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de rapides indications qui accusent vivement le relief. C'est un dessin de statuaire. L'invention qui suit page à page les symboles et les sentences, et s'en inspire, est incessamment variée, renouvelée. Si les encadrements disposés comme pour la sculpture en bois ne sont pas exempts de quelque lourdeur, ce défaut est amplement compensé par la grâce ingénue des détails.

Nos écoles de dessin sont en quête de modèles; en voilà toute une série, sinon à copier au moins à observer, et dont ce n'est pas le trait le moins précieux qu'on n'y sent point le froid du fer, du tire-ligne et du compas, et qu'elle est au contraire d'un bout à l'autre animée par la chaleur d'une âme d'artiste.

Le Salon de M. le comte de la Béraudière. Trente-deux dessins en couleurs d'après François Boucher. Livraison I quatre planches in-folio. Fabré, éditeur.

L'éditeur de cet album semble s'être voué à la glorification de l'œuvre de François Boucher. Déjà il a publié vingt-cinq dessins en couleur et cent planches d'Amours de ce maître charmant qui eut le mérite devenu rare depuis la Renaissance d'être à la fois de son pays et de son temps, de réfléchir en son œuvre les mœurs, les goûts et le sentiment de la beauté de ses contemporains et de ses contemporaines. Par cela même qu'il est manièré, fardé, fertile en grâces, ennemi de la solennité, de la pose et de la fausse convention du pédantisme à l'antique, Boucher est un admirable artiste.

S'il n'a pas mesuré au compas la rigidité beaucoup plus pauvre qu'elle n'est grande de l'art grec, il a vu, compris, rendu comme pas un les souplesses exquises de la chair. Non certes, il ne procède pas dans l'expression du nu par ces larges simplifications de plans, qui sont peut-être en leur lieu dans la statuaire appliquée à l'architecture, mais où je crois qu'il faut voir plutôt une formule facilitée à l'usage d'ouvriers praticiens. Et pourtant Boucher a, lui aussi, une façon de synthèse en son art. Son dessin large, gras, sommaire ne s'arrête pas aux chinoiseries du menu détail. Il suit d'un seul trait toute la ligne d'un jeune corps en ses flexions vivantes; d'un léger et sobre mouvement de hachures en noir et sanguine, et par quelques rehauts de blanc, il modèle à n'y plus revenir la rondeur des formes et en indique les accidents essentiels et délicieux, une fossette au coude, au genou, à la joue, un pli au poignet. « N'est pas Boucher qui veut », disait David.

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annonçons est terminé. Il forme neuf livraisons de quatre planches en imitation de lavis représentant la Toilette de Vénus avec son cadre, des attributs, trois écrans, un canapé et vingt-quatre motifs pour fauteuils. A en juger par la première livraison que nous avons seule sous les yeux l'œuvre sortie des presses de Lemercier est vraiment digne de la curiosité des amateurs et de l'étude de tous ceux qui s'occupent de la décoration. Le tirage d'ailleurs a été fait à petit nombre: 50 exemplaires sur grand papier à 360 fr. (pour les premiers souscripteurs); portés depuis à 500; et 100 exemplaires format in-4° grand colombier à 250 fr., portés à 300.

Artistes anglais contemporains, par ERNEST CHESNEAU. Librairie de l'Art.

Les brouillards de la Tamise n'obscurcissent pas l'art anglais il est, au contraire, frais et gai. C'est que Londres n'est pas toute l'Angleterre et nulle campagne ne peut, mieux que la campagne anglaise, inspirer les paysagistes. Nulle part ailleurs non plus, des mœurs mieux caractérisées et originales ne sauraient donner de meilleurs modèles de scènes de genre. Enfin, toute une école anglaise moderne apporte à ses recherches historiques un côté de précision et de naturalisme savant qui donne à ses œuvres une saveur aussi étrange que charmante. M. Chesneau, qui a publié en même temps dans la Bibliothèque de l'Enseignement des Beaux-Arts de la maison Quantin une histoire de la peinture anglaise qui a fait bruit outre-Manche, a le rare mérite de traiter agréablement les sujets où il pourrait faire étalage de science profonde. C'est un aimable vulgarisateur et un critique qui fait d'autant mieux aimer l'art qu'il est artiste lui-même. La passion n'est pas exclue de ses discussions et il n'y a pas d'art sans passion.

