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que la lettre qu'il faut garder n'est pas pour asservir l'homme, mais bien pour le délivrer: la lettre tue, disait l'Apôtre, et sans doute on ne le nie pas, mais on affirme aussi que la lettre vivifie1.

L'autorité ou la lettre, c'est tout le fragment de la Préface à un Traité du Vide, quant à ce qui touche à la théologie; la charité ou la vie, c'est le principal de l'Apologie. Il s'agit enfin de savoir comment s'accorderont ces contrariétés,qui dressent front à front autorité et charité, lettre et vie.

II

La solution du problème est sans doute aux yeux de Pascal dans les notions jansénistes de la vérité divine et de la grâce, qui font non pas se concilier, mais se réduire à l'unité les termes contradictoires par la SUBSTITUTION de l'ordre de la grâce à l'ordre de la nature.

Il faut d'abord marquer que l'objet de Pascal n'est pas le même dans la Préface et dans l'Apologie: dans l'une il parle de la théologie telle qu'elle s'offre à l'adhésion du chrétien dans l'autre il tâche de décider les hommes incroyants à consentir à la foi; ou,si l'on veut,il s'agit ici de la foi comme confiance, là de la foi comme croyance, ici de la foi, comme vie, là de la foi comme spéculation. Aussi, pour le dire en passant, l'opposition, encore qu'elle existe, n'est

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charitate proficiscitur, qua cor hominis purgatur, et illuminatur ut SECRETA DEI PENETRET, quae in sacrarum litterarum corticibus, ipsis que reuelatis principiis continentur, et toute la suite du chapitre. 1. Il y a dans l'Action de M. Maurice Blondel, 5 partie, p. 389 sqq., (l'Achèvement de l'Action) comme une transposition de ces idées, p. 403 : La lettre, c'est l'esprit en action »>, - p. 404 : « Si l'esprit réclame et suscite la lettre, la lettre véritable inspire et vivifie l'esprit, » — p. 407 : ‹ Dans la pratique littérale, l'acte humain est identique à l'acte divin. Et sous l'enveloppe de la lettre s'insinue la plénitude d'un esprit nouveau,» — p. 404 « Car c'est dans le rite et le précepte positif, et là seulement, qu'il y a par hypothèse équation parfaite entre l'esprit et la formule littérale où il s'exprime, - p. 410: « La lettre véritable est donc la réalité même de l'esprit, »> p. 412 « L'esprit sans la lettre n'est plus l'esprit ».

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elle pas aussi absolue qu'on l'a dit parfois entre un Pascal et un Descartes. On peut croire que le premier aurait volontiers souscrit à cette déclaration du second: « Je révérais notre théologie, et prétendais autant qu'aucun autre à gagner le ciel ; mais ayant appris comme chose très assurée que le chemin n'en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu'aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n'eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et d'être plus qu'homme 2.

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Si Descartes, dans les choses de la religion, s'en remettait à M. Digby, Pascal reconnaissait, lui, l'autorité d'Augustinus. Il n'entendait aucunement se mêler de théologie : c'est un point où nous avons le témoignage précis de Mme Périer3:

Je

1. Cf. L. LABERTHONNIÈRE, Essais de philosophie religieuse. dois d'ailleurs ajouter que ce qu'on se proposait dans cet article, c'était moins de reconstituer historiquement le système religieux de Pascal que de caractériser les tendances de son apologétique, et qu'on l'a fait de main de maître.

