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Indigné contre les vices de son siècle, il débuta par une satire dans le goût de Juvénal. Lorsqu'on lui représenta que ce genre de composition lui attireroit des ennemis toujours prêts à le décrier: « Eh bien, répondit-il, je serai honnête << homme, et je ne les craindrai point. » Fort de ses intentions, il voulut montrer ses premiers essais à ce fameux hôtel où Voiture [a] avoit dominé si long-temps, et qui étoit encore le tribunal suprême des auteurs. La marquise de Rambouillet, la duchesse de Montausier sa fille, si célé bres alors sous les noms d'ARTÉNICE et de JULIE, mêlèrent à leurs éloges des observations polies sur les dangers et les inconvénients de la satire. Chapelain, Cotin et Ménage [b], qui étoient présents, ne manquèrent pas de les appuyer avec l'aigreur d'hommes animés par un intérêt direct. Le jeune poëte fut si mécontent d'eux, qu'il se promit bien d'en tirer une vengeance éclatante.

Un grief non moins puissant l'excitoit encore contre Cotin: celui-ci étoit l'intime ami de Gilles Boileau [c]; et loin de se rendre médiateur dans les débats qui divisoient les deux frères, il se déclaroit hautement pour l'aîné, affectant même d'aggraver les chagrins domestiques du cadet. Aussi voit-on que de toutes les victimes sacrifiées au bon

[d] Dès-lors à la richesse il fallut renoncer :

Ne pouvant l'acquérir, j'appris à m'en passer.

(Épître V, tome II, page 61.)

[a] Voyez, sur Voiture, les pages 29 et 231 de ce volume, notes c et b.

[b] Voyez, sur ces trois auteurs, les pages 13, 18 et 98, notes

a et c.

[c] Gilles Boileau, avocat au parlement, payeur des rentes de l'hôtel-de-ville, contrôleur de l'argenterie du roi, né à Paris en 1631, reçu à l'académie françoise en 1659, mort en 1669.

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goût par le satirique, c'est celle qu'il immole avec le plus de plaisir, et sur laquelle il revient le plus souvent. Nous aimons mieux, pour ces faits, nous en rapporter à l'abbé d'Olivet [a] dont l'exactitude est reconnue, qu'au Bolæana [b] où l'on attribue à la nécessité de la rime tous les traits sous lesquels le malheureux Cotin reste à jamais accablé.

Gilles Boileau avoit trop de présomption pour se défier de son extrême facilité à rimer, et pour ne pas regarder d'abord en pitié la sage lenteur de son frère. Il ne vit pas sans un dépit amer la sensation que produisoit la lecture des nouvelles satires, qui n'étoient encore que manuscrites. « Ce « petit drôle, s'écrioit-il avec un mépris affecté, s'avise de « faire des vers! » D'ailleurs il devoit de la reconnoissance à Chapelain, qui, malgré la plus violente opposition de quelques membres de l'académie françoise [c], lui avoit donné sa voix pour y être admis, et qui l'avoit ensuite compris dans la liste des écrivains qui méritoient d'être gratifiés le gouvernement. On ne sera pas fâché de lire l'article qui le concerne dans le Mémoire de quelques gens de lettres, vivants en 1662, dressé par ordre de M. Colbert: « Il a « de l'esprit et du style en prose et en vers, et sait les deux « langues anciennes aussi bien que la sienne. Il pourroit << faire quelque chose de fort bon, si la jeunesse et le feu << trop enjoué n'empêchoient point qu'il s'y assujétît[d].

par

[a] Histoire de l'académie, 1743, deuxième volume, page 184. Voyez, sur d'Olivet, le tome IV, page 644, note a.

[b] Bolæana, nomb. LXI.

[c] Voyez la satire VIII, page 198 de ce volume, note c.

[d] Mélanges de littérature, tirés des lettres manuscrites de M. Chapelain, de l'académie françoise, Paris, 1726, in-12, page 245. Voyez, sur Gilles Boileau, la satire Ioo, page 87 de ce volume, note c, la satire IX, page 235, note a, une épigramme contre Saint-Sorlin,

