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daires en supposant, chez les peuples attristés par la vue du monde au milieu duquel ils vivaient, le besoin de se transporter dans un monde idéal, pour y trouver des exemples à imiter et des consolations à la privation d'un bonheur réel. A défaut de récréations et de mouvement, ils auraient cherché daus la vie des saints, comme nous le faisons aujourd'hui dans les Mille et une Nuits, un aliment à l'activité de leur imagination '.

M. Guérard, persuadé que c'est dans les siècles barbares qu'il est le plus difficile de donner le change au mal physique par le bien moral, et que ce n'est pas au milieu du bouleversement des empires que les peuples se montrent le plus avides de récits d'aventures, cherche à la multiplication de la légende une cause différente. « Dans. des temps de violence, dit-il, l'Eglise n'ayant le plus souvent pour se défendre que les armes spirituelles, devait s'efforcer de remplir les esprits de respect et de crainte envers les lieux saints; elle enseignait donc combien il était dangereux de violer les tombeaux des martyrs et d'envahir leurs biens. Le but de l'hagiographe, sans aucun doute, était avant tout religieux; s'il écrivait, c'était pour l'édification des fidèles; mais ensuite il profitait des circonstances de ses récits pour assurer la situation temporelle de l'église et du monastère placé sous l'invocation de son héros. D'un côté, on attaquait les terres des saints par la violence; de l'autre, on les défendait, s'il est permis de parler ainsi, à coups de miracles, et afin de leur porter secours on mettait en campagne la milice céleste. »

Peut-être l'explication donnée par M. Guérard est-elle, elle-même, encore trop subtile. La légende, ce nous sem

Cours de littérature, XVIIme leçon.

ble, naissait autour du berceau d'une société dans l'enfance comme sont nés, dans la bouche de nos mères et de nos grand'mères, les récits merveilleux qui ont charmé nos premières années. Chaque âge dans l'histoire, comme chaque âge dans la vie de l'homme, a la littérature qui lui est propre, et qui naît sans effort des besoins qui lui sont naturels. Aussi M. Guérard dit-il bien ailleurs : « L'historien sacré avait rarement besoin de rien inventer, car il lui suffisait le plus souvent de recueillir les traditions qui avaient cours parmi les populations ignorantes, crédules, et toujours disposées à trouver à tout des causes surnaturelles. » Il est vrai de dire, après cela, que c'est à l'aide de ces croyances populaires que le clergé a pu résister aux usurpations des grands, et qu'il s'est maintenu propriétaire à travers des révolutions qui ne laissaient debout d'autre droit que celui du plus fort.

Du reste l'éducation, comme il devait être en de telles conditions, était plus propre à imprimer des habitudes qu'à développer l'intelligence. Elle se composait d'obéissance, de récits, de spectacles. Elle peut avoir été, à bien des égards, celle qui convenait à l'âge dont nous parlons; il serait déplorable de la voir appliquer à un âge plus avancé de la société. Elle s'alliait à une multitude de superstitions. On venait dans les lieux saints « consulter les sorts; » on eût voulu retrouver dans le sanctuaire les oracles de l'antiquité sacerdotale. Le malade allait chercher la santé dans un air sanctifié par les miracles; on l'accueillait dans le temple, et souvent il y demeurait plusieurs mois, le jour, la nuit, observant les pratiques dont il attendait sa guérison. Qui ne sait le concours des fidèles aux tombeaux des saints! Qui ne sait leur empressement autour des reliques nouvelles, et leur hâte à profiter les premiers

de la vertu miraculeuse du saint « qui n'avait pas encore La crédulité provoquait la fraude et la fraude multipliait les superstitions.

servi!

V

Comme l'éducation, le clergé distribuait au peuple la justice. Ne perdons point de vue que, durant la période qui nous occupe, l'Eglise était tellement identifiée avec l'Etat qu'il y avait plutôt confusion que rivalité entre eux. Ce qu'on nomme le pouvoir civil n'avait pas plus d'existence à part que ce que nous nommons le pouvoir ecclésiastique. Le magistrat étendait sa compétence sur les choses de l'Eglise, et le prêtre sur celles de l'Etat. S'il n'était dans le droit, il était dans les prétentions du souverain de régler les articles de dogme et de discipline. D'un autre côté, les évêques, en vertu même de leur caractère religieux, s'étaient vus invités à prendre un grand rôle dans les affaires publiques. C'est ainsi que la juridiction civile était tombée pour la meilleure part en leurs

mains.

