh! c'est le souvenir d'un si cruel outrage

Qui fait, reprit sa sœur, que je ne vous suis pas : En voyant les hommes, hélas!

Il m'en souvient bien davantage.

FABLE XVI.

LA FEMME NOYÉE.

Je ne suis pas de ceux qui disent: Ce n'est rien,
C'est une femme qui se noie.

Je dis que c'est beaucoup; et ce sexe vaut bien
Que nous le regrettions, puisqu'il fait notre joie.

Ce que j'avance ici n'est point hors de propos,
Puisqu'il s'agit, en cette fable, 1

D'une femme qui dans les flots

1

Avoit fini ses jours par un sort déplorable.
Son époux en cherchoit le corps

Pour lui rendre, en cette aventure,
Les honneurs de la sépulture.

Il arriva que sur les bords

Du fleuve auteur de sa disgrâce,

Des gens se promenoient ignorant l'accident.
Ce mari donc leur demandant

S'ils n'avoient de sa femme aperçu nulle trace:
Nulle, reprit l'un d'eux; mais cherchez-la plus bas :
Suivez le fil de la rivière.

1. VAR. Les exemplaires de l'édition de 1692 avec la date de 1678 portent :

Puisqu'il s'agit, dans cette fable.

Un autre repartit Non, ne le suivez pas;
Rebroussez plutôt en arrière :

Quelle que soit la pente et l'inclination
Dont l'eau par sa course l'emporte,
L'esprit de contradiction

L'aura fait flotter d'autre sorte.

Cet homme se railloit assez hors de saison.
Quant à l'humeur contredisante,

Je ne sais s'il avoit raison;

Mais, que cette humeur soit ou non
Le défaut du sexe et sa pente,
Quiconque avec elle naîtra
Sans faute avec elle mourra,
Et jusqu'au bout contredira,

Et, s'il peut, encor par delà.1

1.

Morosa et discors vel mortua litigat uxor.

FAERNO.

FABLE XVII.

LA BELETTE ENTRÉE DANS UN GRENIER.

1

Damoiselle belette, au corps long et fluet, 1

Entra dans un grenier par un trou fort étroit:
Elle sortoit de maladie.

Là, vivant à discrétion,

La galante fit chère lie,2

Mangea, rongea Dieu sait la vie,

Et le lard qui périt en cette occasion!
La voilà, pour conclusion,

Grasse, maflue, 3 et rebondie.

Au bout de la semaine, ayant diné son soûl,
Elle entend quelque bruit, veut sortir par le trou,
Ne peut plus repasser, et croit s'être méprise.
Après avoir fait quelques tours,

:

C'est, dit-elle, l'endroit me voilà bien surprise;
J'ai passé par ici depuis cinq ou six jours.

Un rat, qui la voyoit en peine,

Lui dit : Vous aviez lors la panse un peu moins pleine.

1. La Fontaine a écrit flouet, selon l'orthographe usitée de son temps. 2. Chère lie, chère joyeuse. Le substantif liesse a moins vieilli que l'adjectif, et il n'est personne qui n'entende bien encore ce vers de La Fontaine :

Aux noces d'un tyran tout le peuple en liesse.
Fable XII, liv. VI.

3. Maflue, bouffie, ayant de grosses joues.

« PreviousContinue »