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tout à l'heure trois ans que Mary Anne Evans, après avoir rendu célèbre le pseudonyme de George Eliot, mourait à Cheyne Walk (22 décembre 1880), et cependant il existe très peu de récits détaillés de sa vie. En l'absence de documents déjà publiés, miss Mathilde Blind a donc été forcée de remonter aux sources originales; elle a eu la bonne fortune de retrouver M. Isaac Evans, le frère de George Eliot, et de braves gens du Warwickshire, contemporains et anciens voisins de son père: elle a pu de la sorte rectifier l'indication jusqu'à présent erronée des date et lieu de sa naissance. Elle a vu de même et consulté les plus fidèles amis de l'illustre romancière et obtenu communication de bon nombre de lettres inédites qu'elle reproduit en ce volume. L'enfance, ies études et les amitiés de jeunesse, la traduction des œuvres de Strauss et de Feuerbach, la collaboration à la Westminster Review, l'amitié avec G.-H. Lewes, l'histoire de ses romans Scènes de la vie cléricale, Adam Bede, le Moulin sur la Floss, Silas Marner, Félix Holt et Middlemarch, Daniel Deronda, les dernières années forment l'objet d'autant de chapitres de cette vive et chaude biographie, dont un chapitre initial sous le titre Introduction n'est pas le moins remarquable. C'est vraiment un morceau de haute critique. Comparant la littérature de la femme en France et en Angleterre, elle conclut, comme George Eliot déjà l'avait fait, à la supériorité intellectuelle des femmes françaises, qui ont toujours eu le courage de rester littérairement de leur sexe. Ce mouvement d'idées la conduit à établir un éloquent parallèle entre George Eliot et George Sand, entre la grande réaliste et la grande idéaliste; celle-ci passionnée, turbulente, révolutionnaire, fille spirituelle de Rousseau, enthousiaste en sa foi dans les destinées futures de l'humanité; l'autre contemplative, observatrice, conservatrice par instinct, avec une pointe de toryism, la seule romancière pourtant qui ait fait passer dans une forme artistique les idées maîtresses de Comte et de Darwin. « Il y a dans l'admirable talent de George Sand, dit-elle, une spontanéité qui fait d'elle comme un oracle de la nature exprimant un message divin. Mais quand l'inspiration lui manque, sa facilité de plume dégénère en déclamation diffuse. George Eliot, au contraire, reste toujours maîtresse de son génie, ne s'oublie jamais, dirige ses moyens d'action en vue du résultat et réalise le vœu de Goethe demandant que tout artiste gouverne son art. » Nous ne saurions trop vivement recommander ce petit volume de miss Mathilde Blind non seulement aux admirateurs de George Eliot, mais encore à tous ceux qui veulent pénétrer les nuances les plus subtiles du génie anglais.

E. C.

Essais sur la littérature anglaise, par M. ÉMILE MONTÉGUT. I vol. in-18 (364 pages). Librairie Hachette et Cie, Paris, 1883.

Tout aussi bien qu'il nous faut renoncer à jamais définir avec exactitude ce que les Anglais ont voulu

BIBL. MOD. - V.

