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UN PEINTRE

EUGÈNE CARRIÈRE

A PROPOS D'UN LIVRE RÉCENT.1

L'artisle n'ignorera rien du moral de l'homme. C'est en prenant part à toutes ses inquiétu➡ des, en faisant partie intégralement de cetle humanité qu'il pourra essayer de l'exprimer 2.

Une toile grise et terne dans un cadre sombre; à peine si l'on distingue dans l'atmosphère embuée quelques clairs reliefs qui sortent de l'ombre, et saillent. On reste là, sans plus penser au tableau, les yeux posés sur lui, l'esprit ailleurs. Et tout à coup l'on sent qu'on n'est pas seul dans la pièce : il y a là quelqu'un, qui vous regarde : la tête s'est animée dans son cadre, et elle vit ; ce n'est pas un portrait, c'est un être ; ce n'est pas l'image, c'est la personne; une âme vivante qui luit dans la matière, qui n'est pas là pour vous, mais pour elle-mème, et qui songe auprès de vous 3.

1. Eugène Carrière, essai de biographie psychologique, par GA. BRIEL SÉAILLES, VIII-271 p.in-16, avec 8 phototypies hors texte, Armand Colin, Paris, 1911. - La substance des quelques pages qui suivent est presque toute tirée de cet ouvrage. Plutôt que de lui décerner des éloges, on a cru qu'il valait mieux le citer abondamment; le lecteur pourra joger avec quelle délicatesse d'analyse, quelle entente des choses de l'art, et quel bonheur d'expression M. Séailles a parlé du grand peintre qui fut son ami.

2. Ecrits et lettres choisies d'EUGÈNE CARRIÈRE, Paris, 1907, p.63 (L'art dans la démocratie).

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3. Carrière ne veut pas que le personnage aille au devant du spectateur, qu'il soit peint pour les autres ; il veut qu'il existe en lui-même et pour lui-même, qu'il respecte le mystère de sa propre vie, qu'il garde la sincérité et la muette éloquence des êtres qui vivent sans se sentir observés » (Séailles, p. 101).

Celui qui a fait cela n'était pas un artiste, au sens où l'on entend ce mot d'ordinaire. Même il n'aimait pas les artistes1: ce sont gens qui veulent exceller au-dessus des autres, se faire valoir et dominer; l'humanité n'est pour eux qu'un <«< sujet à tableau », ils ne l'aiment ni ne la connaissent : ils s'en sont isolés pour en jouir dans leur égoïsme, et par un juste retour la vie s'est retirée d'eux. Ils croyaient tout gagner, et ils ont tout perdu, pour n'avoir pas compris que l'art n'a pas sa fin en soi, et qu'il ne peut vivre, comme toutes choses, que s'il tend à se dépasser pour travailler au grand œuvre de la communion humaine.

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Et c'était là son but, à lui, et la tâche qu'il s'était donnée l'art n'était à ses yeux ni un métier, ni un divertissement, c'était son mode d'action, et sa « manière, comme dit M. Séailles, d'aller à la découverte de lui-même et du monde ». « L'art, disait-il, est quelque chose d'intérieur, de personnel on travaille pour donner le meilleur de soi3. » Aussi son art est-il « mêlé à sa vie jusqu'à ne s'en pas distinguer; il est le langage de ses douleurs et de ses joies, sa pensée de tous les instants, sa morale et sa religion, l'action intime, l'expérience positive qui lui a révélé tout ce qu'il sait... Son talent ne se distingue pas de sa

1. A sa fille Elise (9 septembre 1904): « Il y a des moments où j'ai horreur de tout ce qu'on appelle art; le mensonge s'en fait une arme et une parure. Nous vivons dans une abominable mystification... L'isolement des artistes entre eux prouve bien qu'ils ne s'appliquent pas à une pensée de réunion et que chacun ne voit que son propre succès» (Ecrits, p. 298). - A Mme Ménard-Dorian (8 août 1904): [Chez les artistes] << la pensée de dominer les autres est une rage, on ne veut consentir à la libre collaboration des esprits » (Ecrits, p. 293-294). - L'Art dans la démocratie (1904): « Il est odieux que pour le peintre ou le sculpteur l'humanité ne soit qu'un sujet à tableau, et pour le savant un laboratoire pour sa seule curiosité » (Ecrits, p. 58). « Ne reconnaissant pas à l'art sa mission de communion humaine, il [l'artiste] s'est graduellement séparé par la culture d'une jouissance égoïste, et finalement se trouve exclu de l'ensemble des êtres » (p. 56). - L'artiste peint et veut exprimer des êtres dont il ne connaît ni ne désire savoir la vie... C'est parce que nous n'avons plus des lieux de réunion communs où une pensée commune relie les cœurs » (p. 5253).

