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ment, mais cet effort est à base foncière de paresse d'esprit et d'arrivisme.

Il ne faut pas craindre de le dire cette habitude de passivité intellectuelle entraine une lamentable disposition à la servitude, car on ne conçoit plus la vie morale et sociale que comme celle d'un atelier où l'ordre matériel, l'hygiène, et l'extrême division du travail sont des lois utiles à observer. C'est ainsi que la dissolution de la personnalité intellectuelle que je signalais tout à l'heure est corrélative, comme il est naturel, de l'affaissement du caractère. On imagine difficilement les énormités que débitent tranquillement certains candidats, sur « le droit au bonheur par tous les moyens », sur « le droit que nous aurions de tuer quelqu'un, si la société ne s'y opposait pas », sur l'effacement de nos libertés devant l'autorité qui maintient par la force l'ordre extérieur. Passe encore si de telles assertions traduisaient un sens réel de l'autorité véritable et de la discipline salutaire ! Mais non, il n'y a ici qu'une sorte d'abdication égoïstement consentie par crainte des risques et désir de tranquillité.

Pour prévenir tout malentendu, qu'on veuille bien me pardonner de rappeler brièvement que toute préoccupation politique est absolument étrangère à ce rapport et que même le rapporteur n'est pas seulement un vieil universitaire, mais encore un très vieux républicain : j'ai cru simplement qu'après avoir écouté les libres appréciations de mes collègues de l'Enseignement supérieur et de l'Enseignement secondaire, j'avais le devoir, comme doyen, de les prendre à mon compte, parce qu'elles m'ont paru justes et qu'elles ne concordaient que trop entre elles ; et si je les ai exprimées avec franchise, et peut-être avec émotion, c'est parce qu'il ne s'agit plus seulement ici du baccalauréat, mais des intérêts suprêmes de l'Université et de la Patrie.

En effet, des rapports de mes collaborateurs que je viens de résumer, quand je ne les ai pas littéralement transcrits, et des nombreuses conférences que j'ai eues avec eux au cours des examens, il ressort nettement pour moi que la crise que nous avons à combattre, ce n'est pas seulement celle d'une partie de l'enseignement, mais celle de l'esprit national.

Des causes morales et des causes intellectuelles ont contribué à la faire naître. Pour y remédier il faut donc, je le crois, modifier les conditions intellectuelles et morales, les méthodes et les pratiques de notre enseignement: se défier d'une spécialisation prématurée et d'une préparation par trop technique, revenir à la tradition d'un professeur principal pour chaque classe, aérer les programmes et ouvrir des avenues et perspectives aux intelligences; viser à développer avant tout le pouvoir de l'esprit, et cela dans l'intérêt même des futurs spécialistes; faire une part plus grande à l'imagination, à l'enthousiasme, aux préoccupations idéales, développer enfin le sens de l'énergie morale, remettre en honneur le goût de l'effort et le culte de la liberté.

C'est seulement à ce prix, j'en ai la conviction profonde, que nous pourrons restaurer la culture générale et, par elle, préparer, non pas seulement des meilleurs candidats au baccalauréat, mais, ce qui importe davantage, de meilleurs citoyens à notre démocratie. »>

4 SÉRIE, TOME XIII.

N° 6

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BIBLIOGRAPHIE

ACHILLE LEHAUT, docteur en théologie, L'Eternité des peines de l'enfer dans S. Augustin, in-8°, 205 p., Paris, Beauchesne, 1912 (Bibliothèque de théologie historique).

L'auteur a divisé son travail en trois parties d'inégale longueur. Dans la première (p. 3-41), il nous fait connaître les adversaires que rencontra, au temps de S. Augustin, le dogme de l'éternité des peines. Il les classe en trois groupes: les origénistes, les miséricordieux et les incroyants. L'exposé de leur réfutation par S. Augustin forme la deuxième partie de l'ouvrage (p. 51-124). La troisième (p. 127-202) est consacrée à nous montrer comment S. Augustin a exprimé et expliqué sur ce sujet la doctrine catholique.

C'est à l'examen de cette dernière partie que nous nous sommes arrêté le plus volontiers. Les deux premières en effet, purement historiques, relèvent surtout de l'érudition. Disons seulement qu'on éprouve en les lisant l'impression très vive que l'auteur est familiarisé de longue date avec la pensée du grand évêque. Ses interprétations sont toujours appuyées sur d'abondantes citations, assez claires et assez amples pour qu'on n'ait pas à redouter un démenti du contexte. Elles montrent jusqu'à l'évidence que S. Augustin a toujours défendu le dogme de l'enfer éternel. Des objections qu'il réfute successivement, plusieurs sans doute, comme celles de l'origénisme, sont particulières à une époque. Mais quelques autres ont survécu, et nous les entendons formuler encore aujourd'hui contre le terrible dogme. Il y a certes grand profit à les voir résoudre par un esprit aussi puissant.