mettre dans certains de leurs mots que nous avons adoptés (par exemple: comfort, humour, etc.), nous sommes encore forcés de reconnaître la vanité de nos efforts, lorsque nous avons essayé d'expliquer l'Angleterre elle-même et de dépeindre l'Anglais en quelques traits. Pour ce qui regarde les mots, comme ils traduisent des abstractions arbitrairement comprises par les nationaux eux-mêmes, et que les com. mentaires de milliers d'analystes ont compliqué à plaisir la difficulté originelle, on ne s'étonne qu'à demi de l'échec des nouveaux interprètes. Mais, lorsqu'il s'agit des gens que l'on coudoie tous les jours chez eux ou chez nous, et dont un grand nombre ont été mêlés à notre vie, ainsi que des compagnons d'enfance et comme des parents, cette impossibilité d'en donner une idée à d'autres et de fixer notre propre jugement sur eux-mêmes devient comme une obsession pour notre esprit. Ce qui rendrait facilement l'énigme irritante, c'est que cet Anglais, qui, tout en étant l'un de nos plus proches voisins, nous paraît l'habitant d'une autre planète, est entièrement mêlé à notre passé de famille historique, et que, depuis mille ans et plus, il apparaît à chaque ligne des annales de notre patrie. Supprimez des histoires de France et d'Angleterre l'animosité mutuelle, l'héréditaire haine et les éternelles guerres de ces nations, vous enlevez à ces deux histoires leur beauté poétique, leur grandeur d'épopée, et ce parfum de légendes qui, malgré toutes les découvertes des rongeurs d'archives et le charme un peu indiscret du << document inédit », reste le meilleur de l'histoire. Enlevez les récits de la conquête normande, effacez Richard Cœur de Lion et Philippe-Auguste, Jean le Bon et Édouard III, Philippe de Hainaut et les bourgeois de Calais, le Camp du drap d'or, les messages galants de Henri IV à Élisabeth, précédemment fiancée aux trois fils de Catherine de Médicis; Buc. kingham agenouillé devant la belle maîtresse future de Mazarin; supprimez la cour de Jacques II à SaintGermain; Henriette d'Angleterre sans draps de lit au Louvre; effacez Montcalm et Wolfl, Dupleix et lord Clive, Waterloo et Sainte-Hélène; et vous verrez ce qu'aura laissé de liens familiers entre nos âmes et la France d'autrefois le récit de nos guerres et de nos diplomaties avec le Saint-Empire, l'Espagne et la maison d'Autriche! Ce qui ajouterait, si c'est possible, à l'inexprimable émotion d'un si étroit mélange dans des conflits séculaires, c'est de voir qu'à cette heure même, et malgré l'entrée sur le théâtre de l'Europe d'acteurs nouveaux très déterminés à enterrer les anciens, le duel des convoitises et l'opposition des caractères entre l'Angleterre et la France sont aussi ardents que jadis, avec les mêmes traits distinctifs qu'à travers les vieux âges. On comprend. du reste, que la curiosité de l'intelligence française soit constamment tenue au même point d'impatience aiguë, devant ce secret entre-aperçu qui se dérobe à la pleine lumière. Il nous semble que si un rayon propice nous éclairait un jour ce fantôme gris et fuyant, nous tirerions enfin, nous aussi, quelque profit de notre antipathie; et des personnes qui nous sont au fond si

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justement désagréables auraient moins souvent l'avantage dans nos luttes de tout genre.

Les précédentes réflexions expliquent l'intérêt qui s'attache, dans le monde des lecteurs sérieux, à tout livre contenant des recherches sur le naturel et l'esprit des Anglais, lorsque ces livres nous viennent d'écrivains qui ont déjà fait leurs preuves sur ce champ d'études. Cela ne veut pas dire qu'ils nous aient donné toute satisfaction, ni résolu des problèmes que l'on ne verra peut-être jamais résoudre; mais nous devrons au moins à ceux dont je parle de très intéressantes vues de l'inviolable citadelle. A la tête de ces écrivains, tout le monde a nommé MM. Taine et Montégut. M. Émile Montégut vient d'enrichir sa liste de travaux tous d'un accent original et d'un esprit souvent profond d'un intéressant volume d'Essais sur la littérature anglaise. Si M. Émile Mon. taigut était proprement un critique, je dirais que (dans notre monde de compromissions intéressées, et de bénisseurs ou d'insulteurs politiques ou autres) il n'est pas de nos jours un critique plus honorable ni plus sincère. Mais il n'est qu'en partie critique; avant tout, c'est un philosophe, un dilettante et un essayiste. Chacun des huit chapitres contenus dans le volume que nous annonçons est un essai de philosophie esthétique et littéraire, si l'on peut dire. Dans le Caractère anglais, M. Émile Montégut, à l'occasion du charmant et excellent petit livre d'Emerson : English tracts, fait une enquête des plus consciencieuses sur la formation historique de ce caractère. Il insiste sur ses lignes de dualité essentielle, qui troublent si fort ceux qui rencontrent pour la première fois ce mélange de nuageuse rêverie et d'avide brutalité, dont le produit est une indéniable force et une magnifique puissance. J'aurais voulu que M. Émile Montégut n'oubliât pas le très sensible ridicule que revêt cette force et qui s'attache à cette puissance, lorsque l'Angleterre s'amuse à s'indigner contre la Russie, la France, l'Autriche, à propos de Pologne, d'Algérie, de Vénétie, elle qui broie et affame l'Irlande depuis des siècles. Il est vrai que l'Angleterre a fini par sentir le fond grotesque de ces élans de sa belle âme; aussi, lorsque la Prusse nous eut ravi l'Alsace et la Lorraine, l'Angleterre n'a pas soufflé mot, et elle s'est récompensée elle-même de sa bonne tenue en prenant Malte.

