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Revue des Revues

Revue de métaphysique et de morale. Novembre. H. BERGSON L'intuition philosophique. « La métaphysique cher che en ce moment à se simplifier, à se rapprocher davantage de la vie. Je crois qu'elle a raison et que c'est dans ce sens que nous devons travailler. Mais j'estime que nous ne ferons par là rien de révolutionnaire; nous nous bornerons à donner la forme la plus approfondie à ce qui est le fond de toute philosophie... Un système philosophique semble d'abord se dresser comme un édifice complet d'une architecture savante, où les dispositions ont été prises pour qu'on y pût loger commodément tous les problèmes... Dans les problèmes que le philosophe a posés nous reconnaissons les questions qui s'agitaient autour de lui. Dans les solutions qu'il en donne, nous croyons retrouver, arrangés ou dérangés, mais à peine modifiés, les éléments des philosophies antérieures ou contemporaines »; en sorte que le système nous apparaît comme une synthèse plus ou moins originale des idées au milieu desquelles le philosophe a vécu. Mais... à mesure que nous cherchons davantage à nous installer dans la pensée du philosophe, au lieu d'en faire le tour, nous voyons sa doctrine se transfigurer. D'abord la complication diminue. Puis les parties entrent les unes dans les autres. Enfin tout se ramasse en un point unique, dont nous sentons qu'on pourrait se rapprocher de plus en plus, quoiqu'il faille désespérer d'y atteindre. En ce point est quelque chose de simple, d'infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n'a jamais réussi à le dire. Et c'est pourquoi il a parlé toute sa vie. Il ne pouvait formuler ce qu'il avait dans l'esprit sans se sentir obligé de corriger sa formule, puis de corriger sa correction: ainsi de théorie en théorie, se rectifiant alors qu'il croyait se compléter, il n'a fait autre chose, par une complication qui appelait la complication et par des développements juxtaposés à des développements, que rendre avec une approximation croissante la

simplicité de son intuition originelle. Toute la complexité de sa doctrine qui irait à l'infini n'est donc que l'incommensurabilité entre son intuition simple et les moyens dont il disposait pour l'exprimer ». De cette intuition on ne saurait réussir à donner la formule. Mais nous pouvons arriver à ressaisir «< une certaine image intermédiaire entre la simplicité de l'intuition concrète et la complexité des abstractions qui la traduisent, image fuyante et évanouissante qui hante, inaperçue peut-être, l'esprit du philosophe et qui le suit comme son ombre à travers les tours et les détours de sa pensée, et qui si elle n'est pas l'intuition elle-même, s'en rapproche beaucoup plus que l'expression conceptuelle, nécessairement symbolique, à laquelle l'intuition doit recourir pour fournir des explications... Ce qui caractérise d'abord cette image, c'est la puissance de négation qu'elle porte en elle... Devant des idées couramment ac ceptées, des thèses qui paraissaient évidentes, des affirmations qui avaient passé jusque-là pour scientifiques, elle souffle à l'oreille du philosophe le mot : Impossible!... N'est-il pas visible que la première démarche du philosophe, alors que sa pensée est encore mal assurée et qu'il n'y a rien de définitif dans sa doctrine,est de rejeter certaines choses définitivement? Plus tard il pourra varier dans ce qu'il affirmera ; il ne variera pas dans ce qu'il nie... Sans doute les problèmes dont le philosophe s'est occupé sont les problèmes qui se posaient de son temps; la science qu'il a utilisée ou critiquée était la science de son temps; dans les théories qu'il expose on pourra même retrouver, si on les y cherche, les idées de ses contemporains ou de ses devanciers... Mais ce serait se tromper étrangement que de prendre pour un élément générateur de la doctrine ce qui n'en fut que le moyen d'expression... Le philosophe aurait pu venir plusieurs siècles plus tôt; il aurait eu affaire à une autre philosophie, à une autre science; il se fut posé d'autres problèmes; il se serait exprimé par d'autres formules; pas une ligne, peut-être, de tout ce qu'il a écrit n'eût été ce qu'elle est ; et pourtant il eût dit la même chose 1. A titre