2. Séailles, p. VI.

3. Cité par Séailles, p. 33.

4. A M. Karl Boës (1904): « C'est par la peinture que je dois me

vie morale, il en est la forme nécessaire: son œuvre d'artiste est son œuvre d'homme, il se fait en même temps qu'elle et par elle »1.

I

« L'amour des formes extérieures de la nature, a-t-il écrit, est le moyen de compréhension que la nature m'impose.» Entendez-le bien: moyen de compréhension; c'est-à-dire qu'il ne s'arrête pas à la forme extérieure; bien au contraire s'il l'aime, ce n'est que parce qu'il la croit révélatrice de la réalité intérieure: « L'homme, disait-il, n'est pas une fonte, l'homme est un repoussé, il est repoussé à grands coups frappés du dedans 3. » Et il allait du dehors au dedans; il cherchait derrière le dehors le dedans, et n'avait plus de repos qu'autant que, l'ayant trouvé, il avait réussi à l'exprimer par le dehors. « C'est l'âme que je veux évoquer, n'est-ce pas, l'intimité de l'âme, vous comprenez ? ». L'intimité de l'âme, y a-t-il aucuns portraits qui l'évoquent autant que les siens? il voit avec les yeux de l'âme, et c'est l'âme qu'il va saisir, pour la révéler par le corps de l'âme à l'âme, du cœur au cœur, vom Herzen zum Herzen. Sa peinture vit, comme la musique; et je ne sais s'il est une autre œuvre qui fasse mieux comprendre ce mot de MichelAnge: « la bonne peinture s'approche de Dieu et s'unit à lui, elle est la copie de sa perfection, une musique et une mélodie. »

développer, c'est au sentiment de la logique des lois naturelles, qui se révèlent à moi par les formes, que je dois le peu de lueurs que je possède. Il faut donc que je reste fidèle à ce qui est toute ma préparation et le résultat relatif de mon effort » (Ecrits, p. 318). 1. Séailles, p. 3.

2. Préface au catalogue de ses œuvres (avril 1896) (Ecrits, p. 11). — Il a défini la peinture: « cette forme si belle de l'expression de l'émotion humaine, par laquelle les hommes, à l'aide des formes extérieures de la nature, nous renseignent sur la multiplicité des nuances de l'âme humaine ». Lettre à M. Roger Marx (27 décembre 1904) (Ecrits, p. 309).— Et il dit,à propos de Constantin Meunier (1905): « C'est par les formes extérieures de la nature que l'artiste nous renseigne sur la continuité de notre être dans l'univers » (Ecrits, p. 89).

3. Cité par Séailles, p. 87.

Carrière n'eût sans doute pas reconnu son art dans une telle définition: il était détaché de toute foi positive, et plus que détaché, hostile aux cultes établis. « C'est surtout ici, écrivait-il à Mme Séailles pendant un séjour à Pau, qu'on se rend compte que l'avenir est avec ceux qui agissent; ici c'est le clergé, la noblesse, l'armée, les couvents, tout le résidu du passé qui fermente en poisons haineux ; cette fureur est un signe de sa décrépitude. La vie n'a pas de haine. Elle traverse avec l'amour dans les yeux et le geste d'appel à tous1. » Ce que peut être la valeur objective d'un pareil jugement, ce n'est pas le lieu d'en discuter: par où il nous intéresse, c'est en ce qu'il révèle la pensée d'Eugène Carrière. Il a cru que les anciennes Eglises n'étaient plus que des corps sans âme, qui, bien loin d'aider au progrès du monde, ne pouvaient plus qu'y faire obstacle, et qu'il fallait par conséquent détruire pour tourner vers le bien les forces de la vie, et hâter l'avènement de la justice et de l'amour 2.

