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Si jamais on a pu accufer la nature de mépriser fon ouvrage, de contredire fon plan, d'agir contre fes vues; c'eft dans ce fléau déteftable qui a fouillé la terre d'horreur & de turpitude. Eft-ce là le meilleur des mondes poffibles? Hé quoi! fi Cefar, Antoine, Oclave, n'ont point eu cette maladie, n'était-il pas poffible qu'elle ne fît point mourir François I? Non, dit-on, les chofes étaient ainfi ordonnées pour le mieux: je le veux croire; mais cela eft trifte pour ceux à qui Rabelais a dédié fon livre.

Les philofophes érotiques ont fouvent agité la queftion, fi Héloïfe put encore aimer véritablement Abelard quand il fut moine & châtré? L'une de ces qualités fefait très-grand tort à l'autre.

Mais confolez-vous, Abélard, vous fûtes aimé ; la racine de l'arbre coupé conferve encore un refte de fève; l'imagination aide le cœur. On fe plaît encore à table quoiqu'on n'y mange plus. Eft-ce de l'amour? eft-ce un fimple fouvenir? eft-ce de l'amitié? C'eft un je ne fais quoi compofé de tout cela. C'est un fentiment confus qui reffemble aux paffions fantaftiques que les morts confervaient dans les champs Elysées. Les héros qui pendant leur vie avaient brillé dans la course des chars, conduifaient après leur mort des chars imaginaires. Héloïfe vivait avec vous d'illufions & de fupplémens. Elle vous careffait quelquefois, & avec d'autant plus de plaifir qu'ayant fait vœu au Paraclet de ne vous plus aimer, fes careffes en devenaient plus précieufes comme plus coupables. Une femme ne peut guère fe prendre de paffion pour un eunuque; mais elle peut conferver fa paffion pour fon amant devenu eunuque, pourvu qu'il foit encore aimable.

Il n'en eft pas de même, Mesdames, pour un amant qui a vieilli dans le fervice; l'extérieur ne fubfifte plus; les rides effrayent; les fourcils blanchis rebutent ; les dents perdues dégoûtent; les infirmités éloignent: tout ce qu'on peut faire, c'eft d'avoir la vertu d'être garde-malade, & de fupporter ce qu'on a aimé. C'est enfevelir un mort.

LES

AMOUR DE DIEU.

Es difputes fur l'amour de DIEU ont allumé autant de haines qu'aucune querelle théologique, Les jéfuites & les janféniftes fe font battus pendant cent ans, à qui aimerait DIEU d'une façon plus convenable, & à qui défolerait plus fon prochain.

Dès que l'auteur du Télémaque, qui commençait à jouir d'un grand crédit à la cour de Louis XIV, voulut qu'on aimât DIEU d'une manière qui n'était pas celle de l'auteur des Oraifons funèbres; celui-ci, qui était un grand ferrailleur, lui déclara la guerre, & le fit condamner dans l'ancienne ville de Romulus, où DIEU était ce qu'on aimait le mieux après la domination, les richeffes, l'oifiveté, le plaifir, & l'argent.

Si madame Guyon avait fu le conte de la bonne vieille qui apportait un réchaud pour brûler le paradis, & une cruche d'eau pour éteindre l'enfer, afin qu'on n'aimât DIEU que pour lui-même, elle n'aurait peutêtre pas tant écrit. Elle eût dû fentir qu'elle ne pouvait rien dire de mieux. Mais elle aimait DIEU & le galimatias fi cordialement qu'elle fut quatre fois en prison pour fa tendreffe: traitement rigoureux & injufte. Pourquoi punir comme une criminelle une femme

qui n'avait d'autre crime que celui de faire des vers

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dans le ftyle de l'abbé Cotin, & de la profe dans le goût de Polichinelle? Il eft étrange que l'auteur du Télémaque & des froides amours d'Eucharis ait dit dans ses Maximes des faints, d'après le bienheureux François de Sales: Je n'ai prefque point de défirs; mais fi j'étais à renaître je n'en aurais point du tout. Si DIEU venait à moi, j'irais auffi à lui; s'il ne voulait pas venir à moi, je me tiendrais là & n'irais pas à lui.

C'eft fur cette propofition que roule tout fon livre; on ne condamna point St François de Sales; mais on condamna Fénélon. Pourquoi? c'eft que François de Sales n'avait point un violent ennemi à la cour de Turin, & que Fénélon en avait un à Versailles.