Dans son intéressant recueil, M. Montégut étudie les caractères généraux de la littérature anglaise, d'après le grand ouvrage de M. Taine, et avec raison il qualifie cette littérature d'essentiellement saxonne et germanique. Il nous raconte ensuite, à notre vif intérêt, les aventures de lord Herbert Cherburg, don Quichotte historique. Une ingénieuse hypothèse sur la Tempête de Shakespeare désigne cette pièce admirable comme la dernière composition du grand poète, la synthèse de ses conceptions et son adieu à la scène. A la suite de Charles Lamb et à l'occasion des traductions de Macbeth, par M. Jules Lacroix, et de Roméo et Juliette, par M. Émile Deschamps, M. Montégut semble décider que Shakespeare gagne plus à être lu que joué, et que le spec

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Les lecteurs du journal le Gil Blas ont eu, croyons-nous, les premiers entre les mains les verres de cette Lanterne magique, où défilent successivement cent vingt petits tableaux qui sont autant de poèmes en prose.

Avant de les parcourir, arrêtez-vous un moment à la préface du volume. On n'y peut railler plus agréablement un des défauts de l'esprit français, cet esprit malheureusement trop superficiel. « La Lanterne magique a un très grand avantage sur tous les autres livres contemporains : c'est que je l'ai écrite pour les gens qui ne lisent pas et qui n'ont pas le temps de lire, c'est-à-dire pour tout le monde... Or mon livre est, après les fantaisies de Gaspard de la Nuit et les poèmes en prose de Baudelaire, le seul qui contienne des compositions assez courtes pour pouvoir être lues en deux minutes. Mais les deux ouvrages que je viens de citer étant rangés parmi les chefs-d'œuvre, et par conséquent dédaignés, je pense que mon livre est seul destiné à être lu. C'est pourquoi j'ai pris le parti d'y mettre tout ce qui existe sur la terre, dans les univers et dans les vastes infinis, depuis le bon Dieu jusqu'aux personnages les plus futiles, afin que les Français modernes puissent avoir une teinture du

tout.»>>

Et, de fait, c'est un véritable kaleidoscope que M. de Banville nous présente. Comme dans les vraies lanternes du magasin du « Paradis des enfants », on y voit M. le Soleil et Mme la Lune, M. le Vent et Mme la Pluie, les septs péchés capitaux, Polichinelle, le Juif errant et des tableaux plus modernes.

Comme l'a très justement remarqué un de nos critiques, M. P. Bourget, M. de Banville, dans cette première partie de son ouvrage, toute de fantaisie, << s'est complu (et ici je cite M. Bourget) à un procédé nouveau chez nous et qui atteste notre initiation aux singularités de l'art japonais. Continuellement, il substitue la suggestion à l'expression. C'est ainsi que sur les boîtes de laque ou sur les gardes de sabre qui nous viennent d'Yédo, un paysage tout entier est indiqué par un seul détail, mais qui suppose et impose l'ensemble.» Nous prions M. Bourget de nous pardonner cette citation, mais elle rend parfaitement l'impression que tout lecteur attentif aura de ces différents portraits.

Les sous-entendus sont en effet nombreux, et c'est entre les lignes qu'il faut lire. Si la lecture de l'un de ces petits poèmes ne vous prend pas plus de deux minutes, vous le pouvez méditer une journée durant.

Avec une phrase, un mot, M. de Banville a le secret de forcer l'attention et de la captiver. Il y a, dans cette Lanterne, de petits tableaux de genre écrits dans un style qui rappelle celui de La Bruyère. Voyez, par exemple, les chapitres intitulés la Gourmandise, l'Art poétique, le Comédien, etc.

