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"Hélas! non,

"Vous n'avez plus de père, mon ami?"
Monsieur; cette perte a changé tout mon avenir."

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"Il ne faut jamais désespérer du ciel," continua l'étranger, "il est fécond en ressources. Votre père avait donc connu l'aisance ?" "La richesse, Monsieur," répondit Pierre; "il équipait des navires au Havre-de-Grâce, et faisait à ses frais le commerce avec l'Amérique. Vinrent des jours et des nuits terribles, où les vents et les mers furent contraires à ses entreprises. Les navires périrent corps et biens. Alors il rassembla ses dernières ressources, et, sur le bâtiment d'un autre, avec une faible pacotille, il partit lui-même pour l'Amérique, afin de tenter un dernier effort. Il nous quitta en nous baignant de larmes, et promettant de revenir dans un an. Pendant son absence, ma mère fut réduite à travailler pour nous faire vivre, ma sœur et moi; mais l'espérance de revoir dans peu celui qu'elle attendait suffisait pour soutenir son courage. Un jour, ah! Monsieur, comment vous raconter cela! nous étions, ma sœur et moi, au bord de la mer, cherchant à l'horizon lointain si nous n'apercevrions pas la voile qui devait nous ramener notre père, et déjà, dans notre pressentiment filial, nous croyions la distinguer dans chacune de celles qui voguaient vers le Havre. Tout-àcoup, une affreuse tempête vint à s'élever; les flots amoncelés battaient avec fracas de leur écume les rochers et la plage; de toutes parts, des navires que l'on avait vus voguer tout à l'heure paisiblement, tiraient le canon de détresse ; l'un d'eux, celui qui était le plus rapproché du port, semblait prêt à s'abîmer sous des vagues qui, de leur sommet, le rejetaient dans un gouffre effrayant. Comme par un mouvement instinctif, ma sœur épouvantée agita son mouchoir du côté du navire en détresse, tandis que moi, les pieds baignés par l'onde furieuse, et prête à m'entraîner, j'étais tombé aux pieds de ma sœur, mêlant mon cri de désespoir à celui de sa terreur. Hélas! Monsieur, notre pressentiment ne nous avait point trompés. Du navire qui faisait le sujet de notre effroi, s'échappa un long cri d'horreur, suivi presque aussitôt d'un profond silence: il avait disparu sous les flots. Deux matelots seulement, qui parvinrent, après mille efforts, à sauver leurs jours, apportèrent le lendemain à notre mère l'affreuse

nouvelle que notre père était sur le bâtiment naufragé, et avait péri, si près du port, avec tout l'équipage. Ma mère, dont six années de deuil n'ont point calmé la douleur, mais qui eut la force de se conserver pour sa jeune famille, quitta le Havre et vint fixer sa misère aux environs de Rouen. Elle nous fit vivre comme elle put et tant qu'elle put du travail de ses mains; mais ses forces commençaient à défaillir; ce fut alors que ma sœur et moi nous nous dîmes que nous étions assez grands, et que c'était à notre tour de travailler pour notre mère. Je convins de me charger de tous les travaux du dehors, tandis que ma sœur s'occuperait des travaux du dedans. Nous courûmes faire part de nos plans à notre mère; elle les adopta, et nous louâmes cette cabane d'un vieux pêcheur qui se retirait et qui nous céda sa barque ainsi que ses filets. Avec le temps, nous avons payé tout cela; je travaille et nous vivons, quoique bien misérablement sans doute, surtout quand je songe à ce qu'a été ma mère et à ce qu'aurait pu être ma sœur." "Vous avez fait pour elles au-delà de votre âge et de vos forces, mon enfant." "Il me manque quelque chose encore, Monsieur; c'est de trouver les moyens de rendre enfin aux vieux jours de ma mère, et de donner à la jeunesse de ma sœur, non pas la fortune, mais au moins le bien-être." "C'est une noble ambition. Me direz-vous au moins ce que vous prétendez faire pour atteindre le but que vous vous proposez ?" "Tout simplement, Monsieur, redoubler de travail; s'il est possible, élargir mon petit commerce, et puis, comme vous disiez tout à l'heure, le ciel est fécond en ressources," repartit Pierre. "Allons mon ami, mes affaires me rappellent au rivage," dit alors l'inconnu; "regagnons le port."

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En sortant de la barque, l'étranger serra affectueusement la main du jeune homme en signe d'adieu, et il disparut comme un éclair.

Avant d'aller annoncer à sa mère son heureuse matinée, Pierre rentra un instant dans sa barque pour examiner les réparations qu'il aurait à faire à ses filets. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'en les soulevant il aperçut à ses pieds une bourse qui renfermait plus de deux mille francs en or! Sa première pensée fut de croire que c'était un

oubli de l'inconnu, et, courant sur-le-champ après lui, il l'aperçut qui causait au milieu d'un groupe d'étrangers. "Monsieur," lui dit Pierre, "voici une bourse que vous avez oubliée tout à l'heure dans ma barque." "C'est une erreur, je n'ai rien oublié dans votre barque: mais cette bourse, fût-elle à moi, mon ami, je vous dirais de la garder pour prix de votre probité!"

