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La possibilité intrinsèque d'une échelle infinie dans la distribution des êtres me semble hors de doute (98); gardons-nous toutefois de résoudre légèrement cette difficulté. A nous en tenir aux concepts indéterminés, nous ne voyons point de limite possible; mais en serait-il de même si nous avions la connaissance intuitive des espèces? Pouvons-nous affirmer que dans les propriétés particulières des êtres, combinées avec la limitation et la dépendance qui leur sont essentielles, nous ne découvririons point un terme qu'elles ne peuvent dépasser en vertu de leur nature même? Nous l'avons dit : la philosophie est impuissante à résoudre ces questions; qu'il nous suffise de les poser.

102. Quoi qu'il en soit de l'infinité des espèces et de leur perfection respective, je ne crois point possible l'existence d'un nombre actuellement infini.

En effet, parmi ces espèces, il faudrait comprendre les intelligences actives par succession; à savoir l'homme qui pense et veut d'une manière successive. Ces intelligences peuvent compter leurs actes; la conscience l'atteste; donc point de nombre infini; ces actes, par cela seuls qu'ils sont successifs, ne pouvant être en même temps.

103. L'on répondra peut-être que tous les esprits, y compris le nôtre, pourraient bien n'avoir qu'un seul et même acte d'intelligence et de volonté. Mais cette hypothèse a le double inconvénient, et de se trouver en contradiction avec la nature des êtres créés, êtres finis, partant sujets au changement, et

d'éliminer d'un seul coup de nombreuses espèces d'êtres. Ainsi, loin de sauvegarder l'infini dans le nombre, elle le rend impossible. Et d'ailleurs comment nier la possibilité de ce qui est? Or si, comme l'expérience l'atteste, il existe des êtres successivement actifs, pourquoi nier leur possibilité, dans la supposition que la toute-puissance divine eût exercé dans sa plénitude sa force créatrice infinie?

104. Cette difficulté, tirée de la nature même des intelligences finies, et qui semble prouver l'impossibilité de l'existence d'un nombre infini, prend une force nouvelle, si l'on considère la question sous un point de vue plus général.

L'existence d'un nombre infini absolu exclut l'existence d'un nombre quelconque en dehors de cet infini. Or non-seulement les substances, mais les modifica. tions se peuvent compter. Je l'ai déjà prouvé quant aux modifications de l'esprit, et je pourrais le prouver de même en général pour tous les êtres finis. Tout être fini est changeant; or les changements de ces êtres se comptent. Les modifications que ces changements entraînent ne peuvent exister en même temps, parce que certaines de ces modifications s'excluent; donc il ne peut exister actuellement de nombre infini.

105. Appliquons cette observation au monde sensible. Le mouvement est une modification qui s'applique à tous les corps; modification essentiellement successive. Un mouvement coexistant dans ses diverses parties et dans les états divers qu'il entraînc est une absurdité.

Deux choses contradictoires ne peuvent exister en même temps; or, parmi les modifications du mouvement, il en est un grand nombre de ce genre. Une ligne tombant sur une autre et tournant autour d'un point décrit successivement divers angles. Autre est l'angle de 45 degrés, autre un angle de 30, de 40, de 70 ou de 80 degrés, lesquels s'excluent réciproquement. Une portion de matière formera diverses figures, selon la disposition des parties qui la composent. Une sphère ne sera point un cube; ces deux solides ne peuvent être en un même temps formés d'une même portion de matière.

106. Variété implique numération. Nous mesurons le mouvement en lui appliquant l'idée de nombre; nous comptons les formes que certaines portions de matière, par exemple un morceau de cire, peuvent prendre et garder. Donc l'impossibilité intrinsèque de l'existence d'un nombre actuel infini, ressort de la nature même des choses.

107. Cette démonstration me semble évidente; toutefois je dis il me semble, parce que les raisonnements en apparence les plus clairs, les mieux enchaînés, les plus concluants, ne sont pas toujours exempts d'erreur. Que de fois nous avons pris les illusions de notre esprit pour des vérités incontestables! Cela dit, peut-être dois-je faire observer que, pour combattre notre démonstration, il faut nier les idées premières qui suivent exclusion entre l'être et le non être; nécessité de la succession et du temps pour la réalisation de choses contradictoires.

108. On objectera peut-être que des modifications contradictoires ne sauraient entrer dans le nombre infini, lequel n'embrasse que le possible; mais cette observation, loin d'infirmer, fortifie ma démonstration. En effet, le nombre infini absolu implique négation absolue de limite. Par cela seul que je cherche à réaliser ce concept, je me trouve en présence d'une contradiction; donc cette réalisation est impossible, le concept général et indéterminé s'étendant au delà de tout nombre réalisable.

109. Que s'il en est ainsi, c'est que le concept indéterminé fait abstraction de toute condition, y compris la condition de temps; or la réalité ne fait ni ne peut faire abstraction de ces conditions. De là le conflit entre l'idée et la réalisation de l'idée; et voilà pourquoi la réalisation étant impossible, le concept n'est pas contradictoire.

Soit un nombre réalisé, lequel comprend toutes les espèces et tous les individus possibles; laissant la réalité pour le concept de nombre infini, nous pouvons dire l'infini en nombre implique négation absolue de limites; or, si nous revenons au nombre réalisé, nous lui trouvons une limite; car à ce nombre, pris en général, nous pouvons toujours ajouter un autre nombre exprimant des modifications nouvelles. Supposons que les unités réalisées, quelque grand que soit leur nombre, soient exprimées par M dans l'instant A. L'instant B présente un nouvel ensemble d'unités que nous pouvons exprimer par N; or N+M est supérieur à N ou M seuls; donc ni N ni

M ne sont infinis d'une manière absolue. Le concept indéterminé fait abstraction des instants et se rapporte à la somme; il implique des termes contradictoires qui ne sauraient exister en même temps.

CHAPITRE XV.

Idée de l'être absolument infini,

110. L'idée de l'infini, en général, offre de grandes difficultés; les difficultés que présente l'idée de l'être absolument infini ne sont pas moindres. Nous avons constaté l'existence de divers ordres d'infinis, chacun de ces infinis étant un concept formé par l'association de deux idées: l'idée d'un être particulier, l'idée de négation de limite. Mais il est facile de voir que nul de ces infinis n'est infini dans la rigueur du mot et ne saurait être confondu avec l'être infiniment parfait. L'idée de cet être, bien que très incomplète, tant que nous vivons de la vie présente, peut se prêter à une analyse relativement approfondie. Certains auteurs passent légèrement sur cette idée: je ne saurais les approuver. Les difficultés devant lesquelles nous allons nous trouver dans cette analyse montreront, je l'espère, la nécessité d'une réflexion sérieuse; on ne comprend pas assez peut-être combien il importe d'avoir une compréhension claire du mot infini, lorsqu'on l'applique à Dieu

111. Qu'est-ce qu'un être absolument infini?

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