On se souvient du succès des salles anglaises à l'Exposition de 1878. Sans parler de Millay, qui est hors de cadre, des artistes comme Burne-Jones, Leighton, Orchardson, Herkomer, sont la gloire d'une jeune école. Notre art national n'est pas en péril! s'écriait l'autre jour M. Paul Mantz dans une critique qui a fait sensation sur les cinq sens de Makart. Oui et non. Non certes, s'il veut bien regarder partout ce que l'on fait autour de lui. Oui, s'il croit devoir rester dans la satisfaction de soi-même. L'Art anglais contemporain, dans toutes ses branches, qu'on se le dise bien, est à étudier de près. Il y a concurrence!

L'album contient treize très belles eaux-fortes, mais qui n'apprendront pas grand'chose aux abonnés de l'Art. Cette revue a maintenant un fonds très riche qui lui permettra de faire beaucoup d'albums semblables.

Le cartonnage des livres est encore chez nous à l'état d'enfance, comparativement à l'Angleterre, à l'Amérique et à l'Allemagne. On y fait toutefois de vifs progrès depuis deux ans. Mais celui-ci est un vrai chef-d'œuvre tous mes compliments au relieur Engel.

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Après nos revers, le ministre de la guerre, alors général de Cissey, pensa que rien ne contribuerait autant à relever l'esprit militaire que de faire revivre dans une œuvre collective les traditions glorieuses de chacun des corps de l'armée française. Il prescrivit à chacun des colonels de publier l'historique du régiment qu'il commandait.

Ce travail ne fut pas poussé dans tous les corps avec la même ardeur; certains régiments se contentèrent d'un simple répertoire chronologique; d'autres, nouvellement créés, n'avaient que peu de chose à dire; bref, un petit nombre d'écrits dépassèrent les bureaux du ministère pour entrer dans la publicité. De ce nombre est l'historique du 1er zouaves auquel le talent d'écrivain de son rédacteur et surtout le sujet intéressant qu'il avait à traiter donnent une importance toute particulière.

Créés en 1830, les zouaves, quoique des derniers venus dans les corps de l'armée française, n'en ont pas moins à leur actif une des plus belles pages de notre histoire militaire. Longtemps cantonnés sur leur territoire natal en vue duquel ils avaient été constitués, ils ne forment d'abord qu'un seul corps jusqu'à 1840, puis sont fractionnés en trois et ensuite en quatre régiments; dans ces conditions, ils prennent part à toutes les étapes glorieuses de la conquête de l'Algérie.

Parmi tous ces points arrachés successivement à l'ennemi, il n'en est pas un seul que les zouaves n'aient arrosé de leur sang.

Constantine, Médéah, le col de Mouzaia, Milianah, Mascara, Isly-Zaatcha, Laghouat et tant d'autres lieux illustres portent tous les traces des balles de nos zouaves. Et cependant, malgré ces brillants exploits, ils n'avaient pas encore conquis cette réputation européenne que les désastres de 1870 ont à peine pu effleurer. Il fallut l'Alma et une parole enthousiaste du général en chef. -Appelés, en effet, en 1854 à faire partir de l'armée d'Orient, les zouaves se révèlent aux yeux du monde militaire étonné par un coup d'audace qui nous donne la victoire. « Les zouaves, écrivait à l'empereur le maréchal Saint-Arnaud, se

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sont fait admirer des deux armées, ce sont les premiers soldats du monde. »>

Noblesse oblige; cette investiture donnée ainsi publiquement à un corps de troupes, jusque-là presque ignoré en Europe, devrait lui créer des devoirs auxquels il ne s'est jamais soustrait. Le terrible et interminable siège de Sébastopol, la campagne d'Italie, celle du Mexique et les expéditions qui se firent dans l'intervalle en Algérie, les luttes inégales de 1870, trouvèrent les zouaves à hauteur de leur réputation. De nos jours enfin, dans la récente campagne de Tunisie, le corps avait reçu du général en chef la mission difficile et délicate de servir de modèle aux jeunes troupes de France; cette fois encore il n'y a pas failli.