2. OEuvres de Descartes, éd.Charles ADAM et Paul TANNERY, t. VI, p.8. Cf. Pascal, Préface sur le Traite du Vide, Œuvres, t. 11, p. 131: «..... parce que ses principes sont au-dessus de la raison, et que l'esprit de l'homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences s'il n'y est porté par une force toule-puissante et surnaturelle ». Cf. dans les Pensées les fr.286-287 sur ceux qui croient sans connaître les preuves et qui « ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par le cœur, comme les autres en jugent par l'esprit. C'est Dieu lui-même qui les incline à croire; et ainsi ils sont très efficacement persuadés. >>

3. OEuvres, t. I, p. 60. Il faut lire tout le passage; il est incontestablement destiné à rassurer des susceptibilités ombrageuses, et à faire accepter de l'autorité ecclésiastique le livre des Pensées ; mais ce n'est pas raison de rejeter un témoignage qui s'accorde si bien avec ce que nous savons d'ailleurs : « il ne s'était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la Religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles ». « Tout ce qui est l'objet de la foi ne le saurait être de la raison.» «Quoiqu'il fût fort jeune » il regardait les libertins comme des gens qui étaient dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connaissaient pas la nature de la foi. » On pourrait se demander si Gilberte n'avait pas sous les yeux quand elle écrivait ces lignes, entre autres papiers, le fragment de Préface.

il était «< soumis à toutes les choses de la Religion comme un enfant ; et cette simplicité a régné en lui toute sa vie : de sorte que, depuis même qu'il se résolut de ne plus faire d'autre étude que celle de la religion, il ne s'est jamais appliqué aux questions curieuses de la Théologie, et il a mis toute la force de son esprit à connaître et à pratiquer la perfection de la morale chrétienne... » Il ne croyait pas faire œuvre de théologien quand il écrivait de Dieu, du Christ et de l'Eglise, de la grâce ou de la rédemption : il indiquait le chemin; mais sans doute il pensait,comme au temps de la Vieille Alliance, qu'il n'est donné qu'au sacerdoce d'entrer, avec combien de révérence, dans le mystère du Saint des Saints.

C'est qu'en effet la révélation de Dieu doit être à ses yeux immuable comme Dieu même. Il dirait avec Bossuet: « La vérité catholique, venue de Dieu, a d'abord sa perfection 1. » Elle n'est donc pas capable de progrès elle n'a rien de dynamique, elle est toute statique. Ce n'est pas qu'il veuille, comme le fera plus tard le P. Tyrrell, distinguer entre la révélation donnée une fois pour toutes, par le Christ et ses apòtres, qui « contenait tout ce qui était nécessaire pour la vic la plus pleine de foi, d'espérance et de charité », et les théologies successives qui, selon l'esprit de chaque époque, tâchent à exprimer la révélation: il n'a pas la moindre idée du travail d'où sont sorties les formules auxquelles il s'attache comme à l'expression éternelle du divin; et s'il ne tolère point qu'on touche à ce système, ce n'est pas, comme Tyrrell, parce qu'il « est un lien entre les siècles et les nations catholiques » et parce qu'il fait «< communier l'individu d'aujourd'hui à la vie de l'Eglise entière depuis ses origines », c'est parce qu'il lui paraît qu'on n'y pourrait toucher sans ruiner du même coup la révélation immuable est Dieu, immuable la révélation de Dieu, immuable l'expression de la révélation: car entre elle et nous, comme

1. Histoire des variations, Préface, § 6.

2. Cf. Revue pratique d'Apologétique, 15 juillet 1907. George TYRRELL, Théologisme, p. 508 et 520.

entre nous et Dieu, il n'y a pas de commune mesure. Et c'est pourquoi, après avoir fait dire à la Sagesse divine: « Je n'entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie »>, Pascal lui fait ajouter : « Je ne prétends pas aussi vous rendre raison de toutes choses. >>