Après s'être fait montreur de lanterne magique, M. de Banville, dans la seconde partie de son livre, nous revient « sous la figure d'un joaillier, fabricant et marchand de camées ». Il nous en offre beaucoup de ces camées, le marchand; il en a près de deux

cents sur lesquels sont gravés des profils connus: MM. Renan, Guizot, Daudet, Victor Hugo, Delacroix, G. Sand, Mɛ Dupanloug, Thiers, de Balzac, en un mot, toutes les célébrités à quelque titre que ce soit. Théophile Gautier jugeait ces camées merveilleux, et disait que la prose de M. de Banville était égale en perfection aux plus beaux vers; les lecteurs seront certainement de cet avis.

Le volume se termine par une étude sur le théâtre de la Comédie-Française: petit pamphlet innocent, qui fut écrit en 1863.

G. F.

BEAUX-ARTS

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Il y a quelques années, M. Ch. Loriquet, le savant bibliothécaire de Reims à qui l'on doit divers travaux historiques sur cette ville, publiait sous ce titre: les Tapisseries de Notre-Dame de Reims, un livre des plus intéressants. C'était une étude complète sur chacune des séries dont elles se composent, sur leur origine et les péripéties que leur existence a traversées, le tout précédé d'un exposé de l'histoire de la tapisserie à Reims.

Dès le ve siècle, les tentures historiées étaient une des principales richesses de l'église de Reims; les autres églises, à son exemple, les maisons bourgeoises elles-mêmes en étaient abondamment pourvues. M. Loriquet n'avait pas de peine à démontrer qu'il en fut de même à toutes les époques, et une suite de faits lui permettait d'établir qu'une part considerable de ces œuvres d'art avait été fabriquée à Reims. Ses patientes recherches lui ont fourni pour le xi, le xive et le xve siècle, et il a pu reconstituer pour le xvII et le XVIII une succession d'artistes qui n'ont pas seulement travaillé pour Reims et ses environs, mais dont la réputation et la clientèle s'étendaient jusqu'à Paris.

Après cette introduction purement historique, l'auteur passait à l'étude des tapisseries que la cathédrale a conservées, celles du fort roi Clovis, de la vie de la sainte Vierge, de la vie du Christ, enfin du Cantique des cantiques.

Chacune des séries était d'abord l'objet d'un coup d'œil d'ensemble; puis l'auteur prenait séparément chacune des pièces qui la composent, en étudiait le sujet, le plan d'ensemble, la part que chaque personnage prend à l'action représentée, les ornements qui s'y rattachent, etc. Sur tous ces points, l'auteur,

qui n'oublie rien pour être complet, est néanmoins aussi sobre de paroles que précis dans l'exposé des faits et des explications qu'ils réclament. A l'aide de son commentaire, ces pages n'ont plus de secrets pour ceux qui cherchent à les comprendre.

Ce livre avait été destiné d'abord à accompagner les reproductions photographiques préparées par deux amateurs de Reims, MM. Auguste Marguet et Adolphe Dauphinot, dont la publication avait été suspendue par la mort de l'un d'eux. Son succès engagea deux intelligents éditeurs, M. Quantin, de Paris, et M. Michaud, de Reims, à reprendre ce projet et à donner au public une nouvelle édition du texte relatif à deux séries des tapisseries de la cathédrale de Reims, l'Histoire du fort roi Clovis et celle de la Vie de la sainte Vierge, enrichie d'héliogravures exécutées par la maison Goupil sur les clichés dont nous venons de parler.

Nous ne vanterons pas l'œuvre produite par cette collaboration. Les soins apportés dans l'exécution des clichés avaient frappé toutes les personnes compétentes, ils avaient triomphe victorieusement des difficultés sans nombre qu'offraient des tissus délabrés, atteints sur bien des points par toutes les causes de destruction: Les reproductions dues aux soins de M. Goupil sont dignes, en tous points, de ce début; elles sont aussi parfaites que permettait de l'espérer l'emploi des procédés en usage aujourd'hui. Les planches de photogravure sont sans aucune retouche; on peut les considérer conséquemment comme de véritables fac-similés; on y retrouvera jusqu'aux traces des altérations amenées par le temps dans le tissu des tapisseries.

Ce magnifique volume n'est tiré qu'à 500 exemplaires, 50 sur papier de Hollande et 450 sur papier vélin.

La première série, qui appartient au xve siècle, comprenait six pièces; elle est aujourd'hui réduite à deux.

La seconde, qui est du xvIe siècle, a conservé

toutes les pièces qui la composaient; mais deux d'entre elles ont été réduites dans leurs dimensions, et une troisième nous est arrivée dans l'état le plus défectueux.