1. Que chaque système philosophique, dans ce qu'il a de vivant,implique une intuition originale propre au philosophe qui l'a conçue, que tout le développement du système soit un moyen d'exprimer cette intuition, et que pour en saisir le sens ce soit à elle qu'il faille s'efforcer de remonter, il nous semble bien que c'est incontestable. Et on ne saurait le dire plus nettement, ni plus fortement, ni plus élégamment que vient de le faire M. Bergson. Mais s'ensuit-il que l'intuition propre

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d'exemple, M. Bergson montre comment dans Berkeley tous les éléments du système sont matériellement empruntés aux systèmes antécédents et comment néanmoins, appréhendés par l'intuition du philosophe, ils forment une synthèse originale. «Le philosophe ne part pas d'idées préexistantes; tout au plus peut-on dire qu'il y arrive. Et quand il y vient, l'idée ainsi entraînée dans le mouvement de sa pensée, s'animant d'une vie nouvelle, comme le mot qui reçoit son sens de la phrase, n'est plus du tout ce qu'elle était en dehors du tourbillon. » Ceci amène M. Bergson à comparer la science et la philosophie pour les distinguer radicalement. La philosophie n'est pas une synthèse des sciences, comme on le dit quelquefois. Et si la philosophie embrasse » dans une vision plus simple les objets dont la science s'occupe, ce n'est pas en intensifiant la science, ce n'est pas en portant les résultats de la science à un plus haut degré de généralité. Il n'y aurait pas de place pour deux manières de connaître, philosophie et science, si l'expérience ne se présentait à nous sous deux aspects différents, d'un côté

à chaque philosophe soit indépendante du milieu à ce point que, dans n'importe quel milieu, un philosophe donné aurait eu exactement la même intuition et n'aurait différé de ce qu'il est que par la manière de s'exprimer ? Nous ne le pensons pas. Cela suppose en effet que les esprits sont impénétrables les uns aux autres, que chaque intuition se produit à part, et que, pour voir les choses comme il les voit, chacun n'est déterminé que du dedans par sa nature propre et individuelle. Or le fait qu'un philosophe, pour exprimer son intuition, se sert de tout ce qui a été dit avant lui et de tout ce qui se dit autour de lui ne prouve-t-il pas au contraire que tout cela contribue à déterminer son attitude, à orienter son esprit et conditionner par conséquent son intuition même. Sa réaction sans doute reste personnelle, mais c'est une réaction.Il ne verrait pas comme il voit,si d'autres n'avaient vu avant lui et s'il ne savait ou devinait comment ils ont vu pour continuer de voir de la même manière ou pour voir autrement qu'eux en les corrigeant. Mais aussi, au lieu de dire qu'un système philosophique, avec toutes les complications et tous les développements qu'il comporte, n'est et ne peut être qu'un moyen d'exprimer une intuition, comme si cette intuition lui était antérieure et ne faisait par lui que s'expliciter tant bien que mal, ne faut-il pas dire plutôt qu'un système philosophique, dans la mesure même ou il correspond à une véritable vie de l'esprit cherchant la vérité, est un moyen de réaliser une intuition qui par lui s'élabore? Cette intuition n'est pas chez le philosophe une prédétermination naturelle ; ce n'est pas sa nature, c'est son œuvre, l'œuvre de son activité intellectuelle et morale à laquelle concourt tout un milieu donné. Sans doute il reste vrai de dire: Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé. Mais il est non moins vrai de dire également : Tu ne m'aurais pas trouvé si tu ne m'avais cherché.

