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matelots se portent sur les noires figures: le choix des victimes est fait.

Mais comment jeter impunément à la mer ces vigoureux enfants du Sénégal, dont le corps pesant et les forces athlétiques opposerait une vigoureuse résistance à des volontés homicides? Point de doute, ils se débattraient; et une pareille lutte, au milieu d'un frêle bateau que le moindre mouvement peut submerger, ne tarderait pas છે. le livrer aux abîmes de l'onde. L'orage redoublait de violence il n'y a pas de moments à perdre; une nouvelle décision est prise. Hodout, le sang glacé dans les veines, se couvre le visage de ses mains: les femmes et l'enfant périront.

Un nègre avait ouï la sentence; il frappe sur l'épaule de son frère de couleur; il échange à voix basse avec lui quelques paroles vives et brèves; puis, s'adressant à Madame Malfit:

-Lui et moi, dit-il, faire place. Maîtresse à nous revoir patrie.

Il se tourne vers le capitaine, et continue d'un ton solennel:

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-Jure à nous de sauver maîtresse! et nous. tout de suite

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à la mer!

Oh! répond le chef attendri, je le jure, et devant Dieu lui-même

-Non, interrompt Madame Malfit, que ces mots venaient d'éclairer; non, je n'accepte point ce dévouement admirable; mes nègres sont jeunes et braves, leur force peut vous secourir. Mais, moi inutile . . . . et à charge je suis prête; une prière seulement! que mon enfant du moins soit sauvé!... qu'il soit le vôtre, capitaine!

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La pauvre mère, tout en larmes, arrachant son fils au, sein de la nourrice, l'élevant en ce moment dans ses bras, et, à la lueur des éclairs, le présentait au chef du navire. Ah! passagers et matelots, adoptaient l'enfant de la

veuve.

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-Pauvre petit! nous l'embrasser! s'écrient avec transports les deux nègres, en pressant de leurs noirs visages la blanche figure de l'enfant. Adieu! petit maître! à là-haut.

Et du doigt ils montraient le ciel.

Puis, aux longs éclats de la foudre, tous deux s'élancent à la mer, tous deux roulent au fond des gouffres! Prodige inespéré ! il ne faudra plus de victimes! ce dévouement sublime a désarmé la colère céleste. Le vent tombe, et l'orage a fui . L'embarcation fut sauvée.

Le vicomte d'Arlincourt.

LE JEUNE BACCHUS ET LE FAUNE.

UN jour le jeune Bacchus, que Silène instruisait, cherchait les Muses dans un bocage dont le silence n'était troublé que par le bruit des fontaines et par le chant des oiseaux. Le soleil n'en pouvait, avec ses rayons, percer la sombre verdure. L'enfant de Sémélé, pour étudier la langue des dieux, s'assit dans un coin au pied d'un vieux chêne, du tronc duquel plusieurs hommes de l'âge d'or étaient nés. Il avait même autrefois rendu des oracles, et le Temps n'avait osé l'abattre de sa tranchante faux.

Auprès de ce chêne sacré et antique se cachait un jeune faune, qui prêtait l'oreille aux vers que chantait l'enfant, et qui marquait à Silène, par un ris moqueur, toutes les fautes que faisait son disciple. Aussitôt les naïades et les autres nymphes du bois souriaient aussi. Le critique était jeune, gracieux et folâtre; sa tête était couronnée de lierre et de pampres; ses tempes étaient ornées de grapes de raisin. De son épaule gauche pendait sur son côté droit en écharpe un feston de lierre, et le jeune Bacchus se plaisait à voir ces feuilles consacrées à sa divinité.

Le faune était enveloppé, au-dessous de la ceinture, par la dépouille affreuse et hérissée d'une jeune lionne qu'il avait tuée dans les forêts. Il tenait dans sa main une

houlette courbée et noueuse. Sa queue paraissait derrière se jouant sur son dos. Mais comme Bacchus ne pouvait souffrir un rieur malin, toujours prêt à se moquer de ses expressions, si elles n'étaient pures et élégantes, il lui dit d'un ton fier et impatient: "Comment oses-tu te moquer du fils de Jupiter?" Le faune répondit sans s'émouvoir: "Eh! comment le fils de Jupiter ose-t-il faire quelque faute?"

Fénelon.

TA

LES BUISSONS.

DANS une riante soirée de mai, M. d'Ogères était assis avec Armand, son fils, sur le penchant d'une colline, d'où il lui faisait admirer la beauté de la nature, que le soleil couchant semblait revêtir, dans ses adieux, d'une robe de pourpre. Ils furent distraits de leur douce rêverie par les chants joyeux d'un berger qui ramenait son troupeau bêlant de la prairie voisine. Des deux côtés du chemin qu'il suivait, s'élevaient des buissons d'épines, et aucune brebis ne s'en approchait, sans y laisser quelque dépouille de sa toison.

Le jeune Armand entra en colère contre ces ravisseurs. "Voyez-vous, mon papa," s'écria-t-il, ❝ces buissons qui dérobent aux brebis leur laine? Pourquoi Dieu a-t-il fait naître ces méchants arbustes? ou pourquoi les hommes ne s'accordent-ils pas pour les exterminer? Si les pauvres brebis repassent encore dans le même endroit, elles vont y laisser le reste de leurs habits. Mais non, je me leverai demain à la pointe du jour, je viendrai avec ma serpette, et ritz ratz, je jetterai à bas toutes ces broussailles. Vous viendrez aussi avec moi, mon papa; vous porterez votre grand couteau de chasse, et l'expédition sera faite avant l'heure du déjeuner." "Nous songerons à ton projet," lui répondit M. d'Ogères. "En attendant, ne sois pas si injuste envers ces buissons, et rappelle-toi ce que nous faisons vers la St. Jean,"

-Et quoi donc, mon papa?