“Mais au moins, Monsieur, vous me direz votre nom, afin que je sache quel est mon bienfaiteur." Pour toute réponse, l'homme à qui il s'adressait se dégagea de la foule en détachant l'agrafe de son manteau, qui tomba dans les mains du pauvre Pierre de plus en plus surpris. Le pêcheur se décida enfin à retourner au logis. Pierre fit deux parts égales de son trésor. "Avec cette part," dit-il à sa mère, "vous serez moins malheureuse avec cette autre, je ferai mes efforts pour relever l'honneur de la mémoire de mon père. J'élèverai dans la ville un petit commerce en rapport avec mes ressources; et, si Dieu me prête appui, la prospérité qui nous arrive aujourd'hui ne nous abandonnera pas.'

;

Pierre fit ainsi qu'il l'avait annoncé. Son commerce, étroit d'abord s'agrandit en peu d'années, et la persévérance, unie à un ordre parfait, donna bientôt au jeune homme les moyens d'acquitter les dettes de son père, d'assurer une honnête aisance à sa mère, et de marier honorablement sa sœur.

LETTRE A M. DE GRIGNAN,

SUR LA MORT DE TURENNE.

1675.

C'EST à vous que je m'adresse, mon cher comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France; c'est celle de Monsieur de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi à Versailles : le roi en a été affligé, comme on doit l'être de la

mort du plus grand capitaine et du plus honnête homme du monde toute la cour fut en larmes, et M. de Condom pensa s'évanouir. On était près d'aller se divertir à Fontainebleau; tout a été rompu; jamais un homme n'a été regretté si sincèrement; tout ce quartier où il a logé, et tout Paris, et tout le peuple, était dans le trouble et dans l'émotion; chacun parlait et s'attroupait pour regretter ce héros. Je vous envoie une très-bonne relation de ce qu'il a fait quelques jours avant sa mort.

Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé; et comme il avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d'Elbeuf: "Mon neveu, demeurez là, vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnaître." M. d'Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il allait, lui dit: "Monsieur, venez par ici; on tirera du côté où vous allez."-"Monsieur," lui dit-il, "vous avez raison; je ne veux point du tout être tué aujourd'hui, cela sera le mieux du monde." Il eut à peine tourné son cheval, qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit: "Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là." Monsieur de Turenne revint, et, dans l'instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassé du même coup qui emporta le bras et la main qui tenait le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporte où il avait laissé le petit d'Elbeuf; il était penché le nez sur l'arçon : dans ce moment le cheval s'arrête; le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais. Songez qu'il était mort, et qu'il avait une partie du cœur emportée; on crie, on pleure: M. d'Hamilton fait cesser ce bruit, et ôter le petit d'Elbeuf, qui s'était jeté sur son corps, qui ne voulait pas le quitter, et qui se pâmait de crier. On couvre le corps d'un manteau; on le porte dans une haie; on le garde à petit bruit ; un carrosse vient, on l'emporte dans sa tente; ce fut là où M. de Lorge, M. de Roye et beaucoup d'autres, pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu'on avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes

et les cris faisaient le véritable deuil: tous les officiers avaient pourtant des écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts; il ne battaient qu'un coup; les piques traînantes, et les mousquets renversés; mais ces cris de toute une armée ne peuvent pas se représenter sans que l'on n'en soit ému.

Écoutez, je vous prie, une chose qui est, à mon sens, fort belle: il me semble que je lis l'histoire romaine. SaintHilaire, lieutenant-général de l'artillerie, fit prier M. de Turenne, qui allait d'un autre côté, de se détourner un instant pour venir voir une batterie: c'était comme s'il eût dit: Monsieur, arrêtez-vous un peu, car c'est ici que vous devez être tué. Un coup de canon vient donc, et emporte le bras de Saint-Hilaire, qui montrait cette batterie, et tue M. de Turenne: le fils de Saint-Hilaire se jette à son père, et se met à crier et à pleurer. Taisezvous, mon enfant, lui dit-il, voyez (en lui montrant M. de Turenne roide mort), voilà ce qu'il faut pleurer éternellement, voilà ce qui est irréparable; et sans faire nulle attention sur lui, se met à crier et à pleurer cette grande perte. Mme. de Sévigné.

MARIE DE RABUTIN CHANTAL, marquise de SÉVIGNÉ, née en 1627, a laissé à la postérité une série de lettres qui sont considérées avec raison comme le chef-d'œuvre épistolaire du siècle de Louis XIV. Elle mourut en 1696.

DIX MILLE LIVRES DE RENTE.

QUAND j'avais dix-huit ans-je vous parle d'une époque bien éloignée-j'allais, durant la belle saison, passer la journée du dimanche à Versailles, ville qu'habitait ma mère. Pour m'y transporter, j'allais presque toujours à pied, rejoindre sur cette route une des petites voitures qui en faisaient alors le service.

En sortant des barrières, j'étais toujours sûr de trouver un grand pauvre qui criait d'une voix glapissante: La charité, s'il vous plaît, mon bon Monsieur! De son côté,

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