4 SÉRIE, T. XIII.

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sous forme de faits qui se juxtaposent à des faits, qui se répètent à peu près, qui se mesurent à peu près, qui se déploient enfin dans le sens de la multiplicité distincte et de la spatialité, de l'autre sous forme d'une pénétration réciproque qui est pure durée, réfractaire à la loi et à la mesure. Dans les deux cas expérience signifie conscience; mais dans le premier la conscience s'épanouit au dehors et s'extériorise par rapport à ellemême dans l'exacte mesure où elle aperçoit des choses extérieures les unes aux autres; dans le second cas elle rentre en elle, se ressaisit et s'approfondit ». Et en s'approfondissant elle pénètre plus avant dans l'intérieur même de la matière, de la vie, de la réalité en général, parce que la conscience n'est pas ajoutée à la matière comme un accident, et parce que la conscience humaine, « apparentée à une conscience plus vaste et plus haute» n'a pas été mise à l'écart « dans un coin de la matière comme un enfant en pénitence ». En descendant à l'intérieur de nous-mêmes « plus profond sera le point que nous aurons touché, plus forte sera la poussée qui nous renverra à la surface. L'intuition philosophique est ce contact, la philosophie est cet élan... Ce n'est pas nécessaire pour aller à l'intuition de se transporter hors du domaine des sens et de la conscience. L'erreur de Kant fut de le croire... Le temps où nous restons naturellement placé, le changement dont nous nous donnons ordinairement le spectacle sont un temps et un changement que nos yeux et notre conscience ont réduits en poussière pour faciliter notre action sur les choses. Défaisons ce qu'ils ont fait, ramenons notre perception à ses origines et nous aurons une connaissance d'un nouveau genre sans avoir eu besoin de recourir à des facultés nouvelles... Habituonsnous, en un mot, à voir toutes choses sub specie durationis: aussitôt le raidi se détend. l'assoupi se réveille, le mot ressuscite dans notre perception galvanisée... Avec ses applications qui ne visent que la commodité de l'existence, la science nous promet le bien-être, tout au plus le plaisir. Mais la philosophie pourrait nous donner la joie ». — A. LALANDE: L'incoordonnable. A propos du livre de J. J. Gourd : La philosophie de la religion. «Le thème de l'ouvrage est l'opposition du coordonnable et l'Incoordonnable. Le premier définit la science, le second la religion. Cette opposition rappelle à première vue la fameuse <«< conciliation » de Spencer. Mais elle est beaucoup plus subtile et plus élaborée. Le grand vice dont souffrait la distinction spencérienne était l'équivoque du mot « inconnaissable». Si

on entend connaître au sens absolu, ce qui ne peut être connu est pour nous inexistant; si on l'entend au sens relatif, où s'arrête la connaissance?.. Au contraire « l'incoordonnable se présente comme une notion nettement définie. Il ne limite pas la science, il l'accompagne dans un autre plan.... Un incoordonnable s'impose à nous, sous sa double forme objective et subjective; la science procède par assimilation; il y a dans les choses un caput mortuum qui s'y oppose et qu'elle suppose. Il faut de l'individuel et de l'inintelligible pour faire un monde, comme il faut un point d'attache à une force motrice, une matière à une déduction. Et plus clairement que personne J.-J. Gourd a distingué ce qui est contraire à la loi, incompatible avec elle, de ce qui est étranger à la loi sans pourtant y porter atteinte ». C'est par l'incoordonnable qu'il définit le domaine et l'essence de la religion. — Q. BENRUBI: V Congrès international de Progrès religieux. Résume les principaux rapports présentés par lescongressistes, bouddhistes, israélites, mahométans, protestants orthodoxes, protestants libéraux, modernistes et conclut que « le congrès de Berlin a été un des événements les plus considérables de notre époque ».«< Y a-t-il en effet quelque chose de plus saisissant et de plus encourageant que de voir un si grand nombre de représentants du mouvement religieux du monde entier et de l'Allemagne moderne, en particulier, faire des efforts sincères, sinon pour s'entendre, au moins pour se comprendre réciproquement et, ce qui plus est, pour travailler ensemble à l'œuvre de revivification et de perfectionnement de la religion, afin de faire de celle-ci une puissance vraiment bienfaisante de la vie du temps présent ? »

Revue de philosophie, 1er Novembre. L. CRISTIANI: La circulation mentale. M. Cristiani appelle ainsi ce que W. James a appelé le courant de la conscience », mais en faisant remarquer que le courant est double parce que, en même temps que nos sens recueillent la masse confuse des excitations multiples qui viennent du dehors, du fond de la conscience jaillit une multitude de représentations, de sentiments, de réflexions. « On explique d'ordinaire la circulation mentale par l'association des idées » en supposant que les idées se suggèrent les unes les autres. M. Cristiani croit que la suggestion des idées est un phénomène entièrement différent et parfois même contradictoire de l'association des idées. Il y a suggestion des idées quand, en vertu de l'attention, l'esprit est con,

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