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Devant son tribunal l'escarbot comparut,

Fit sa plainte, et conta l'affaire.

On fit entendre à l'aigle, enfin, qu'elle avoit tort.
Mais, les deux ennemis ne voulant point d'accord,
Le monarque des dieux s'avisa, pour bien faire,
De transporter le temps où l'aigle fait l'amour,
En une autre saison, quand la race escarbote
Est en quartier d'hiver, et, comme la marmotte,
Se cache et ne voit point le jour.

FABLE IX.

LE LION ET LE MOUCHERON.

Va-t'en, chétif insecte, excrément de la terre!
C'est en ces mots que le lion
Parloit un jour au moucheron.
L'autre lui déclara la guerre :

Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de roi
Me fasse peur ni me soucie?
Un bœuf est plus puissant1 que toi;
Je le mène à ma fantaisie.

A peine il achevoit ces mots
Que lui-même il sonna la charge,
Fut le trompette et le héros.

Dans l'abord il se met au large;

Puis prend son temps, fond sur le cou
Du lion, qu'il rend presque fou.

Le quadrupède écume, et son œil étincelle;
Il rugit. On se cache, on tremble à l'environ;
Et cette alarme universelle

Est l'ouvrage d'un moucheron.

Un avorton de mouche en cent lieux le harcelle;

1. Puissant exprime ici la grosseur de la taille. Cette acception est indiquée dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie, et elle est encore d'usage dans le style familier et populaire. (A. M.)

2. « Le lion en colère ne rugit point, dit Buffon. Le rugissement est la voix ordinaire du lion, et, lorsqu'il est en colère, il a un autre cri qui est court, réitéré subitement, et plus terrible encore que le rugissement. »

Tantôt pique l'échine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.

La rage alors se trouve à son faîte montée.
L'invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu'il n'est griffe ni dent en la bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux lion se déchire lui-même,

Fait résonner sa queue à l'entour de ses flancs,
Bat l'air, qui n'en peut mais;1 et sa fureur extrême
Le fatigue, l'abat: le voilà sur les dents.

L'insecte du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va partout l'annoncer, et rencontre en chemin
L'embuscade d'une araignée;

II y rencontre aussi sa fin.

Quelle chose par là nous peut être enseignée?
J'en vois deux, dont l'une est qu'entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits;
L'autre qu'aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire.

1. Mais vient du mot latin magis, et signifie ici davantage; c'est un idiotisme bien ancien, et qu'on trouve dans la langue romane. (Voyez Raynouard, Éléments de la grammaire de la langue romane, p. 338.) Ménage, dans la première édition de ses Observations sur la langue françoise, publiées en 1672 (ch. LXI, p. 109), considère cette façon de parler comme très,naturelle et très-française. Vaugelas remarque que de son temps elle était commune à la cour, mais que cependant elle était du style familier. (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, 1697, t. I, p. 218.) Ontrouve de fréquents exemples de cette locution dans Malherbe, dans Molière et dans d'autres auteurs du siècle de Louis XIV. Plusieurs auteurs de nos jours même l'ont employée. (W.)

FABLE X.

L'ANE CHARGÉ D'ÉPONGES ET L'ANE CHARGÉ DE SEL.

Un ânier, son sceptre à la main,
Menoit, en empereur romain,

Deux coursiers à longues oreilles.

L'un, d'éponges chargé, marchoit comme un courrier; Et l'autre, se faisant prier,

Portoit, comme on dit, les bouteilles : 1

Sa charge étoit de sel. Nos gaillards pèlerins,
Par monts, par vaux, et par chemins,

Au gué d'une rivière à la fin arrivèrent,

Et fort empêchés se trouvèrent.

L'ânier, qui tous les jours traversoit ce gué-là,
Sur l'âne à l'éponge monta,

Chassant devant lui l'autre bête,
Qui, voulant en faire à sa tête,

Dans un trou se précipita,
Revint sur l'eau, puis échappa :

Car au bout de quelques nagées, 2
Tout son sel se fondit si bien

1. Expression proverbiale. Quand on porte les bouteilles, on marche lentement de peur de les casser.

2. Ce mot appartient au vocabulaire des mariniers et des nageurs : quoiqu'il n'ait point encore été admis dans les dictionnaires de la langue, il mérite d'y trouver place; car il n'y en a point d'autre pour exprimer la même idée; il est si clair et si heureusement employé par notre poëte qu'on n'a pas même besoin de l'expliquer. (W.)

Que le baudet ne sentit rien

Sur ses épaules soulagées.

Camarade épongier1 prit exemple sur lui,

Comme un mouton qui va dessus la foi d'autrui.
Voilà mon âne à l'eau; jusqu'au col il se plonge,
Lui, le conducteur et l'éponge.

Tous trois burent d'autant l'ânier et le grison
Firent à l'éponge raison.

Celle-ci devint si pesante,

Et de tant d'eau s'emplit d'abord,
Que l'âne succombant ne put gagner le bord.
L'ânier l'embrassoit, dans l'attente

D'une prompte et certaine mort.

Quelqu'un vint au secours qui ce fut, il n'importe; C'est assez qu'on ait vu par là qu'il ne faut point Agir chacun de même sorte.

J'en voulois venir à ce point.

1. Mot créé par La Fontaine.

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