1. Séailles, p. 252 (23 mars 1902).

2. A Mme Ménard-Dorian (2 août 1893): « La forte impression que les choses disparues le sont bien, est immense dans ce pays [en Bretagne]. Les retours sont bien vains, il faut se résoudre à regarder au levant et se mettre en route pour l'avenir » (Ecrits, p. 144). Il avait fait ses études chez les Frères des Ecoles chrétiennes, et fréquenté les églises parce que sa mère était pieuse. Cf. les Notes écrites en février 1906, quelques semaines avant sa mort). Il aima de bonne heure la cathédrale de Strasbourg, et prit part « aux processions, pèlerinages, et à tous les exercices religieux en usage » (Ecrits, p. 107-108). Il en garda l'idée de Dieu comme une belle espérance. Après avoir été dévalisé par les cambrioleurs, il écrivait à sa fille Elise, le 27 février 1902: « L'idée de Dieu me paraît toujours belle, et je regrette de moins en moins de vous l'avoir donnée. Je serais désolé si je vous avais donné comme seul refuge l'amour des hommes; tous les êtres sensibles seront toujours leurs victimes... Puisque rien n'est démontré dans l'absolu, donnons-nous l'espoir le plus grand au-dessus de tout ce qui passe et est destiné à passer.Tu sais que j'ai toujours pensé ainsi, et le spectacle de la vie n'a fait qu'affirmer mes idées. Je n'ai vu que ruines et désastres chez les hommes que j'ai connus et qui mettaient leur vie dans les choses immédiates : il ne faut pas être misérable le jour où l'on vous vole votre malle» (Ecrits, p. 218). Et deux ans plus tôt (10 février 1900) dans une semblable circonstance, à M. Raymond Bonheur (10 février 1900): « Vous savez que le but de mon travail n'était pas dans mon armoire. Je remercie la Providence de m'avoir donné d'autres désirs; ceux-là, seul j'en suis le maître et ils ne sont à la merci de personne (Ecrits, p. 176).

Car ce sont les deux ressorts qui soutiennent son courage et le poussent en avant. Il croyait à la vie et il croyait à l'amour : il croyait que l'amour était ou devait être la réalité profonde de la vie. Et partout, sous les divisions et les oppositions des apparences vaines, il a cherché à découvrir la convergence et la communion de la réalité solide.

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Assez d'autres se sont égarés à chercher dans un rêve la la matière de leur art, faute d'avoir compris, les fols, qu'il n'est rêve aussi beau que la vie : c'est la vie qui est le rêve1, si dure soit-elle ou si effacée. L'art de Carrière, dit M.Séailles,est « une ardente méditation de la vie... il atteint la poésie par la vérité. On ne trouve pas l'idéal en sortant du monde sensible, mais en y entrant plus profondément » 2. C'est pourquoi il faut aimer la vie : « c'est l'amour qui rend clairvoyant » 3, et jusqu'à s'abandonner à elle : «< il faut que l'homme consente à la vie », l'artiste comme un autre, puisqu'il n'est artiste qu'autant qu'il est homme. «< Tous les artistes du passé ont vécu de la vie de tous les hommes ; dans leurs œuvres ils le manifestent, et nous prouvent que les vertus humaines sont les belles vertus d'artiste. * » Ainsi doit-il en être aujourd'hui: « Il n'est plus au pouvoir de personne de se désintéresser de l'angoisse universelle. Savants, poètes, artistes se retrouvent dans l'unité du but commun, et sont d'accord pour répudier l'outrageante opinion qui sépare l'homme de sa profession. Ce n'est pas interrompre son activité que d'en rechercher la signification. L'artiste ne quitte pas son œuvre lorsqu'il veut connaître à quelles nécessités humaines elle correspond. Plus sa conscience du sens des êtres et des choses sera haute, plus ses moyens

1. Mot de Théodore de Banville, mis par M. Charles Morice en épigraphe à son ouvrage : Eugène Carrière (Paris, 1906).

2. Séailles, p. 39.

3. Ecrits, p. 121.

<< Plus on connaît, plus on aime » avait dit Léonard de Vinci, et Carrière, avec non moins de profondeur: « C'est l'amour qui mène à la science, c'est-à-dire au besoin de mieux connaître et comprendre l'être aimé. » Séailles, p. 96.

4. Art et vie (Ecrits, p. 26). Je me demande si belles n'est pas une faute de lecture. Ailleurs (Ecrits, p. 117) on lit : « Les vertus humaines sont seules des vertus artistes. >>

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