L'ouvrage du commandant Desconbès, chef de bataillon au 1er zouaves, nous fait parcourir cette longue odyssée qui s'étend de 1830 à l'époque présente. C'est un cycle de plus de cinquante années pendant lesquelles il n'en est peut-être pas une que n'ait illustrée, soit un combat, soit une marche glorieuse; histoire glorieuse, mais que la nature du sujet aurait rendue forcément monotone, si le talent de l'auteur n'avait su y enchâsser des tableaux de mœurs, des faits anecdotiques qui en rendent la lecture particu lièrement attachante.

Nous citerons, entre autres et pour terminer cette analyse, ce portrait du zouave de Crimée qui est encore l'idéal actuel du régiment : « La véritable famille, aux zouaves, est constituée par l'escouade que les hommes appellent la tribu. Le chef de la tribu est presque toujours un vieux soldat intelligent et expérimenté.

« Il connaît à fond tous les détails de la vie militaire, il sait ce qu'on doit aux chefs d'après les règlements; mais il sait surtout ce qui lui est légitimement dû. Il excelle surtout dans l'art de commander à ses hommes en matière d'ordinaire.

« Avec lui, les conscrits sont dégourdis dans l'espace d'un mois. Il leur donne des leçons de tenue, car il faut un certain chic pour porter la calotte, placer le turban, marcher avec aisance, sans déranger les plis bouffants du pantalon réglementaire; enfin, pour donner à sa désinvolture cet air coquet et mauvais sujet, tout à la fois, qui distingue les zouaves pur sang. Il leur apprend l'art d'utiliser tout ce qui peut leur tomber sous la main. Un morceau de bois, s'il 7

est sec, est bon à emporter; on peut en faire un piquet de tente, un bouchon de fusil, des allumettes pour mettre le feu en train. Un bout de ficelle peut servir de lacet aux souliers, aux guêtres, de bride pour les piquets de tente. Tout est bon à prendre, en route, car en certaines circonstances cela constitue de véritables richesses. La cuisine est le meilleur diagnostic de la santé de la tribu. Le soldat qui peut fricoter à son aise est le plus heureux des mortels; il oublie en un instant toutes ses fatigues et ses misères journalières. Pour le zouave connaissant son affaire, les plats d'extra qui viennent s'ajouter à sa maigre pitance sont aussi nombreux que variés; il fait des fromages avec des pieds de bœuf, du gras-double avec les boyaux de l'animal, il sait trouver dans les champs les bons champignons, les truffes blanches, les asperges sauvages, les pissenlits, il prend des oiseaux avec des sauterelles comme appât, etc. »

Nous bornons ici nos citations; elles permettront de juger cet ouvrage que nous ne saurions trop recommander à tous ceux qui ont encore le culte du drapeau.

C. M.

Histoire de la Constitution du 25 février 1875, par LOUIS BLANC. Paris, G. Charpentier, éditeur, 13, rue de Grenelle-Saint-Germain. 1883. - Prix : 3 fr. 50.

Louis Blanc n'a pas eu la satisfaction d'assister à son dernier succès d'historien; la mort lui a laissé tout juste le temps de revoir les épreuves de son ouvrage. Le jour même où son enterrement traversait les rues de la capitale, paraissait en librairie le volume sur l'Histoire de la Constitution du 25 février 1875.

On a souvent reproché aux études historiques de Louis Blanc d'être moins une leçon pour l'avenir que la prédication de ses doctrines politiques. Cette œuvre posthume donne prise à la même critique: ici encore, l'historien abdique quelquefois en faveur du républicain. Ne serait-il pas dérisoire d'exiger d'un écrivain une complète impartialité sur les événements qui se sont passés la veille?