N'as-tu pas vu les bergers s'armer de grands ciseaux, et dérober aux brebis tremblantes, non pas des flocons légers de leur laine, mais toute leur toison?

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Il est vrai, mon papa, parcequ'ils en ont besoin pour se faire des habits; mais les buissons qui les dépouillent par pure malice, et sans en avoir aucun besoin!

-Tu ignores à quoi ces dépouilles peuvent leur servir ; mais supposon's qu'elles leur soient inutiles, le seul besoin d'une chose est-il un droit pour se l'approprier?

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Mon papa, je vous ai entendu dire que les brebis

perdent naturellement leur toison vers ce temps de l'année; ainsi il vaut bien mieux la prendre pour notre usage que de la laisser tomber inutilement.

-Ta réflexion est juste. La nature a donné à toutes les bêtes leur vêtement, et nous sommes obligés de leur emprunter le nôtre, si nous ne voulons pas aller tout nus, et rester exposés aux injures cruelles de l'hiver.

- Mais le buisson n'a pas besoin de vêtements. Ainsi, mon papa, il n'est plus question de reculer; il faut dès demain jeter à bas toutes ces épines. Vous viendrez avec moi, n'est-ce pas ?

-Je ne demande pas mieux. Allons, à demain au matin, dès la pointe du jour.

Armand, qui se croyait d'abord un héros, de la seule idée de détruire de son petit bras cette légion de voleurs, eut de la peine à s'endormir, occupé, comme il l'était, de ses victoires du lendemain. A peine les chants joyeux des oiseaux perchés sur les arbres voisins de ses fenêtres eurent-ils annoncé le retour de l'aurore, qu'il se hâta d'éveiller son père. M. d'Ogères, de son côté, peu occupé de la destruction des buissons, mais charmé de trouver l'occasion de montrer à son fils les beautés ravissantes du jour naissant, ne fut pas moins empressé à sauter de son lit. Ils s'habillèrent à la hâte, prirent leurs armes, et se mirent en chemin pour leur expédition. Armand allait

le premier, d'un air de triomphe, et M. d'Ogères avait bien de la peine à suivre ses pas. En approchant des buissons, ils virent de tous les côtés de petits oiseaux qui allaient et venaient, en voltigeant sur leurs branches. "Doucement." dit M. d'Ogères à son fils; "suspendons un moment notre vengeance, de peur de troubler ces innocentes créatures. Remontons à l'endroit de la colline où nous étions assis hier au soir, pour examiner ce que les oiseaux cherchent sur ces buissons d'un air si affairé." Ils remontèrent la colline, s'assirent, et regardèrent. Ils virent que les oiseaux emportaient dans leurs becs les flocons de laine que les buissons avaient accrochés la veille aux brebis. Il venait des troupes de fauvettes, de pinsons, de linottes et de rossignols, qui s'enrichissaient de ce butin.

"Que veut dire cela?" s'écria Armand, tout étonné. "Cela veut dire,” lui répondit son père, "que la Pro

vidence prend soin des moindres créatures, et leur fournit toutes sortes de moyens pour leur bonheur et leur conservation. Tu le vois, les pauvres oiseaux trouvent ici de quoi tapisser l'habitation qu'ils forment d'avance pour leurs petits. Ils se préparent un lit bien doux pour leur jeune famille. Ainsi, cet honnête buisson, contre lequel tu t'emportais hier si légèrement, allie les habitants de l'air avec ceux de la terre. Il demande au riche son superflu, pour donner au pauvre ses besoins. Veux-tu venir à présent le détruire?" "Que le ciel nous en préserve!" s'écria Armand. "Tu as raison, mon fils, reprit M. d'Ogères: "qu'il fleurisse en paix, puisqu'il fait de ses conquêtes un usage si généreux!” Berquin.

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ARNAUD BERQUIN, né à Bordeaux, en 1749, est connu principalement par son ouvrage L'Ami des enfants, chef-d'œuvre de style, où il donne à la jeunesse les plus hautes leçons de sagesse et de vertu. Il mourut à Paris en 1791.

LA JUSTICE ET LA CHARITÉ.

NE pas faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit, voilà la justice.

Faire pour autrui, en toute rencontre, ce que nous voudrions qu'il fit pour nous, voilà la charité.

Un homme vivait de son labeur, lui, sa femme et ses petits enfants; et comme il avait une bonne santé, des bras robustes, et qu'il trouvait aisément à s'employer, il pouvait sans trop de peine pourvoir à sa subsistance et à

celle des siens.

Mais il arriva qu'une grande gêne étant survenue dans le pays, le travail y fut moins demandé, parce qu'il n'offrait plus de bénéfices à ceux qui le payaient, et en même temps le prix des choses nécessaires à la vie aug

menta.

L'homme de labeur et sa famille commencèrent donc à souffrir beaucoup. Après avoir bientôt épuisé ses modiques épargnes, il lui fallut vendre pièce à pièce ses

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