L'histoire se fait vivante à l'aide de ces matériaux précieux, et le livre des Tapisseries de Notre-Dame de Reims, complet dans toutes ses parties, album parfait, fac-similé exact des plus belles tapisseries qui existent au monde, recueil historique plein de faits et de science, édition d'un luxe achevé, restera l'une des gloires de la ville de Reims.

Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture, par M. HENRY JOUIN. Paris, A. Quantin, 1883. Prix: 10 francs.

M. Henry Jouin, lauréat de l'Académie française et de l'Académie des beaux-arts, vient de publier à la librairie Quantin les Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture, de 1667 à l'époque de la Révolution. Ces curieux discours, dont quelques-uns avaient été mis au jour par Félibien il y a deux siècles, n'avaient jamais été rassemblés.

En plaçant à la portée des écrivains d'art, des amateurs et des artistes de notre temps les conférences prononcées par Le Brun, Philippe de Champaigne, Van Opstal, Nicolas Mignard, Jean Nocret, Sébastien Bourdon, Loir, Michel Anguier, Regnaudin, Testelin, Louis Boulogne, Antoine Coypel, Caylus, Ou

dry, etc., M. Jouin rend un réel service à l'école française.

Le recueil des Conférences de l'Académie permet de juger avec quel soin les dignitaires de la célèbre Compagnie instituée par Colbert se sont acquittés de la tàche qui leur incombait dans l'enseignement de l'art. Il est telle page d'esthétique ou de critique qui, sur les lèvres de Bourdon et d'Oudry, revêt une autorité que les littérateurs de profession n'obtiendraient pas sans peine pour leurs propres écrits.

L'un des attraits du livre que vient de publier M. Jouin réside dans l'Introduction dont il a fait précéder les Conférences des Académiciens. Elle a pour objet les Artistes écrivains depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. Pour ne citer que quelques noms, si l'on veut juger du talent de MM. Cabat, Labrouste, Baltard, Lenepveu, Félicien David, Questel, Ballu, Charles Garnier, Paul Baudry, Victor Macé, Hébert, Jules Thomas, Chapu, Bouguereau, Paul Dubois, Massenet, Bonnat, lorsqu'ils ont tenu la plume, c'est dans les pages concises de M. Jouin qu'il faudra chercher leur caractéristique d'écrivain.

Riche en artistes éminents, l'école française a donc compté dans ses rangs des écrivains et des orateurs. Il était juste de faire apprécier nos maîtres sous ce double aspect. C'est ce que vient de faire M. Jouin dans une étude absolument originale, remplie de détails ignorés, et dans les Conférences patiemment recueillies qu'il met au jour après les avoir soigneusement annotées.

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Nous pensions que la funèbre question de Sedan était épuisée, que tout avait été dit sur cette journée néfaste, tant par les écrivains officiels allemands que par les généraux ou historiens français, soucieux les uns de se disculper aux yeux de leurs frères d'armes, les autres de réveiller chez nous le patriotisme si battu en brèche depuis quelque temps. Il n'en était rien, et un officier supérieur qui a voulu garder l'anonyme a tenté de nous transmettre ses souvenirs personnels. Ces sortes de communications sont toujours intéressantes et d'un grand prix pour l'histoire, mais à la condition qu'elles soient bien sincères et qu'elles ne cherchent pas à rentrer dans le domaine de la polé

mique et de la personnalité. Or, nous regrettons de le dire, malgré la verve avec laquelle ces souvenirs sont écrits, malgré les sentiments généreux qui éclatent à chaque page, ce livre ne nous paraît pas assez véridique. L'auteur, en effet, y relate à plus de douze ans de distance, une foule de propos, de conversations particulières, de petits faits de détail se rapportant aux acteurs principaux de ce drame terrible. La fantaisie a dû entrer pour beaucoup dans cette évocation du passé; s'il ne s'agissait que d'une belle mise en scène, on pourrait encore passer ce travers à l'auteur; mais, non content de se livrer à un lyrisme exagéré, l'officier supérieur anonyme qui vient ainsi ranimer des cendres éteintes n'a pas craint de prendre à partie certains chefs de l'armée, tels que le maréchal de Mac-Mahon et le général de Wimpfen, et a couvert de ridicule tous leurs actes. Loin de nous la pensée de