Adversaire implacable pour tout ce qui ressemblait à un compromis quelconque, Louis Blanc n'a jamais pu comprendre que l'établissement d'un gouvernement républicain fût l'œuvre directe d'une Chambre monarchique. Aussi ne doit-on pas s'attendre à rencontrer dans ce livre, comme on s'est plu à le répéter, l'impression d'une bien vive tendresse pour un pacte fondamental qui fut imposé par l'esprit de concessions.

Quelques-uns se souviennent encore des attaques injurieuses dont l'auteur de l'Histoire de dix ans fut l'objet de la part de certains organes démocratiques. On allait jusqu'à blâmer cet esprit de logique absolue de commettre des fautes qu'un novice, un conscrit ne commettrait pas en matière politique.

Et ces publicistes qui ont mis le plus d'empressement à couvrir de fleurs de rhétorique élogieuse la tombé du grand homme, sont précisément ceux-là

mêmes qui ne manquaient pas de s'écrier chaque jour dans un français assez rocailleux: « Ce qui nous frappe chez les théoriciens étincelants de l'école de M. Louis Blanc, c'est que voilà quarante ans que nous les voyons tout embrasser et qu'ils n'ont à peu près rien étreint du tout. » Louis Blanc a répondu par son Histoire de la Constitution de 1875.

En effet, le crime de Louis Blanc, aux yeux d'un certain parti politique, est d'avoir voulu rester conséquent avec ses principes. L'Assemblée nationale de 1871 avait été nommée pour prononcer seulement de la paix ou de la guerre. Son mandat terminé, la dissolution s'imposait. « L'Assemblée pouvait-elle, écrit « Louis Blanc, sans violation des principes les plus « élémentaires de la science politique, être à la fois << législative et constituante? Car enfin, ce que tous «<les publicistes ont enseigné et ce que le bon sens « indique, c'est qu'une Constitution n'est pas une loi << semblable aux autres; c'est qu'elle a une nature << qui lui est propre, un caractère particulier; c'est « que les lois constitutionnelles diffèrent des lois or«dinaires en ce que les premières obligent les as« semblées et les gouvernements, tandis que les << secondes obligent les citoyens; c'est que, par con«séquent, le soin de faire les lois constitutionnelles « ne saurait être confié aux hommes nommés pour « faire les lois ordinaires parce que, de cette façon, <«<les constitutions se trouveraient précisément à la << merci de ceux dont leur but est de limiter l'auto« rité. »

Dès lors rien n'explique mieux que ces quelques lignes le scepticisme dédaigneux de l'historien à l'égard d'une institution gouvernementale issue d'une politique qui, avant de se montrer à la tribune, dut ramper dans l'ombre des couloirs. On trouve à la fin de cet ouvrage les discours que Louis Blanc, Gambetta et M. Madier de Montjau prononcèrent la veille du vote du 25 février 1875.

A coup sûr, lorsque les lois constitutionnelles seront soumises à la revision, les orateurs ne se feront pas faute de puiser leurs meilleurs arguments dans le livre de l'historien Louis Blanc.

L. B.

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S'il s'était rencontré un Homère parmi les Troyens, nous aurions probablement un poème rival de l'Iliade, et bien plus varié, plus ému, d'un intérêt plus poignant dans sa tristesse et son deuil. Que sont en effet les ébats d'un camp, les querelles purement soldatesques, en regard d'une ville assiégée, avec toutes les scènes de citoyens en armes et courant au rempart, de femmes éplorées, mais courageuses, d'enfants qui tremblent de devenir orphelins, en proie les uns et les autres aux horreurs de la faim et de la guerre !

Paris sous les obus n'est pas un poème ou un drame littéraire, fruit d'une imagination poétique, mais la simple histoire, racontée au jour le jour, de tout ce

que la vaillante cité eut à souffrir durant ce siège barbare, ce féroce et inutile bombardement. M. Dalsème y retrace d'une plume sobre, ardente, pourtant dans sa flamme contenue, les espérances et les déceptions, les efforts héroïques du peuple parisien, qui devaient aboutir à de si misérables résultats, faute d'entente ou de chef intelligent. On ne s'étonne plus, après l'avoir lu, des discordes sociales qui suivirent ce désastre ; on serait tenté presque de les excuser. Après que Paris eut ouvert ses portes à l'armée allemande, il y avait par toute la ville un reste de vigueur d'ardeur guerroyante qu'on ne savait plus comment dépenser et qui en vint aussitôt à s'exaspérer violemment. Ce fut comme un feu généreux qui se retourne contre lui-même, prêt à dévorer ses en

trailles.

