Page images
PDF
EPUB

1

cée ? Ayant affaire à des esprits inexpérimentés, novices; ayant peu de temps à leur donner, peu de temps aussi à leur demander, que peut-on faire ? les mettre au courant de tout? ce serait dangereux, étant superficiel ;-approfondir tout ? ce serait impossible.

Tout ce qu'on peut faire, c'est de leur donner une philosophie élémentaire.

On leur enseignera les éléments des choses, et, demeurant bien dans cet esprit et dans cette voie, on leur apprendra à conduire leurs réflexions par ordre, et on les exercera à réfléchir, à méditer, à discuter, à penser.

Mais qu'est-ce que l'élémentaire ?

L'à peu près, le vague, le banal, le vulgaire, le médiocre? Nullement, mais d'abord ce qui est le plus à la portée de l'esprit de l'enseigné; et, ensuite, ce qui mène au reste. Plus grandement, l'élémentaire, c'est en toute chose ce qui est le plus simple et le plus indispensable, ce qui est établi, où l'on a accès d'abord non sans réfléchir et qui devient la clé du reste, ce dont on dispute le moins, ce sur quoi l'on s'entend le plus et le mieux. C'est tout le contraire de l'à peu près.

Qui néglige cela, sous prétexte que c'est trop connu, brouille tout.

Qui s'y tient, sans jamais aller plus loin, est timide, étroit.

Il faut y tenir et en avoir la notion la plus précise. Alors on tàche d'approfondir, et cela peut aller bien loin1. D'où :

4. - Que doit-on faire?

Je dis commencer par le commencement ;

simplifier; aller progressivement; jusqu'au bout, jusqu'au fond, jusqu'au haut de ces notions et de ces questions: ceci, dans une philosophie élémentaire, ne se fait que pour le principal, l'essentiel.

Le vrai commencement: dans les sciences, on le cherche ;

1. En glose marginale : « Exercer les esprits à la réflexion, mais à la condition qu'on ne les jette pas d'emblée dans les plus hautes questions, qu'on ne leur fasse pas improviser des morceaux de virtuoses. »

en philosophie, beaucoup n'en ont cure; mais on pâtit de cela. Chercher avant tout ce sur quoi il y a accord; se préoccuper de mettre en lumière les points communs.

Simplifier: écarter l'accessoire, ce qui est prématuré, de pure curiosité, objet de dispute, de controverse subtile, mais approfondir, creuser, pousser en avant par une méditation persévérante, pour apprendre le bon usage de la raison dans les choses qui importent le plus, qui ont un intérêt vraiment humain.

Chercher ainsi le simple, le solide, le sérieux, le commun, éviter le convenu, l'artificiel, le vague, n'est-ce pas du même coup échapper à la banalité, et, sans prétention présomptueuse, par le seul labeur sincère et courageux, rencontrer la seule originalité qu'on ait le droit et le devoir de chercher quand on n'a point le génie de l'invention ? N'estce point rester dans les conditions d'une pensée saine, normale, praticable: car, en prétendant trouver des idées adéquates, on arriverait souvent à des notions bien autrement inadéquates que les primitives idées confuses ellesmêmes.

Résumé et appréciation: voilà une façon d'initier à la philosophie, modeste et prudente sans étroitesse, qui n'a rien de brouillon, qui ne trouble pas, qui ne porte aucune atteinte aux certitudes humaines, qui n'est pas banale non plus, et qui enseigne à réfléchir, à user de son esprit, à juger, à discuter, à remplir virilement le devoir intellectuel. Elle est un exercice salutaire; elle fournit une conduite, une méthode; elle donne des idées nettes et des principes. Elle a, dans la sphère élémentaire, ce caractère à la fois universel et humain, qui est le caractère de la philosophie. Et c'est apprendre (par l'exemple et le précepte) à ne parler que de ce qu'on sait: point important.

Difficulté. Vous allez me dire: C'est bien, tout cela; soit. Mais tout cela suppose un problème résolu : c'est que telle philosophie est la bonne. Et, sans parler du détail des doctrines, n'y a-t-il pas trois directions principales de la philosophie, trois positions entre lesquelles la philosophie élémentaire suppose le choix fait :

Rien de certain en dehors des faits et des lois. Positivisme ou agnosticisme;

Tout de l'homme, dans l'homme, par l'homme, que celui-ci d'ailleurs soit mis à part ou non dans la nature. Naturalisme;

La nature n'est rien sans l'esprit, et l'esprit même a son principe, sa fin, sa règle au-dessus de l'homme. Spiritualisme et théisme.

Si l'on hésite entre ces trois attitudes incompatibles, peut-on enseigner ? Tout le reste dépend de cela.

Comme aujourd'hui il y a complète anarchie, de bons esprits se demandent s'il ne faudrait pas rejeter la philosophie dans l'enseignement supérieur.

Je comprends la tentation.

