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Le point de vue de M. Brunel n'est pas nouveau. Il a même été appliqué, dès le dix-septième siècle, dans un ouvrage excellent de ton, de candeur et de doctrine: La méthode d'étudier et d'enseigner chrétiennement et solidement la philosophie, par le P. Thomassin, prêtre de l'Oratoire (1685).

« Le même Dieu qui avait donné l'Évangile à Moïse, dit le P. Thomassin, donna aussi, selon saint Clément d'Alexandrie, la philosophie aux Grecs, pour les disposer à recevoir l'Évangile. Que si les apôtres et les Pères de l'Église ont semblé condamner la philosophie, si Tertullien nomme les philosophes Patriarchas hæreticorum, si le même Tertullien et saint Jérôme disent qu'un philosophe est animal gloriæ, et popularis auræ vile mancipium, ce n'est qu'en la même manière que saint Paul rabaisse si souvent la loi et l'état de la synagogue, quoique ce fut un apprentissage salutaire pour conduire les hommes à Jésus-Christ. Toutes ces invectives ne regardaient que ceux qui voulaient s'arrêter dans la loi ou dans la philosophie, et en attendre leur salut sans venir à Jésus-Christ, qui est la fin de la loi et la sagesse consommée à laquelle doivent aboutir tous les essais qu'on en fait ailleurs. On pourra donc avec autant de justice donner des louanges à la loi et à la philosophie, si elles servent à préparer les esprits à la vraie religion de la sagesse incarnée1. >>

Le Père de l'Oratoire avait été prévenu dans le même dessein par le luthérien Pfanner, dont le savant ouvrage : Systema theologiæ gentilis purioris, (quâ quam propè ad veram religionem Gentiles accesserint ex ipsis illorum scriptis ostenditur), fut publié en 1679, avec cette épigraphe: Gradatim ad sidera tollor.

Mais ni Pfanner ni Thomassin n'avaient compris dans leur plan les mythes divers qui servent de base aux religions de l'antiquité. M. Brunel a été plus hardi; c'est son mérite, mais cette hardiesse n'est pas toujours justifiée, et ne pouvait l'être, dans l'état encore si imparfait de la science.

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Il est une période de l'histoire religieuse, de Socrate à JésusChrist, qui est éclairée d'un assez grand jour, pour y apercevoir nettement la convergence des doctrines vers le but final, l'avénement du christianisme. Mais il n'en est pas de même de toutes les périodes, et les obscurités se multiplient, lorsque l'on contemple ces anneaux si éloignés les uns des autres, qui doivent former une chaîne, et dont l'enchaînement tient à tant de causes ignorées.

M. Brunel composant un manuel, un précis, n'a pu se livrer à tous les développements qu'on désirerait. Toutefois, son livre est loin de manquer ni d'intérêt, ni de portée; il est écrit d'un style ferme et net, trop rare de nos jours. On en jugera d'après le chapitre suivant, qui est un de ceux où l'auteur exprime le plus largement sa pensée :

« Les véritables prêtres de la Grèce furent les philosophes, surtout les orphiques, les pythagoriciens et les platoniciens. Sans eux l'hellénisme n'aurait été qu'une doctrine superficielle et frivole, capable seulement d'amuser l'humanité en un jour de fête; sans eux, la tradition aurait été interrompue entre l'Orient et l'Occident, le progrès arrêté et l'avenir compromis; sans eux, le christianisme aurait été empêché de se développer et de grandir; sans eux, cette religion se serait tournée peut-être du côté de l'Orient, faute d'une préparation suffisante du côté de l'Occident; sans eux, le buddhisme aurait suffi peut-être, et le christianisme serait venu plus tard.

« Je vois bien, au Nord, le gothisme, qui prépare son épée pour déblayer le chemin du christianisme, pour réduire en poussière le mort obstiné qui s'oppose au vivant.

« Je vois à l'Occident le druidisme ferme et fier dans son dogme de la permanence des âmes, dénué à d'autres égards, ayant échoué dans son expansion, acculé par le génie romain.