Pleine justice est rendue par l'historien au glorieux patriote qui incarna alors dans sa personne le sentiment national et dont la mort récente a fait pousser à l'Allemagne un si beau soupir de soulagement. Patience! l'idée qui remplissait l'âme de Gambetta est loin d'avoir péri avec lui. Si la France, tout à coup surprise par une invasion imprévue, a pu néanmoins arrêter çà et là les hordes aussi innombrables qu'aguerries qui foulaient le sol, en pillaient les richesses, en paralysaient les mouvements et la vie, rien n'empêche d'espérer quelque circonstance favorable qui permettra un jour la revanche. Il suffit de profiter de l'occasion, de saisir le moment psychologique, puisqu'on l'a fait contre la France, et la fortune peut de nouveau sourire à nos armes. Aucun ennemi, si puissant qu'il soit, ne peut se flatter d'être invincible. Il en est d'ailleurs de l'ambition comme de l'amour : quand vous commencez à prendre goût au fruit, il se gåte ou les dents vous tombent. En vain les empires les mieux fortifiés, les gouvernements les plus habiles comptent-ils sur leur durée; ils s'écroulent à leur tour et d'une chute d'autant plus prompte qu'ils ont été plus rapidement édifiés.

Acceptons donc la perspective consolante sur laquelle M. Dalsème ferme son livre. Quoique blessé au cœur par le siège de Paris, le peuple français n'en est point mort; « le convalescent écoute et regarde. Il se relèvera après de terribles convulsions. Le mal gueri, il n'oubliera point. Mais s'il est de ceux qui savent se souvenir, il est aussi de ceux qui savent espérer. >>

A. P.

Histoire de Charles VII, par G. DU FRESNE DE BEAUCOURT. Paris, Tardieu, 1882, t. II, in-8.

On n'accusera pas M. de Beaucourt d'aborder son sujet à la légère et sans s'y être préparé de longue main. Voici plus de vingt-cinq ans, si nos souvenirs sont exacts, qu'il rompit une lance en l'honneur de Charles VII contre M. Henri Martin dans la Revue de Paris. Depuis lors il n'a cessé de se pourvoir de tous les instruments utiles à la composition de son œuvre. Dépouillement des archives, recherche de documents originaux, renseignements glanés de ci de là, rien n'a été négligé par lui. Il a de plus contrôlé

soigneusement l'un par l'autre les historiens qui l'avaient devancé sur ce terrain, afin d'adoucir ou de redresser leurs jugements partout où faire se pouvait. Quelques-uns s'étonneront peut-être de voir tant de zèle dépensé au profit d'une si triste cause et qui semblait jugée en dernier ressort. Mais l'importance de ce règne dans nos institutions justifie amplement la peine qu'il a prise pour en mieux éclaircir la plupart des points, sans compter que rien n'est définitif en histoire. Là comme ailleurs, l'esprit humain raffole du changement. C'est pour lui un besoin perpétuel de refondre les figures, les statues du passé. Chaque génération les frappe et les refrappe à son image.

Vis-à-vis de Charles VII, nous sommes aujourd'hui sans passion d'aucune sorte, sur le pied de la curiosité pure et dans une absolue indifférence, qui profite à l'impartialité. Le travail de M. de Beaucourt a donc chance d'être accueilli favorablement. On écoutera volontiers, s'il l'appuie de bonnes raisons, son apologie de ce prince; car, bien qu'il s'en défende, c'est un plaidoyer en forme, une espèce de panégyrique qu'il a entrepris. Il tend à prouver par mille raisonnements spécieux et plausibles que l'impuissance politique tant reprochée au roi de Bourges fut plutôt le résultat de la situation générale, d'un état de choses antérieur à lui et dont il n'était pas responsable. M. de Beaucourt oublie un peu trop que les caractères bien trempés réagissent contre les événements et savent même, au besoin, en provoquer de favorables à leurs intérêts.