Mais danger de laisser les jeunes esprits en proie aux idées courantes, dans les sciences, - en critique.

[ocr errors]

Et ce serait reconnaître qu'il n'y a pas moyen de faire un choix assez sérieux, assez solide, assez justifié pour que d'après ce choix une direction soit donnée à l'enseignement.

Rejeter la philosophie dans l'enseignement supérieur, ce serait un pis-aller, ce ne serait pas ce qui est à souhaiter, l'idéal vers lequel il convient de marcher.

Attendrons-nous donc le salut d'une philosophie officielle ? Chimère. - Et au nom de quoi?

Il y a un credo religieux : il n'y a pas de credo de la raison, que l'État ait le droit d'imposer à tous.

Ce qu'il faut, c'est un grand effort des esprits, une agitation en faveur des doctrines qu'on veut restaurer.

1. Ici, en marge, ces mots : « Confiance: chercher ce sur quoi il y a accord, et préparer restauration de doctrine haute et saine, par effort commun, agitation, au sens anglais. Mouvement en ce sens dans le temps présent. Question religieuse. » Puis, sur un feuillet séparé et de format différent comme en une réflexion que l'auteur se fait à lui-même : « La question religieuse aujourd'hui prime tout. Il s'agit de savoir si le monde sera chrétien ou non; si, le christianisme ayant été posé dans le monde, l'humanité peut retrouver ses bases, son équilibre, s'asseoir et ensuite marcher sans le christianisme. Elle ne le peut pas. Le monde redeviendra chrétien, j'en ai la confiance, et il y aura un magnifique essor philosophique. La religion use bien des vêtements. . Elle maintient les principes de la raison, la raison naturelle. »

Il faut travailler à refaire les esprits et les àmes: quand on aura refait les esprits et les âmes, le choix entre les directions et les positions que nous indiquions tout à l'heure se fera de lui-même, et l'accord des intelligences se produira il y aura unité intellectuelle'.

Je vous engage à travailler de toutes vos forces à cette œuvre. En attendant, je supplie ceux d'entre vous qui, devant avoir l'insigne bonneur de philosopher dans une chaire de collège, n'ont point de doctrines fermes et ne se sentent même point capables de faire le choix dont j'ai parlé, je les supplie de retenir au moins des conseils que j'ai donnés toute la partie applicable, cherchant ce qui rapproche, ce sur quoi il y a accord et travaillant à créer en nous et en autrui, à donner aux jeunes esprits de bonnes habitudes intellectuelles.

Platon disait : τίμα τὴν ψυχὴν.

Je vous dis: Respectez l'âme. Cela résume tout. Et : nolite exstinguere spiritum.

LÉON OLLE-LAPRUNE.

1. On remarquera ici avec quelle discrète énergie M. Ollé-Laprune fait confiance, pour produire l'unanimité des esprits aux seuls moyens spirituels, et combien, au lieu de procéder du dehors au dedans en vue d'un conformisme littéral qui ferait surtout ressortir ce qui divise, il se préoccupe d'abord d'assainir et de fortifier les intelligences, à partir de ce qui est vivifiant et unissant. Partout il s'inspire de cette pensée que je trouve sous sa plume, dans une lettre du 22 décembre 1891: « Oh qu'une âme est chose délicate à manier ! Et que de replis! Imitons Dieu : Magna cum reverentia disponis nos, Domine. »

4 SÉRIE, T. XIII. — No 1

2

Pascal et la Théologie

La foi embrasse plusieurs vérités qui semblent se contredire... La source en est l'union des deux nalures en Jésus-Christ.

Pensées, fr. 862.

La Sagesse de Dieu parle aux hommes. Et elle dit1:

Je n'entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie;

je ne prétends pas aussi vous rendre raison de toutes choses.

Et pour accorder ces contrariétés, j'entends vous faire voir clairement, par des preuves convaincantes, des marques divines en moi, qui vous convainquent de ce que je suis, et m'attirent autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser; et qu'ensuite vous croyiez sans hésiter les choses que je vous enseigne, quand vous n'y trouverez autre sujet de les refuser,sinon que vous ne pouvez par vous-mêmes connaître si elles

sont ou non.

2

Texte capital, où se heurtent deux termes dont l'antinomie, me semble-t-il, est au cœur de la pensée pascalienne: la foi n'est point, en l'homme, marque d'asservissement; et pourtant, sans regarder plus avant, il est tenu à l'accueillir dès qu'il a reconnu pour légitime, aux signes qui lui en sont montrés, l'autorité qui la propose.

Je suis le Seigneur ton Dieu: des merveilles sans nombre en rendent témoignage et fondent ma domination;

1. Pensées, éd. Brunschvicg, fr. 430; je cite, à moins d'indication contraire, d'après la grande édition.

2. Mot restitué d'après la copie complète. Il manque dans l'autographe.

« PreviousContinue »