Ce qu'on a écrit de plus fenfé fur cette controverfe myftique, fe trouve peut-être dans la fatire de Boileau fur l'amour de DIEU, quoique ce ne foit pas affurement fon meilleur ouvrage.

Qui fait exactement ce que ma loi commande,
A pour moi, dit ce DIEU, l'amour que je demande.

S'il faut paffer des épines de la théologie à celles de la philofophie, qui font moins longues & moins piquantes, il paraît clair qu'on peut aimer un objet fans aucun retour fur foi-même, fans aucun mélange d'amour-propre intéreffé. Nous ne pouvons comparer les chofes divines aux terreftres, l'amour de DIEU à un autre amour. Il manque précisément un infini d'échelons pour nous élever de nos inclinations humaines à cet amour fublime. Cependant, puifqu'il n'y a pour nous d'autre point d'appui que la terre, tirons nos comparaifons de la terre. Nous voyons un chef-d'œuvre de l'art en peinture, en fculpture, en

architecture, en poësie, en éloquence; nous entendons une mufique qui enchante nos oreilles & notre ame, nous l'admirons, nous l'aimons fans qu'il nous en revienne le plus léger avantage; c'est un sentiment pur; nous allons même jusqu'à fentir quelquefois de la vénération, de l'amitié pour l'auteur; & s'il était là nous l'embrafferions.

C'eft à-peu-près la feule manière dont nous puiffions expliquer notre profonde admiration & les élans de notre cœur envers l'éternel architecte du monde. Nous voyons l'ouvrage avec un étonnement de refpect & d'anéantiffement, & notre cœur s'élève autant qu'il le peut vers l'ouvrier.

Mais quel eft ce fentiment? je ne fais quoi de vafte & d'interminé, un faififfement qui ne tient rien de nos affections ordinaires; une ame plus fenfible qu'une autre, plus défoccupée, peut être fi touchée du fpectacle de la nature qu'elle voudrait s'élancer jufqu'au maître éternel qui l'a formée. Une telle affection de l'efprit, un fi puiffant attrait peut-il encourir la cenfure? A-t-on pu condamner le tendre archevêque de Cambrai? Malgré les expreffions de St François de Sales que nous avons rapportées, il s'en tenait à cette affertion, qu'on peut aimer l'auteur uniquement pour la beauté de fes ouvrages. Quelle héréfie avait-on à lui reprocher? les extravagances du ftyle d'une dame de Montargis, & quelques expreffions peu mefurées de fa part lui nuifirent.

Où était le mal? on n'en fait plus rien aujourd'hui. Cette querelle eft anéantie comme tant d'autres. Si chaque ergoteur voulait bien fe dire à foi-même: Dans quelques années perfonne ne fe fouciera de mes

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AMOUR-PRO PRE.

ergotifmes, on ergoterait beaucoup moins. Ah ! Louis XIV! Louis XIV! il fallait laiffer deux hommes de génie fortir de la fphère de leurs talens, au point d'écrire ce qu'on a jamais écrit de plus obfcur & de plus ennuyeux dans votre royaume.

Pour finir tous ces débats-là,

Tu n'avais qu'à les laiffer faire.

Remarquons à tous les articles de morale & d'hiftoire, par quelle chaîne invifible, par quels refforts inconnus toutes les idées qui troublent nos têtes, & tous les événemens qui empoifonnent nos jours, font liés ensemble, fe heurtent, & forment nos deftinées. Fénelon meurt dans l'exil pour avoir eu deux ou trois conversations mystiques avec une femme un peu extravagante. Le cardinal de Bouillon, le neveu du grand Turenne, eft perfécuté pour n'avoir luimême perfécuté à Rome l'archevêque de Cambrai fon ami : il eft contraint de fortir de France, & il perd toute fa fortune.

pas

C'est par ce même enchaînement que le fils d'un procureur de Vire trouve, dans une douzaine de phrases obfcures d'un livre imprimé dans Amfterdam, de quoi remplir de victimes tous les cachots de la France; & à la fin il fort de ces cachots mêmes un cri, dont le retentiffement fait tomber par terre toute une fociété habile & tyrannique fondée par un fou igno

rant.

AMOUR-PROPR E.

NICOLE, dans fes Effais de morale, faits après

deux ou trois mille volumes de morale, (dans fon Traité de la charité, chap. II) dit que par le moyen des

Ce

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