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Une lettre du marquis de Pomponne[a]à son père Arnauld d'Andilly, du 4 février 1665, nous apprend que Despréaux lisoit ses premières satires dans les sociétés les plus brillantes. « J'y trouvai, dit-il [b], madame et mademoiselle de « Sévigné, madame de Feuquières et madame de La Fayette, « monsieur de La Rochefoucauld, messieurs de Sens, de Saintes et de Léon, messieurs d'Avaux, de Barillon, de « Chatillon, de Caumartin et quelques autres; et sur le tout « Boileau que vous connoissez, qui y étoit venu réciter de « ses satires, qui me parurent admirables[c]. » L'impression dont les vers soutiennent rarement l'épreuve confirma le succès de ceux de Despréaux. On y vit, pour la première fois, la langue françoise presque toujours soumise à un mécanisme parfait. Jamais livre n'obtint plus rapidement le suffrage des véritables connoisseurs, et ne causa plus d'effervescence parmi les auteurs médiocres. Les libelles de ces derniers étoient d'une invraisemblance si odieuse, que celui même qui en étoit l'objet se plaisoit à les répandre, et que l'on crut quelquefois qu'il y avoit mis la main. Loin de céder aux clameurs, Despréaux ne daigna pas en être ému. Dans un discours en prose, il se contenta de démontrer avec beaucoup de calme que tous ses prédécesseurs les satiriques étoient moins modérés que lui. Il pouvoit ajouter qu'ils étoient sur-tout beaucoup moins chastes. Versant ensuite à pleines mains le sel de l'ironie la plus fine, il prouva, dans

tome II, page 514, note 1, une épigramme contre Gilles Boileau, page 548.

[a] Voyez, sur Pomponne, le tome IV, page 259, note b.

[b] A l'hôtel d'Anne de Gonzague, princesse palatine; c'est aujour

d'hui l'hôtel de la Monnoie.

[c] Cette lettre se trouve à la suite des Mémoires de Coulanges, page 384.

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sa IX satire, qu'il n'est rien d'aussi permis que de ne pas déguiser l'ennui que causent les mauvais vers; et ce charmant badinage est généralement regardé comme le chef-d'œuvre du genre.

Non moins habile à préparer la louange qu'à manier le ridicule, il profita de ce double avantage. Dans son édition de 1666, au milieu des sept premières satires, il avoit inséré le Discours au Roi, lequel depuis les a toujours précédées[a]. A ce premier hommage, qui disposoit adroitement le monarque en faveur d'un homme qui s'étoit fait des ennemis, succédèrent plusieurs autres éloges d'autant plus flatteurs qu'ils sembloient être arrachés à un satirique de profession, par le besoin de faire entendre la vérité. Louis XIV, qui n'étoit pas accoutumé à respirer un encens offert avec cette délicatesse, voulut voir un panégyriste dont le désintéressement étoit si noble [b]. Ce dut être en 1669 que le duc de Vivonne introduisit le poëte à la cour; nous avons rapporté l'accueil honorable qu'il y reçut [c].

Quoique le talent de Despréaux, du moment où l'impression le mit au grand jour, n'ait pas eu d'enfance, ce talent néanmoins se montre avec une maturité plus consommée encore dans ses épîtres que dans ses premières satires. Le poëte y intéresse davantage en parlant plus souvent de luimême et de ce qui le touche. En général, les tons y sont

[a] Voyez la page 45 de ce volume, note a.
[b] Non, pour louer un roi que tout l'univers loue,
Ma langue n'attend point que l'argent la dénoue;
Et, sans espérer rien de mes foibles écrits,
L'honneur de le louer m'est un trop digne prix, etc.

(Satire IX, page 260.)

[c] Voyez l'épître Ire, tome II, page 19, le Lutrin, chant II, page 367, note d..

plus variés, les couleurs plus vives, les pensées enchaînées plus fortement. On y remarque mieux cette précision heureuse et sévère qui n'enlève rien de nécessaire au style, et qui ne lui laisse rien de superflu. Enfin Despréaux s'y montre digne de proclamer l'axiome éternel:

Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable [a],

En 1674, il publia l'Art poétique, les quatre premiers chants du Lutrin et la traduction du Traité du sublime. Il n'avoit d'abord entrepris ce dernier travail que pour son instruction particulière ; et l'on doit lui savoir gré d'en avoir enrichi la république des lettres [b]. Il commença les deux autres ouvrages à-peu-près en même temps, et paroît les avoir menés de front, puisque madame de Sévigné nous apprend qu'en 1672 il devoit confier l'un et l'autre au cardinal de Retz. « Despréaux, dit-elle, lui donnera son Lutrin et sa Poétique [c]. »

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Il étoit justé qu'après avoir prononcé sur les bons et sur les mauvais auteurs, il fixât les règles d'après lesquelles on imite les premiers et l'on s'éloigne des seconds. Sans descendre, comme Aristote, dans les analises que la prose seule comporte dans un traité, sans user, comme Horace, de cette liberté qu'autorise la forme d'une épître, il établit, dans son Art poétique, des principes généraux dont il fait l'application à chacun de nos genres de poésie. Un plan sagement ordonné présente tous ces genres dans l'ordre le plus lumineux et le plus agréable. La sécheresse des leçons disparoît sous l'éclat des images. Le précepte et l'exemple sont

[a] Voyez, sur ce vers de l'épître IX, le tome II, page ш, note b. [b] Voyez ce que nous en disons dans l'Avertissement du troisième volume, pages vIII et suivantes.

[c] Lettre du 9 mars 1672.

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