Je vois la louve de Romulus, qui se couche après avoir tout dévoré je vois César, l'homme universel, qui ouvre les portes de la cité universelle à tous les peuples du Nord et du Midi, de l'Orient et de l'Occident. Je vois la préparation matérielle du christianisme; mais sa préparation spirituelle; mais l'idée qui doit lui servir de

point d'appui et de véhicule; mais le pont jeté entre Jérusalem et Athènes, entre Athènes et Rome, pour que le Christ puisse passer, je ne le vois point, si ce n'est la philosophie grecque, si ce n'est particulièrement l'humanité de Socrate et l'idéalisme de Platon.

« L'idée de Moïse, unie à l'idée de Platon, et revêtue de la forme d'Homère; tel fut le sommaire et l'apogée de la vérité et de la beauté antique, dans lequel le christianisme s'incarna. Sa supériorité était dès lors incontestable, sous tous les rapports, et l'humanité lui appartenait.

«Si le christianisme eût fait son entrée dans le monde sous les auspices de l'Arabie et de la Chine, au lieu de la Grèce, croyez-vous que cela n'y eût rien changé ?»

1

La théorie de M. Brunel, dans sa généralité, est sujette à de graves objections; mais elle a pour elle des faits incontestables. que l'auteur met en œuvre avec beaucoup de savoir et d'habileté.

F. R.

1 Page 295.

BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE

DE GENÈVE.

SERVAN ET MONTESQUIEU.

M. Villemain, dans son Tableau du dix-huitième siècle, rappelle les nombreuses critiques qu'on a faites de ce célèbre chapitre de l'Esprit des Lois, où l'auteur divise les gouvernements en trois espèces, d'après le principe propre à chacun d'eux. Mais parmi ces critiques est oubliée la meilleure, la seule qui sorte de la spéculation et soit. vraiment politique, c'est-à-dire fondée sur la connaissance des hommes. Nous voulons parler d'une note de l'avocat général Servan, qui se trouve perdue dans un pamphlet publié en 1784, l'Apologie de la Bastille. Cette note nous paraît bonne à remettre en mémoire à l'heure où nous sommes. Elle pourra servir à combattre certaines illusions sur la possibilité d'un sincère retour à la monarchie française. On y verra ce qu'étaient devenus alors les vrais principes de l'institution monarchique, et si l'on peut espérer de les retrouver aujourd'hui.

Note sur les principes des gouvernements'.

Je me figure qu'étant allé tout exprès au château de la Brède pour rendre à M. de Montesquieu un hommage

1

Apologie de la Bastille, page 154. Ce pamphlet est un plaidoyer ironique en faveur de l'antique forteresse, dans le même goût que le chapitre de l'Esprit des Lois sur l'esclavage.

Litt. T. XIX.

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bien vrai, mais sans excès, il m'a fait l'honneur de me retenir à dîner, et qu'enhardi vers le dessert par quelques verres de vin de Bordeaux, je m'émancipe à lui parler ainsi (toujours avec la voix du respect et le ton du doute):

Je vous avoue, M. le Président, que vos trois principes des gouvernements n'ont jamais bien pu m'entrer dans la tête. Si, par principe d'un gouvernement, vous entendez les passions qui ont fait subsister quelques siècles les gouvernements connus, j'ose assurer devant vous-même que nul gouvernement n'a subsisté par un principe uniforme et constant. Le plus ordinaire est que la vertu politique fait subsister les gouvernements dans leur enfance, le désir de l'estime dans leur virilité, et la crainte dans leur vieillesse.

Il n'est point de gouvernement où, même dans chaque époque, on ne trouve en mille circonstances ces trois principes qui se combinent pour le conserver, tantôt tour à tour, tantôt tous à la fois.

Je prendrai la liberté de vous faire remarquer à ce sujet, que tous les citoyens d'un État ne sont point, et ne peuvent point être animés du même principe; il se peut, dans telle monarchie, que le peuple agisse par crainte, les grands par honneur, et le monarque par vertu politique.

Excusez, M. le Président, si j'ose parler si longtemps devant vous, mais je veux m'éclairer, et d'ailleurs, je sais que plus on a d'esprit, plus on est indulgent pour celui que les autres n'ont pas; il me semble donc que ces mots: principes d'un gouvernement ont encore un autre sens qu'il est bon d'éclaircir.

On peut entendre par là la passion que l'économie, ou, si l'on veut, l'organisation particulière de chaque gouvernement, favorise le plus. Un gouvernement, en effet, a

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