Certains arguments invoqués en faveur de Charles VII par son nouvel historien touchent de près à la fantaisie et ne supporteraient pas la discussion, celui, entre autres, qu'il tire de la piété effective du jeune souverain pour le laver de l'accusation de libertinage. On peut fort bien lever fréquemment le cotillon aux dames et se confesser régulièrement, communier les jours de fête, entendre chaque jour deux ou trois messes, mener enfin « moult saincte vie », ainsi que disent les chroniques; voyez les Valois, Philippe II, Louis XIV et tant d'autres. De même le manque d'argent n'a jamais empêché les princes voluptueux et prodigues de se livrer sans contrainte à leurs coûteux plaisirs. Un cordonnier a pu un jour refuser crédit à Charles VII pour une paire d'escarpins, sans qu'il se privât d'aller au bal ni de manger dans sa vaisselle de vermeil. Malgré la pénurie du trésor, le luxe ne fut jamais banni de la cour et les favoris continuèrent à être comblés de dons magnifiques.

Au moment même où les finances étaient épuisées par les dépenses du siège d'Orléans, La Trémoille reçut dix mille écus d'or pour solder les frais de sa rançon. Ce ne sont là d'ailleurs que de légers détails sur lesquels M. de Beaucourt fournit lui-même tous les renseignements désirables et les moyens de rectifier son propre jugement.

Mais il y a une question plus grave et qui occupe dans ce volume une grande place, au sujet de laquelle il nous est impossible de partager sa manière de voir, parce que nous l'estimons dangereuse et fausse. Il

s'agit de Jeanne d'Arc et de sa mission. D'après lui, la Pucelle fut réellement une inspirée, choisie à dessein par la Providence, l'instrument dont Dieu se servit pour délivrer la France des Anglais. Si elle échoua vers la fin, c'est qu'elle n'entendait plus sa voix, qu'elle obéissait à son ardeur personnelle et non plus à l'inspiration d'en haut. Au nom même du respect que l'on doit à la divinité, nous repudions une pareille théorie.

Le Dieu que nous devinons, sans avoir la prétention de le comprendre ni d'expliquer sa conduite, est pourtant meilleur que le vôtre. Il ne se fait pas un jeu des faibles mortels et ne les ballotte pas à son gré, perdant les uns, sauvant les autres selon son caprice. M. de Beaucourt va m'accuser de déclamation, reproche banal qu'il adresse à quiconque n'est pas de son avis. Je me borne donc à dire qu'il faut enfin affranchir l'histoire du joug théologique. Cette science, amie de la vérité claire et nette, répugne au mystère, au miracle, à l'intervention divine. Elle laisse Dieu dans sa majesté sans le mêler ainsi au tripot souvent malpropre des affaires humaines. Si l'on admettait l'adage de nos vieux annalistes, Gesta Dei per Francos, on serait forcé d'avouer que l'Être suprême a parfois accompli de la vilaine besogne. S'il a mis en effet lui-même l'étendard aux mains de la vierge de Domrémy, il a également armé du couteau celles de Ravaillac. Quel blasphème! quelle impiété! Transportez un moment le procédé au milieu des événements contemporains, l'abus aussitôt saute aux yeux; la Providence n'est plus qu'un bâton de polichinelle dont les Veuillot, les Cassagnac et tutti quanti jouent au gré de leurs rancunes, pour battre et conspuer leurs adversaires politiques.

Du reste, entre les prêtres qui condamnèrent Jeanne d'Arc au feu, comme suppôt de Satan, et ceux qui voudraient aujourd'hui la faire passer pour une envoyée du ciel, il n'y a pas tant de distance qu'on le croirait. Les hommes peuvent différer, leurs opinions se valent. « Il fallait qu'elle souffrît », a dit un prélat de notre temps; un autre ajoute : « Le baptême de sang est inséparable de la mission divine. » Avec de si mystiques paroles, ne semble-t-on pas justifier en partie l'iniquité dont elle fut victime? - Non, laissez à la Pucelle la responsabilité de ses actes, le mérite de son sacrifice.