C'était, comme le dit M. Guérard, le peuple qui, trouvant peu de sûreté du côté de la justice civile, avait couru au-devant de la juridiction ecclésiastique. « Et quelles institutions pouvaient lui être plus chères que celles de l'Eglise? Quel autre lieu que le temple lui rappelait des idées de bienfaisance, d'ordre et de paix? Tous avaient sujet d'aimer le temple. Pour le serf, c'était un asile contre la cruauté de son maître; c'était aussi le lieu dans lequel un jour peut-être il recouvrerait sa liberté. C'était là que l'affranchi, après avoir obtenu la sienne, trouvait la protection dont il avait besoin pour la conserver, tandis que l'homme libre lui-même y voyait la garantie officielle que réclamait

la liberté de sa personne et la possession de ses biens. C'était le centre de tous les intérêts, le refuge de tous les malheureux, et les malheureux composaient alors presque toute la nation. Attenter aux temples, c'eût été à la fois attenter à la religion, à la société, à tous les droits nationaux et populaires. De patrie, le peuple n'en avait point d'autre que l'Eglise, et l'Eglise était tout pour lui. Elle était la colonne sans laquelle l'édifice social et la civilisation antique fussent tombés ensemble dans l'abîme. »

Pour comprendre bien ce qu'était l'Eglise en ces temps, on ne saurait trop nettement les distinguer d'avec les nôtres. On ne songeait guère alors aux institutions qui nous préoccupent; on préférait de beaucoup l'assemblée des fidèles aux plaids et aux champs-de-Mars; on tenait bien plus à l'exercice de ses droits religieux qu'à celui de ses droits politiques, parce que l'État religieux était bien supérieur à l'Etat politique, et que, hors de l'Eglise, tous les droits de l'homme étaient à peu près méconnus. « Les masses, » dit M. Guérard, il n'ose dire le peuple, « n'avaient le sentiment ni de leurs droits, ni de leurs devoirs, ni même de leurs intérêts de société. Les principes de liberté et d'égalité civile leur étaient entièrement inconnus, et ce qu'on pourrait prendre chez elles pour des tentatives d'indépendance étaient purement des actes désordonnés. »

Tels qu'étaient ces pauvres gens, ils ne savaient donc que rechercher, presque en toute cause, l'appui de l'évêque; que recourir, presque en tous leurs différends, au jugement du clergé. Ils allaient au temple, non- seulement pour les offices, mais pour leurs affaires. Un maître s'y rendait pour réclamer son esclave qui s'y était réfugié, et l'esclave ne lui était remis qu'après serment fait de ne pas

Litt. T. XIX.

2

le maltraiter. Le maître affranchissait-t-il son serf, c'était auprès de l'autel que cet acte était célébré.

Le marché se tenait près de l'église. Un différend s'élevait-il entre l'acheteur et le vendeur sur la qualité de l'objet en vente, ils entraient dans le temple, parfois suivis de la vache ou du porc, objets de la négociation, et le vendeur jurait devant le saint patron du lieu la vérité de ses allégations. Il arrivait aussi que, pour soustraire leurs récoltes à la spoliation, les paysans fissent du temple leur grange et leur grenier. Les ventes, les donations, tous les actes publics ou privés étaient passés et mis en écrit dans les églises. Il n'était guère d'autres archives que celles qui

se conservaient dans les saints lieux.

Le cabaret même était assez fréquemment transporté dans les parvis. Culte, affaires, plaisirs, le peuple voulait trouver tout réuni dans l'église. On servait donc des banquets dans les lieux saints; on y dressait des tables et des lits, les prêtres se transformaient en taverniers ; puis l'église finissait par être convertie en salle de danses et par retentir de chants profanes. Cet usage s'établit si bien que les conciles, ne pouvant l'interdire, furent réduits à s'efforcer seulement de le restreindre.

C'était à toute heure que l'Eglise était assiégée par une foule qui lui demandait un refuge et un appui. Voulait-on se purger d'une accusation, on se rendait dans le temple avec ses conjurateurs, et l'on prononçait sur l'autel le serment d'usage. Les épreuves judiciaires, ou jugements de Dieu, étaient accompagnées de cérémonies religieuses, et l'Eglise se transformait, en certains jours, en arène de justice, en tribunal et en champ clos. Parfois aussi ses dalles devenaient un théâtre de rixes et de combats. On entrait en armes, on s'égorgeait dans le temple. Ce fut à

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