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Qu'il ne soit citoyen d'enfer.
Quelle personne es-tu? dit-il à ce fantôme.
La cellerière du royaume

De Satan, reprit-elle; et je porte à manger
A ceux qu'enclòt la tombe noire.

Le mari repart, sans songer :

Tu ne leur portes point à boire ?

1. Cellerière, celle qui, dans les couvents, a la garde du cellier, et l'office d'approvisionner le couvent. (G.)

FABLE VIII.

LA GOUTTE ET L'ARAIGNÉE.

Quand l'enfer eut produit la goutte et l'araignée,
Mes filles, leur dit-il, vous pouvez vous vanter
D'être pour l'humaine lignée
Également à redouter.

Or, avisons aux lieux qu'il vous faut habiter.
Voyez-vous ces cases étrètes 1,

Et ces palais si grands, si beaux, si bien dorés?
Je me suis proposé d'en faire vos retraites.

Tenez donc, voici deux bûchettes;
Accommodez-vous, ou tirez.

Il n'est rien, dit l'aragne, aux cases qui me plaise.
L'autre, tout au rebours, voyant les palais pleins
De ces gens nommés médecins,

Ne crut pas y pouvoir demeurer à son aise.
Elle prend l'autre lot, y plante le piquet,

S'étend à son plaisir sur l'orteil d'un pauvre homme,

Disant Je ne crois pas qu'en ce poste je chôme,

:

Ni que d'en déloger et faire mon paquet

Jamais Hippocrate me somme.

L'aragne cependant se campe en un lambris,
Comme si de ces lieux elle eût fait bail à vie,

Travaille à demeurer: voilà sa toile ourdie,

1. Etrètes (édit. 1678) ou étraites (édit. 1668) au lieu d'étroites, pour la rime.

Voilà des moucherons de pris.

Une servante vient balayer tout l'ouvrage.
Autre toile tissue, autre coup de balai.
Le pauvre bestion tous les jours déménage.
Enfin, après un vain essai

Il va trouver la goutte. Elle étoit en campagne,
Plus malheureuse mille fois.

Que la plus malheureuse aragne.

Son hôte la menoit tantôt fendre du bois,
Tantôt fouir, houer goutte bien tracassée
Est, dit-on, à demi pansée.

Oh! je ne saurois plus, dit-elle, y résister.
Changeons, ma sœur l'aragne. Et l'autre d'écouter.
Elle la prend au mot, se glisse en la cabane:
Point de coup de balai qui l'oblige à changer.
La goutte, d'autre part, va tout droit se loger
Chez un prélat, qu'elle condamne

A jamais du lit ne bouger.

Cataplasmes, Dieu sait! Les gens n'ont point de honte De faire aller le mal toujours de pis en pis.

L'une et l'autre trouva de la sorte son conte, 1

Et fit très-sagement de changer de logis.

1. La Fontaine a écrit conte, non-seulement pour la rime, mais parce qu'alors on écrivait souvent ce mot ainsi, même en prose. (W.)

FABLE IX.

LE LOUP ET LA CICOGNE.

Les loups mangent gloutonnement.
Un loup donc étant de frairie1
Se pressa, dit-on, tellement,
Qu'il en pensa perdre la vie :

Un os lui demeura bien avant au gosier.
De bonheur pour ce loup, qui ne pouvoit crier,
Près de la passe une cicogne.

Il lui fait signe; elle accourt.

Voilà l'opératrice aussitôt en besogne.

Elle retira l'os; puis, pour un si bon tour,'
Elle demanda son salaire.

Votre salaire! dit le loup :

Vous riez, ma bonne commère !

Quoi! ce n'est pas encor beaucoup D'avoir de mon gosier retiré votre cou! Allez, vous êtes une ingrate :

Ne tombez jamais sous ma patte.

1. Frairie, fête et bonne chère, de feria.

2. Ce mot se prenait autrefois en bonne et en mauvaise part. Nicot le définit : « Un acte signalé et ingénieux, soit bon, soit mauvais. Il m'a fait un bon tour: Egregiam operam mihi paravit. » Ce qui est tout à fait dans le sens de La Fontaine. (A.-M.)

FABLE X.

LE LION ABATTU PAR L'HOMME.

On exposoit une peinture

Où l'artisan1 avoit tracé

Un lion d'immense stature

Par un seul homme terrassé.

Les regardants en tiroient gloire.
Un lion en passant rabattit leur caquet.
Je vois bien, dit-il, qu'en effet

On vous donne ici la victoire :
Mais l'ouvrier vous a déçus;

Il avoit liberté de feindre.

Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes confrères savoient peindre.

1. Un des commentateurs de notre poëte le blâme de n'avoir pas employé ici le mot artiste. Un autre commentateur remarque avec raison qu'artisan était le mot propre du temps de La Fontaine. Artisan signifiait l'auteur d'un ouvrage quelconque, soit des beaux-arts, soit des arts mécaniques, soit même d'une entreprise, de quelque nature qu'elle fût. Le même commentateur ajoute que le mot artiste est très-moderne: il se trompe; ce mot était en usage du temps de La Fontaine; mais on l'employait presque exclusivement pour désigner ceux qui étaient habiles à exécuter des opé rations chimiques ou docimastiques. Voyez le Dictionnaire de l'Académie Françoise, 1696, in-folio, aux mots Artiste et Artisan. (W.)

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