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Tantôt pique l'échine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.

La rage alors se trouve à son faîte montée.
L'invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu'il n'est griffe ni dent en la bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux lion se déchire lui-même,

Fait résonner sa queue à l'entour de ses flancs,
Bat l'air, qui n'en peut mais;1 et sa fureur extrême
Le fatigue, l'abat: le voilà sur les dents.

L'insecte du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va partout l'annoncer, et rencontre en chemin
L'embuscade d'une araignée;

Il y rencontre aussi sa fin.

Quelle chose par là nous peut être enseignée?
J'en vois deux, dont l'une est qu'entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits;
L'autre qu'aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire.

1. Mais vient du mot latin magis, et signifie ici davantage; c'est un idiotisme bien ancien, et qu'on trouve dans la langue romane. (Voyez Raynouard, Éléments de la grammaire de la langue romane, p. 338.) Ménage, dans la première édition de ses Observations sur la langue françoise, publiées en 1672 (ch. LXI, p. 109), considère cette façon de parler comme très,naturelle et très-française. Vaugelas remarque que de son temps elle était commune à la cour, mais que cependant elle était du style familier. (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, 1697, t. I, p. 218.) Ontrouve de fréquents exemples de cette locution dans Malherbe, dans Molière et dans d'autres auteurs du siècle de Louis XIV. Plusieurs auteurs de nos jours même l'ont employée. (W.)

FABLE X.

L'ANE CHARGÉ D'ÉPONGES ET L'ANE CHARGÉ DE SEL.

Un ânier, son sceptre à la main,
Menoit, en empereur romain,

Deux coursiers à longues oreilles.

L'un, d'éponges chargé, marchoit comme un courrier; Et l'autre, se faisant prier,

Portoit, comme on dit, les bouteilles : 1

Sa charge étoit de sel. Nos gaillards pèlerins,
Par monts, par vaux, et par chemins,

Au gué d'une rivière à la fin arrivèrent,

Et fort empêchés se trouvèrent.

L'ânier, qui tous les jours traversoit ce gué-là,
Sur l'âne à l'éponge monta,

Chassant devant lui l'autre bête,
Qui, voulant en faire à sa tête,

Dans un trou se précipita,
Revint sur l'eau, puis échappa :

Car au bout de quelques nagées, 2
Tout son sel se fondit si bien

1. Expression proverbiale. Quand on porte les bouteilles, on marche lentement de peur de les casser.

2. Ce mot appartient au vocabulaire des mariniers et des nageurs : quoiqu'il n'ait point encore été admis dans les dictionnaires de la langue, il mérite d'y trouver place; car il n'y en a point d'autre pour exprimer la même idée; il est si clair et si heureusement employé par notre poëte qu'on n'a pas même besoin de l'expliquer. (W.)

Que le baudet ne sentit rien

Sur ses épaules soulagées.

Camarade épongier1 prit exemple sur lui,

Comme un mouton qui va dessus la foi d'autrui.
Voilà mon âne à l'eau; jusqu'au col il se plonge,
Lui, le conducteur et l'éponge.

:

Tous trois burent d'autant l'ânier et le grison
Firent à l'éponge raison.

Celle-ci devint si pesante,

Et de tant d'eau s'emplit d'abord,
Que l'âne succombant ne put gagner le bord.
L'ânier l'embrassoit, dans l'attente

D'une prompte et certaine mort.

Quelqu'un vint au secours qui ce fut, il n'importe; C'est assez qu'on ait vu par là qu'il ne faut point Agir chacun de même sorte.

J'en voulois venir à ce point.

1. Mot créé par La Fontaine.

FABLES XI ET XII.

LE LION ET LE RAT.

LA COLOMBE ET LA FOURMI.

Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde :
On a souvent besoin d'un plus petit que soi.
De cette vérité deux fables feront foi;
Tant la chose en preuves abonde.

Entre les pattes d'un lion

Un rat sortit de terre assez à l'étourdie.
Le roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu'il étoit, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.1
Quelqu'un auroit-il jamais cru
Qu'un lion d'un rat eût affaire?
Cependant il avint qu'au sortir des forêts
Ce lion fut pris dans des rets,

Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage.
Patience et longueur de temps2
Font plus que force ni que rage.

1.

Un plaisir faict ne fut jamais perdu.

GILLES CORROZET, fable XIV.

2. Expression toute latine: Nihil est quod longinquitas temporis efficere non possit. CICERO, de Divinatione.

L'autre exemple est tiré d'animaux plus petits.

Le long d'un clair ruisseau buvoit une colombe,
Quand sur l'eau se penchant une fourmis y tombe;
Et dans cet océan on eût vu la fourmis

S'efforcer, mais en vain, de regagner la rive.
La colombe aussitôt usa de charité :

Un brin d'herbe dans l'eau par elle étant jeté,
Ce fut un promontoire où la fourmis arrive.
Elle se sauve. Et là-dessus

2

Passe un certain croquant qui marchoit les pieds nus:
Ce croquant, par hasard, avoit une arbalète.
Dès qu'il voit l'oiseau de Vénus,

Il le croit en son pot, et déjà lui fait fête.
Tandis qu'à le tuer mon villageois s'apprête,
La fourmi le pique au talon.

Le vilain retourne la tête :

La colombe l'entend, part, et tire de long.
Le souper du croquant avec elle s'envole :
Point de pigeon pour une obole.

1. Anciennement on écrivait fourmis, avec une s. La fable de Corrozet sur le même sujet commence ainsi :

Une fourmis alloit à la fontaine..

La Fontaine écrit ce mot au singulier avec ou sans s, selon le besoin de son

vers.

2. Croquant, manant; ce terme de mépris fut donné à quelques malheureux paysans de la Guyenne, qui se révoltèrent sous Louis XIII.

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