Comme nous l'avons dit, M. Lehaut ne s'en est point tenu à cet exposé documentaire et tout historique. A l'aide des principes augustiniens, il a cherché à définir les relations qui relient au péché les châtiments éternels. S. Augustin n'a jamais été amené à construire une telle synthèse: il nous en fournit cependant tous les éléments. Les mondains » ne peuvent admettre qu'un Dieu infiniment bon inflige pour des fautes

d'un instant des supplices sans fin. Ils croient voir là une insurmontable contradiction. Elle y serait, en effet, si la justice divine était telle qu'ils la conçoivent, si Dieu était «< un toutpuissant despote, qui réside loin de nous dans une sorte d'olympe d'où il prononce, contre les violateurs de ses commandements, des peines auxquelles son caprice assigne ou n'assigne pas de limite ». Sans doute l'éternité malheureuse du pécheur est un châtiment divin. Mais ce n'est pas un châtiment infligé du dehors, à la façon des sanctions humaines. La peine est ici un fruit » du péché. Nous ne pouvons que renvoyer aux belles pages où M. Lehaut nous montre, après S. Augustin, comment, le bonheur de l'homme n'étant qu'en Dieu, celui qui se détourne de Lui se détourne du même coup de l'éternelle béatitude. « et factus est malo dignus aeterno, qui hoc in se peremit bonum, quod esse posset aeternum ». Le sort du pécheur qui refuse Dieu sera donc un éternel tourment, puisqu'il n'existe, en dehors de Dieu, aucune parcelle de bonbeur capable de durer ». Et si Dieu veut que nous n'ayons de repos qu'en Lui, s'Il a fait notre cœur assez vaste pour que lui seul puisse en combler les désirs, n'est-ce point là une preuve de son amour? « In ipsa misera inquietudine.., satis oslendis quam magnam creaturam rationalem feceris, cui nullo modo sufficit ad beatam requiem quidquid te minus est, ac per hoc nec ipsa sibi ». Nous plaindrons-nous de ce privilège, à cause de la redoutable alternative qu'il pose? Nous n'en aurions le droit que si le choix entre le bonheur ou le malheur sans fin ne dépendait pas de notre libre volonté.

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Il y a donc de réels rapports entre l'amour infini de Dieu et le dogme des peines éternelles. Si l'on se place dans cette perspective, on voit aussitôt bien des difficultés s'évanouir. L'auteur ne se flatte pas d'avoir dissipé toute obscurité. En tout cas, il a apporté beaucoup de lumière sur un point particulièrement délicat. Par là, son travail dépasse la portée ordinaire des études de ce genre. Il est bon sans doute d'établir avec précision quelle a été, sur les divers points de la doctrine, la pensée exacte des Pères. Mais celui qui, ne se bornant pas à ce rôle d'historien, interroge en croyant les témoins de la Tradition et s'efforce de mieux pénétrer, grâce à leurs enseignements, le sens de nos dogmes accomplit une œuvre autrement féconde et bienfaisante. M. Lehaut a eu cette préoccupation et beaucoup l'en remercieront.

A.

J. ZEILLER, L'idée de l'Etat dans S. Thomas d'Aquin, Paris, Alcan, 1910, in-8°, X-210 pages, prix 3 fr. 50.

Ce livre, informé et clair, qui touche les philosophes autant que les historiens, est une précieuse contribution à l'histoire des idées politiques.

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La première partie nous expose les idées de S. Th. sur la Politique d'après les sources, discutées elles-mêmes dans un chapitre préliminaire. Dans les trois premiers chapitres, M. J. Z. étudié successivement la doctrine de S. Th., quant aux trois problèmes qui lui ont paru les principaux : comment se produit et se justifie le pouvoir dans les sociétés ; les formés diverses que le pouvoir peut prendre (monarchie, aristocratie, politie 1) et leur valeur respective; sa forme la meilleure, le gouvernement mixte, qui est un tempérament des formes extrêmes l'une par l'autre, une composition entre des tendances opposées. Les deux derniers chapitres mettent en lumière la fin morale de l'Etat, les conditions qui résultent pour lui de la présence de l'Eglise, les rapports du temporel et du spirituel. La seconde partie est formée par l'analyse des idées exposées dans la première. L'intérêt se porte d'abord sur ce qui vient, à la pensée de S. Th., de l'antiquité païenne (chap. I), puis de l'inspiration chrétienne (chap. II). Il grandit encore lorsque nous sommes mis à même de constater combien S. Th. a employé l'observation ; un parallélisme suivi se décèle (chap. III) entre le spectale des gouvernements qu'il pouvait observer, et cet idéal du gouvernement tempéré qui est le sien ; Italien 'origine, il a le goût du régime constitutionnel, qu'il a trouvé dans les républiques municipales de l'Italie du Nord (p. 112); mais c'est aussi un homme qui a vécu en France, y a admiré le gouvernement de S. Louis, et, au fond, y a pris son idéal (passim, et p. 192); c'est enfin un homme qui a beaucoup voyagé, au moins pour son temps: en Angleterre (p.103), en Allemagne (p. 108). Avec lui d'abord, puis sans lui, mais à travers tous les pays et toutes les coutumes du xin siècle M. J. Z. nous fait constater l'organisation équilibrée et harmonieuse des cités, des provinces, des Etats chrétiens. Il est

1. Politia (rodereía) est le terme par lequel S. Th. désigne la forme saine du gouvernement populaire; le terme démocratie en désigne au contraire la forme corrompue, que nous appellerions démagogie. Peut-être faut-il voir dans cette terminologie une des raisons de la défaveur où le mot démocratie a été longtemps tenu par les hommes élevés dans l'athmosphère ecclésiastique.

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