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manière dont Vauvenargues y parle de la mort, qui ne doit pas être, selon lui, le but final et la perspective de l'action humaine, et qui lui paraît en elle-même la plus fausse des règles pour juger d'une vie, cette façon d'envisager l'une des quatre fins de l'homme est trop opposée au point de vue de l'orthodoxie et en même temps trop essentielle chez Vauvenargues pour laisser aucun doute sur la direction véritable de ses pensées. Quelles qu'aient pu être antérieurement les opinions par lesquelles il avait passé, Vauvenargues, à cette date de 1746' et jusqu'à sa mort, était donc et demeura dans des sentiments religieux, élevés, mais philosophiques et libres. Seulement, en homme respectueux et sage, il évitait de porter la controverse sur ce terrain, où ses amis, n'ayant pu l'attirer luimême, essayèrent depuis d'entraîner sa mémoire. Voltaire et même M. Suard ont été, après sa mort, infidèles à son esprit par la manière dont ils l'ont tiré à eux de ce côté. Il ne pouvait, certes, légitimement être invoqué à l'appui des opinions de la propagande philosophique, celui qui a dit: « Le plus sage et le plus courageux de tous les hommes, M. de Turenne, a respecté la religion, et une infinité d'hommes obscurs se placent au rang des génies et des âmes fortes, seulement à cause qu'ils la méprisent. »

La conclusion de M. Sainte-Beuve, comme on voit, revient à celle de Marmontel: Vauvenargues était un chrétien philosophe. Mais on peut se demander ce qui domiminait en lui, du philosophe ou du chrétien. Si l'on en juge d'après ses Réflexions et Maximes, c'est le philosophe; si l'on en juge d'après ces deux pièces que Voltaire traitait de capucinades, c'est le chrétien. Il s'agirait donc,

1 Date de la première édition de son livre.

avant tout, de savoir à quoi s'en tenir sur la valeur de ces deux pièces.

Elles n'avaient pas seulement déplu à Voltaire, et ses amis ne manquèrent pas de forger un petit mensonge philosophique pour leur ôter toute importance. L'ingénieuse invention est rapportée et très-bien réfutée par M. SainteBeuve dans son article sur Condorcet : « Condorcet, ditil, n'était pas religieux, ce qui peut paraître un malheur, mais ce qui est permis. Ce qui l'est moins, c'est qu'il était fanatique d'irréligion, et atteint d'une sorte d'hydrophobie sur ce point. Trouvant dans les œuvres de Vauvenargues deux morceaux qui sont une Prière et une Méditation religieuse, Condorcet, que ces morceaux gênaient, déclare sans hésiter qu'ils ont été trouvés dans les papiers de l'auteur après sa mort, qu'ils n'ont été écrits d'ailleurs que par une sorte de gageure; mais que les éditeurs ont jugé à propos de les ajouter aux Pensées de Vauvenargues, pour faire passer les maximes hardies qui sont à côté. Or, tout cela est inexact et contraire à la vérité, puisque c'est Vauvenargues lui-même qui, dans la première édition faite sous ses yeux et publiée de son vivant, fit insérer ces deux morceaux'. »

Vauvenargues mourut en 1747. Il avait préparé une nouvelle édition de son livre, dont l'impression ne fut achevée qu'après sa mort. On trouve à la fin de cette seconde édition la Méditation et la Prière, mais précédées de cet avis du libraire: « L'auteur avait résolu de ne point remettre dans cette nouvelle édition les deux pièces suivantes, les regardant comme peu assortissantes aux matières sur lesquelles il avait écrit. Son dessein était de

'Causeries du Lundi, tome III.

les rétablir dans un autre ouvrage, où leur genre n'aurait point été déplacé. Mais la mort qui vient de l'enlever m'ôtant l'espérance de rien avoir d'un homme si recommandable par la beauté de son génie, par la noblesse de ses pensées, et dont l'unique objet était de faire aimer la vertu, j'ai cru que le public me saurait gré de ne pas le priver de deux écrits aussi admirables pour le fonds que pour la dignité et l'élégance avec lesquelles ils sont traités, D

Si le rapport du libraire est exact, Vauvenargues avait sans doute composé ou du moins esquissé d'autres morceaux du même genre que la Méditation; car dans l'état de cruelle souffrance où il passa la dernière année de sa vie, on ne peut guère supposer qu'il ait formé le dessein de publier un écrit qu'il n'eût pas encore commencé. Mais, indépendamment de cette invraisemblance, et à supposer même que cet écrit ne fût qu'à l'état de projet, le projet seul indique assez que des pensées religieuses occupaient sérieusement l'esprit de Vauvenargues, durant sa dernière

année.