Mais posée ainsi comme inassimilable à l'homme, comment la révélation ne péserait-elle pas sur lui pour le contraindre? C'est ici que nous joignons la théorie de la grâce et de la médiation : si l'abîme ne peut être comblé, qui sépare de Dieu l'homme déchu, in statu naturae lapsae, du moins la plénitude de la divinité réside-t-elle, a dit l'Apôtre, dans le Christ corporellement. Et selon Pascal, cela veut dire que Jésus, pour être Dieu, doit être aussi l'homme idéal, l'homme en soi qui n'est d'aucun temps ni d'aucun pays, l'essence de l'homme réalisée en perfection, Adam tel qu'il était en son état glorieux, avant la faute, capable de saisir l'absolu divin: en lui par conséquent, comme la nature est assumée à Dieu, l'autorité ne déborde pas la charité, la lettre est adéquate à l'esprit ; elle est l'esprit lui-même, et donc elle vivifie. C'est ici, si je ne me trompe, la pensée maîtresse de Pascal, et la clef de tout son système; sa conception du médiateur commande sa notion de la vérité : « Jésus-Christ est l'objet de tout et le centre où tout tend; qui le connaît connaît la raison de toutes choses. » Qui le connait comprend enfin comment peuvent subsister dans un ordre admirable tant de vérités de

1. Cf. JANSENIUS,Discours de la Réformation de l'homme intérieur (MICHAUT, Epoques de la Pensée de Pascal, p. 197).« A l'être de la nature, il le Créateur] ajouta le don de la grâce, par laquelle il [Adam] contemplait de l'œil très pur et très clair de son esprit la vérité immuable... » Jansenius n'insiste pas sur cette doctrine dans ce discours, non plus que Pascal dans les Pensées, parce que dans ce discours, comme aussi dans les Pensées, il ne s'agit pas tant de théorie que de pratique; 1 faut que, « perdant ainsi toute la confiance que vous pourriez avoir en vos propres forces, vous n'espériez qu'en la seule miséricorde, quoique vous ne laissiez pas d'agir de toute votre puissance et avec tous les efforts qui vous sont possibles » (p. 220).

2. fr. 556.

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foi et de morale, qui d'abord semblent « répugnantes » 1. En lui, qui est comme l'a fort heureusement écrit M. Rauh «l'unité vivante et par là contradictoire, le milieu qui unit les deux extrêmes, Dieu et notre néant » s'organisent et se concilient les termes contraires qu'il faut tenir ensemble, à peine de se jeter dans l'hérésie; car « la source de toutes les hérésies est de ne pas concevoir l'accord de deux vérités opposées et de croire qu'elles sont si incompatibles » 3, quand ‹ la foi » au contraire « embrasse plusieurs vérités qui semblent se contredire... LA SOURCE EN EST L'UNION DES DEUX NATURES EN JÉSUS-CHRIST». Et telle est la vérité primordiale où s'appuieront toutes les autres : « les deux raisons contraires. Il faut commencer par là : sans cela on n'entend rien, et tout est hérétique » 5.

Mais aussi avec cela on comprend tout, et tout est orthodoxe : car le Christ demeure toujours vivant parmi les hommes. Et il les travaille. La grâce est en effet le don de Dieu par où le Christ se substitue en nous à la nature déchue pour nous rendre capables à notre tour de saisir l'absolu divin, c'est-à-dire la révélation chrétienne : en quoi consiste le salut. La notion de vérité religieuse qui s'exprime dans la Préface au Traité du Vide est donc, on le voit, corrélative à la théorie janséniste de la grâce: si l'assomption de l'homme à Dieu était conçue comme l'infusion du Verbe en l'homme, ou la transmutation, si l'on peut ainsi dire, de l'homme au Christ, il resterait alors dans le juste, avec quelque chose de relatif, une certaine infirmité qui le laisserait inhabile à recevoir l'absolu de la révélation: il faudrait donc, ou que la révélation le contraignît et il ne serait pas délivré — ou qu'elle s'accommodât à ce relatif et à cette infirmité — et sa perfection en serait par conséquent détruite.

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La nature est, à cause de sa déchéance,incapable d'aucun

1. C'est-à-dire opposées, fr. 862.

2. F. Rauh, la Philosophie de Pascal, dans les Annales de la Faculté de Bordeaux, 1892, p. 223.

3. Variante au fr. 862.

4. fr. 862.

5. fr. 567. Pascal ajoute : « et même, à la fin de chaque vérité, il faut ajouter qu'on se souvient de la vérité opposée ».

4 SÉRIE, TOME XIII. — N° 1

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