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CHAPITRE VIII.

La causalité en soi. Insuffisance et erreur de certaines explications.

85. Causalité implique rapport: en action, rapport actuel; en repos ou en puissance, possibilité de rapport. Rien n'est cause par rapport à soi; causalité se rapporte toujours à un autre être. Point de cause sans effet; point d'effet sans transition du non être à l'être. Lorsque cette transition se réalise en une substance qui n'était point et qui commence à être, elle se nomme création; passive relativement à l'effet, active par rapport à la cause. Lorsqu'il s'agit d'une transition d'accidents, l'effet est une modification nouvelle; on ne dit point qu'il y ait un nouvel être, mais qu'un être est d'une autre manière.

86. Ainsi causalité n'est pas la même chose qu'activité; toute causalité est activité, mais toute activité n'est point causalité. Dieu est actif en soi; il n'est cause que par rapport au monde extérieur. L'intelligence et la volonté de Dieu, considérées en elles-mêmes, abstraction faite de la création, emportent une activité infinie; et toutefois, en tant qu'immanentes, ces propriétés ne sont point causalité, parce qu'elles ne produisent rien de nouveau dans l'être infini. L'intelligence de Dieu est un acte pur infiniment parfait,

lequel ne subit ni ne peut subir aucun changement; la même chose se peut dire de la volonté; donc l'intelligence et la volonté divine ne sont point actes de causalité par rapport à Dieu. Il y a plus; en tant qu'elles se rapportent aux objets extérieurs, elles ne sont causes productrices dans la réalité qu'avec assujettissement à la volonté libre du Créateur. Dans toute autre hypothèse, il faudrait admettre que Dieu a été forcé de créer le monde..

L'activité dans la créature, même par rapport aux opérations immanentes, est toujours causalité, parce qu'elle ne peut être exercée sans produire de nouvelles modifications. Les actes de l'entendement et de la volonté sont l'exercice d'une activité immanente; ils ne laissent point pour cela de produire en nous diverses modifications. Lorsque je pense ou que je veux, je suis d'une autre manière que lorsque je ne pense ni ne veux; et, lorsque nous passons d'un penser ou d'un vouloir particulier à un autre penser ou à un autre vouloir, cette transition ne se peut réaliser sans que nous éprouvions de nouveaux modes d'être.

87. En quoi consiste le rapport de causalité efficiente? qu'exprime la dépendance de l'effet relativement à la cause? Question difficile, l'une des plus difficiles qui se puissent offrir à la science. Il est peu d'esprits capables d'en mesurer la profondeur. Que de philosophes croient l'avoir résolue à l'aide de mots qui n'éclaircissent rien !

Quel

88. Causer, dit-on, c'est donner l'être. sens attribuez-vous à ce mot donner? Donner est ici

synonyme de produire.

Et quel sens donnez-vous

à ce mot produire?-Là s'arrêtent les explications, si l'on ne veut tomber dans un cercle en disant que produire c'est causer ou donner l'être, etc.

Ce dont une chose résulte,―voilà la cause, dit-on pareillement. Et qu'entend-on par résulter? — Emaner. Et par émaner? Venir de, sortir de,—toujours la même chose : expressions métaphoriques, lesquelles, au fond, enferment le même sens.

On dit de la cause qu'elle donne, produit, fait, communique, engendre, etc.; de l'effet, qu'il reçoit, émane, procède, résulte, vient de, naît, etc.

89. Causalité implique succession, mais n'est pas identique à succession. Nous concevons très clairement B après A, sans que A soit cause de B. L'expérience, tant interne qu'externe, nous offre de conti⚫nuels exemples d'une succession distincte de la causalité. Un homme sort de sa maison pour aller dans la campagne, un autre l'y suit ; il y a succession entre les deux sorties, il peut n'y avoir aucun rapport de causalité. Ces deux phénomènes, considérés objectivement, c'est-à-dire en eux-mêmes, et subjectivement, c'està-dire en tant que connus par nous, sont liés par le rapport de succession, non par le rapport de causalité. Post et propter, après et à cause de, ont des significations très différentes, soit dans le langage philosophique, soit dans le langage usuel. Il en est de mème par rapport aux phénomènes purement internes. Je médite sur une question philosophique; un moment après je m'occupe d'une question litté,

raire les deux actes de ma pensée sont successifs et toutefois indépendants l'un de l'autre.

90. Le rapport de causalité n'est point l'enchaînement des idées des choses. Les représentations de A et B peuvent être fortement enchaînées dans notre esprit, sans qu'il y ait même trace d'un rapport de causalité. Nous avons vu, en un lieu, une scène dont l'impression reste profondément gravée dans notre âme; le souvenir du lieu nous rappellera la scène et le souvenir de la scène nous rappellera le lieu. Il y a là deux représentations internes, fortement liées, sans que pour cela nous puissions attribuer aux objets le rapport de causalité. Nous savons que deux personnes arrivent en un même lieu conduites par des motifs différents et sans que la venue de l'une influe sur la venue de l'autre; nous associons dans notre esprit le souvenir de ces deux personnes et celui de leur arrivée. Il y a donc enchaînement de représentations, bien que nous refusions aux objets le rapport de causalité.

91. Il y a plus; il ne suffit point, pour légitimer l'idée de causalité, que les idées soient liées dans notre esprit en vertu de l'expérience, de telle sorte que l'une soit toujours précédée de l'autre, comme le conditionnel de la condition. Un observateur a constamment remarqué la correspondance du flux et reflux de la mer avec le mouvement de la lune; mais soit par des raisons philosophiques, soit parce qu'il ne lui est pas venu dans l'esprit que le mouvement de la lune pût influer sur le mouvement de la mer, il

considère ces phénomènes comme tout à fait indépendants l'un de l'autre, bien qu'il ne puisse expliquer une aussi étrange coïncidence. Dans l'esprit de cet observateur les deux phénomènes seront liés de telle sorte, que le phénomène du mouvement lunaire précédera celui du flux et reflux; l'observateur sera dans l'impossibilité d'intervertir l'ordre des phénomènes en plaçant celui du flux et reflux avant celui du mouvement lunaire. Voilà donc une priorité nécessaire dans une idée, et toutefois l'on n'attribue point à l'objet de cette idée une véritable causalité.

92. L'histoire de la philosophie nous présente un fait qui prouve jusqu'à la dernière évidence l'exactitude de ce que je viens d'établir: je veux parler du système des causes occasionnelles soutenu par des philosophes éminents. Un corps en mouvement, qui vient à choquer un corps en repos, communique, disent-ils, à ce dernier le mouvement qui lui est propre. Or, cette communication n'emporte point une véritable causalité; le mouvement du premier corps n'est que l'occasion du mouvement du second; voilà donc une chose, laquelle est conçue comme une condition nécessaire de l'existence d'une autre, bien qu'il n'y ait entre elles aucun rapport de causalité. Impossible, en effet, d'intervertir dans notre pensée l'ordre des phénomènes; de concevoir, par exemple, le mouvement du corps choqué, comme une condition du mouvement dans le corps qui choque. Ajoutez qu'il est permis de nier le rapport de causalité entre la condition et le conditionnel. Donc l'idée de causalité

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