Cette considération ne me paraît pas favorable à l'hypothèse de M. Sainte-Beuve, qui croit la Méditation et la Prière antérieures aux autres écrits de Vauvenargues.

Il suffit d'ailleurs de lire la Prière pour se convaincre que Vauvenargues l'a écrite à une époque où la maladie l'avait déjà atteint, et où toutes ses espérances étaient brisées :

« O Dieu ! qu'ai-je fait ? Quelle offense arme votre bras contre moi? Quelle malheureuse faiblesse m'attire votre indignation? Vous versez dans mon cœur malade le fiel et l'ennui qui le rongent ; vous séchez l'espérance au fond de ma pensée; vous noyez ma vie d'amertume; les plai

sirs, la santé, la jeunesse m'échappent; la gloire, qui flatte de loin les songes d'une âme ambitieuse, vous me ravissez

tout....

« J'ai laissé tomber un regard sur les dons enchanteurs du monde, et soudain vous m'avez quitté; et l'ennui, les soucis, les remords, les douleurs, ont en foule inondé ma vie.

« O mon âme! montre-toi forte dans ces rigoureuses épreuves; sois patiente, espère à ton Dieu; tes maux finiront, rien n'est stable; la terre elle-même et les cieux s'évanouiront comme un songe.... >>

Quelques lignes de M. Sainte-Beuve nous aideront à fixer l'époque de la vie de Vauvenargues qui s'ajuste le mieux avec une telle composition:

Vauvenargues avait donné sa démission de capitaine au régiment du roi, et l'espoir de trouver un dédommagement dans la carrière diplomatique achevait de lui manquer par la ruine totale de sa santé, quand il vint demeurer à Paris pour s'y vouer uniquement aux lettres. Ce dut être à la fin de 1745 ou au commencement de 1746. Marmontel, très-jeune, qui le vit beaucoup dans cette année, nous l'a montré au naturel avec sa bonté affable, sa riche simplicité, sa douceur à souffrir, sa sérénité inaltérable et sa haute raison sans amertume..... Ce fut au printemps de 1746 que fut publiée, sans nom d'auteur, l'Introduction à la connaissance de l'esprit humain, suivie de Réflexions et de Maximes. Cette édition est la seule que Vauvenargues ait donnée lui-même ; il mourut l'année suivante, pendant qu'on imprimait la seconde. >>

Philosophes qui admiriez la constance de Vauvenargues, sa douceur à souffrir, sa sérénité inaltérable, sa haute raison sans amertume, vous ne saviez pas son secret: il

priait; et la Prière, cette capucinade, n'est qu'un des élans vers Dieu de cette âme chrétienne que M. Sainte-Beuve appelle « stoïque et tendre. »

En préparant la seconde édition de son livre, Vauvenar

gues

avait eu lui-même le sentiment d'un certain désaccord entre quelques-unes de ses maximes et la manière la plus commune de concevoir la vie chrétienne. Aussi a-t-il soin de s'en expliquer dans un avertissement spécial qui précède les Réflexions et Maximes :

< Comme il y a des gens qui ne lisent que pour trouver des erreurs dans un écrivain, j'avertis ceux qui liront ces Réflexions que s'il y en a quelqu'une qui présente un sens peu favorable à la piété, l'auteur désavoue ce mauvais sens, et souscrit le premier à la critique qu'on en pourra faire. Il espère, cependant, que les personnes désintéressées n'auront aucune peine à bien interpréter ses sentiments. Ainsi lorsqu'il dit: La pensée de la mort nous trompe parce qu'elle nous fait oublier de vivre, il se flatte qu'on verra bien que c'est de la pensée de la mort sans la vue de la religion qu'il veut parler. Et encore ailleurs, lorsqu'il dit: La conscience des mourants calomnie leur vie.... il est fort éloigné de prétendre qu'elle ne les accuse pas souvent avec justice. Mais il n'y a personne qui ne sache que toutes les propositions générales ont leurs exceptions. Si l'on n'a pas soin ici de les marquer, c'est parce que le genre d'écrire que l'on a choisi ne le permet pas. Il suffira de confronter l'auteur avec lui-même pour juger de la pureté de ses principes. D

M. Sainte-Beuve a très-bien remarqué que « la prédominance, la préoccupation toujours présente de l'action et de l'énergie vertueuse, supérieure et préférable à l'idée elle-même, » est un des caractères qui distinguent Vau

Litt. T. XIX.

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