Elle n'a pas été une simple fantaisie de l'Éternel, mais une de ces âmes qui honorent la nature humaine. Son rôle, expliqué naturellement, n'en reste que plus admirable, plus héroïque. L'humble pastoure de ce pays lorrain, toujours si impatient de la domination étrangère, personnifie à nos yeux l'esprit d'un peuple amoureux avant tout de sa liberté nationale. Son élan fut spontané, sa foi sincère.

Dans son ivresse innocente, sans ombre de calcul, et comptant, pour tout soutien, sur la justice de sa cause, elle crut, la candide vierge, que les voix d'en haut l'appelaient, tandis que le patriotisme seul parlait à son cœur et lui dictait de généreuses résolutions. Il y a de ces heures dans l'existence des nations comme dans celle des individus, où la lutte pour la

vie s'accuse avec intensité, où le danger double l'énergie et les forces, où il suffit d'oser pour être assuré de la victoire. S'il n'était pour ainsi dire sacrilège de rapprocher le nom si pur de Jeanne de celui d'un homme que le sang des massacres de septembre a souillé au front, nous dirions qu'elle comprit, ainsi que plus tard Danton, que, pour délivrer son pays et son roi, il fallait de l'audace, de l'audace, et encore de l'audace. « Si vous voulez procéder virilement, disait-elle à Charles VII, tout votre royaume est à vous. » Électrisés par sa présence, les gens d'armes, se fiant aveuglément à elle et à son étoile, demandaient à marcher, même sans solde, jurant qu'ils la suivraient partout où elle voudrait aller. Les villes n'avaient pas encore eu le temps de se plier à la domination anglaise. Au moindre signal, elles revenaient avec bonheur à leur patrie véritable. Ainsi, dans la marche sur Reims, pour le couronnement, lorsqu'on arriva à Troyes, où se trouvait une forte garnison et où l'on venait de renouveler le serment de fidélité à Henri VI, les portes se fermèrent d'abord. Le conseil du roi était même d'avis que, la place ne pouvant être réduite par la force, il fallait battre en retraité. Mais à la vue de Jeanne prête à monter à l'assaut, les habitants ouvrirent leurs portes et se jetèrent en sujets repentants aux genoux de Charles VII. Châlons et Reims suivirent peu après cet exemple.

Le mouvement victorieux se propageait de toutes parts. Sur chaque point à enlever, Jeanne, confiante dans la protection céleste, se lançait en avant, tête baissée, au plus épais de l'ennemi, signalant son passage par des prodiges de valeur, obtenant de prompts et merveilleux résultats. Son intrépidité calme, son indomptable bravoure électrisaient les soldats autour d'elle et chassaient toute crainte. Elle ne tarda pas, il est vrai, à étre déçue dans son ardente poursuite par la jalousie des vieux capitaines et des courtisans. Chacun de ses triomphes était comme un soufflet sur leur joue, accusait leur mauvais vouloir, leurs tergiversations antérieures. Aussi s'appliquèrent-ils à contrarier ses vœux, à refréner sa vaillance. On laissait manquer ses troupes de vivres et d'argent, de peur qu'elle n'amenât trop tôt la conclusion de la paix : « La friandise du gain est telle, a dit plus tard Montluc, qu'on désire plutôt la continuation de la guerre que la fin.» Devant, les refus qu'elle éprouvait, son imagination se rembrunit, perdit ses belles espérances à mesure que les échecs successifs qu'elle subit sous Paris et sous Compiègne portaient un rude coup à son prestige. Bien des gens se prirent dès lors à douter de la vérité de sa mission. Elle-même, après avoir rêvé l'entier affranchissement du pays et même l'apaisement du schisme qui désolait la chrétienté, semble avoir eu, vers la fin, des accès de découragement et comme une envie de rentrer dans l'obscurité de sa vie première. « Je voudrais partir, disait-elle, abandonnant les armes, et aller servir mon père et ma mère en gardant leurs brebis avec ma sœur et mes frères qui seraient bien joyeux de me геvoir. »

Tous ces faits sont connus depuis longtemps et

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