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FABLE XV.

LE COQ ET LE RENARD.

Sur la branche d'un arbre étoit en sentinelle
Un vieux coq adroit et matois.
Frère, dit un renard, adoucissant sa voix,
Nous ne sommes plus en querelle :

Paix générale cette fois.

Je viens te l'annoncer; descends, que je t'embrasse.
Ne me retarde point, de grâce;

Je dois faire aujourd'hui vingt postes sans manquer.
Les tiens et toi pouvez vaquer,
Sans nulle crainte, à vos affaires ;
Nous vous y servirons en frères.
Faites-en les feux dès ce soir,
Et cependant viens recevoir

Le baiser d'amour fraternelle.

Ami, reprit le coq, je ne pouvois jamais
Apprendre une plus douce et meilleure nouvelle
Que celle

De cette paix ;

Et ce m'est une double joie
De la tenir de toi. Je vois deux lévriers,

Qui, je m'assure, sont courriers

Que pour ce sujet on envoie :

1. Faites des feux de joie, réjouissez-vous.

Ils vont vite, et seront dans un moment à nous.
Je descends nous pourrons nous entre-baiser tous.
Adieu, dit le renard, ma traite est longue à faire :
Nous nous réjouirons du succès de l'affaire
Une autre fois. Le galant aussitôt
Tire ses grègues,1 gagne au haut,
Mal content de son stratagème.

Et notre vieux coq en soi-même
Se mit à rire de sa peur;

Car c'est double plaisir de tromper le trompeur.

1. Ses chausses. Tirer ses grègues est une expression proverbiale pour dire décamper, s'enfuir.

FABLE XVI.

LE CORBEAU VOULANT IMITER L'AIGLE.

L'oiseau de Jupiter enlevant un mouton,

Un corbeau, témoin de l'affaire,

Et plus foible de reins, mais non pas moins glouton,
En voulut sur l'heure autant faire.

Il tourne à l'entour du troupeau,

Marque entre cent moutons le plus gras, le plus beau,
Un vrai mouton de sacrifice :

On l'avoit réservé pour la bouche des dieux.
Gaillard corbeau disoit, en le couvant des yeux :
Je ne sais qui fut ta nourrice;

Mais ton corps me paroît en merveilleux état :
Tu me serviras de pâture.

Sur l'animal bêlant à ces mots il s'abat.
La moutonnière1 créature

Pesoit plus qu'un fromage; outre que sa toison
Étoit d'une épaisseur extrême,

Et mêlée à peu près de la même façon
Que la barbe de Polyphème.

Elle empêtra si bien les serres du corbeau,

Que le pauvre animal ne put faire retraite :

1. Nulle âme moutonnière, » avait dit Rabelais. Le vers suivant fait

allusion au corbeau de la deuxième fable du livre Ier.

Le berger vient, le prend, l'encage bien et beau,
Le donne à ses enfants pour servir d'amusette.

Il faut se mesurer; la conséquence est nette :
Mal prend aux volereaux' de faire les voleurs.
L'exemple est un dangereux leurre :

Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands seigneurs;
Où la guêpe a passé, le moucheron demeure.

1. Petits voleurs, diminutif dont notre poëte paraît avoir enrichi la langue'; du moins il ne se trouvait pas dans le Dictionnaire de l'Académie de son temps, et il s'y trouve aujourd'hui. (W.)

FABLE XVII.

LE PAON SE PLAIGNANT A JUNON.

Le paon se plaignoit à Junon.

Déesse, disoit-il, ce n'est pas sans raison

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Que je me plains, que je murmure :

Le chant dont vous m'avez fait don

Déplaît à toute la nature;

Au lieu qu'un rossignol, chétive créature,
Forme des sons aussi doux qu'éclatants,
Est lui seul l'honneur du printemps.
Junon répondit en colère :

Oiseau jaloux, et qui devrois te taire,
Est-ce à toi d'envier la voix du rossignol,
Toi que l'on voit porter à l'entour de ton col
Un arc-en-ciel nué de cent sortes de soies;
Qui te panades,' qui déploies

Une si riche queue et qui semble à nos yeux
La boutique d'un lapidaire?

Est-il quelque oiseau sous les cieux
Plus que toi capable de plaire?

1. Nué pour nuancé, un peu vieilli, mais très-bon à conserver. Cette description des beautés du paon, quoique peu détaillée, est du plus brillant coloris. Elle rappelle sans désavantage les vers de Phèdre :

Nitor smaragdi collo præfulget tuo;

Pictisque plumis gemmeam caudam explicas.

2. Le paon se panade lorsqu'il étale sa queue; il se pavane lorsqu'il marche orgueilleusement. Panader, de paon; pavaner, de pavo. (Geruzez.)

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