vouloir innocenter les hommes infortunés qui nous ont, par leur incapacité, menés à l'abîme; l'opinion est fixée actuellement sur ce sujet; mais jusqu'ici on n'avait pas encore pensé à en faire des grotesques. Pour l'auteur des souvenirs de Sedan, le général Ducrot était le seul capable de sauver l'armée, si le commandement avait pu lui être maintenu; cette opinion est très discutable, étant donnée la situation horriblement compromise de l'armée, dès la veille de la bataille. Quoi qu'il en soit, ce livre ne nous semble pas apporter une grande lumière sur cette question; il touche trop au roman pour devenir un document historique; mais s'il n'est pas impartial pour les chefs, il fait du moins ressortir la bravoure traditionnelle de nos soldats, et nous présente un récit très image de cette catastrophe où sombra la destinée de Napoléon III.

C. M.

L'Armée française en Égypte, 1798-1801. Journal d'un officier de l'armée, mis en ordre et publié par H. GALLI. Un vol. in-12 de 250 pages. Paris, Charpentier 1883. - Prix : 3 fr. 50.

Les meilleures pièces historiques sont toujours les documents de première main. Aussi doit-on, selon nous, attacher une grande importance à l'apparition de manuscrits émanés de témoins ou d'acteurs de tel ou tel grand événement; ces souvenirs, écrits, la plupart du temps, sans pensée de publicité, présentent l'époque en question sous son véritable jour et jettent sur les hommes et les choses la lueur de la vérité. Bien qu'elles nous reportent à près d'un siècle en arrière, les notes d'un officier de l'armée d'Égypte tirent de la récente expédition des Anglais dans la vallée du Nil un regain d'actualité. Mais elles n'avaient pas besoin de nous rappeler la bataille de Tell-el-Kebir pour avoir un grand prix à nos yeux. Tout ce qui se rapporte à l'histoire de notre révolution, surtout en ce qui concerne la figure étrange et grandiose de Bonaparte, doit être accueilli par le public avec le plus grand intérêt. Il faut plus qu'un coup de bélier pour ébranler une légende, et celle-ci a été tellement maçonnée à chaux et à sable qu'on ne saurait trop revenir à la charge pour l'entamer.

Le récit que M. Galli a eu la bonne idée de faire revivre a eté rédigé sur les notes laissées par M. Vertray, capitaine au 9o de ligne, ex-volontaire de 1792 et retraité en 1808. Restées longtemps enfouies dans les profondeurs d'un secrétaire, ces notes intéressantes ont été confiées par le petit-fils de l'auteur à un hoinme de talent pour les coordonner et les mettre à l'impression. Elles constituent une narration vive et imagée de la campagne d'Égypte. Le style est simple, familier même quelquefois, mais toujours empreint de vérité et rempli de saines appréciations. En lisant ce livre, il semble qu'on revive avec l'auteur de la vie des acteurs de cette romanesque expédition; que l'on partage leurs souffrances, leurs fatigues dans les marches à travers le désert et leur enthousiasme les jours de victoire. Tout en rendant au talent incontestable du général en chef l'hommage qui lui est dû, l'auteur ne se gêne

pas pour juger Bonaparte au point de vue moral; ce dernier apparaît toujours, suivant l'expression de son illustre victime, le pape Pie VII, comme un comediante, un tragediante; terrible tragédie, en effet, car le récit de l'exécution de deux mille prisonniers musulmans de Jaffa que l'armée ne pouvait emmener avec elle est un des plus émouvants épisodes que relate ce manuscrit; comédien aussi, dans toutes les proclamations qu'il adresse aux indigènes, ou bien dans le personnage de Moïse qu'il cherche à imiter aux abords de la mer Rouge, et qui du reste, joué avec succès, accrut considérablement son prestige auprès de ces populations crédules. Le départ secret de Bonaparte, la bataille d'Héliopolis, l'assassinat de Kléber, enfin les dernières catastrophes de la campagne couronnées par la capitulation finale, tous ces tragiques événements forment le sujet de pages des plus curieuses et des plus attachantes. Quelques pièces justificatives terminent ce volume, mais elles ne nous semblent offrir rien d'inédit.

C. M.

Sixte-Quint, d'après des correspondances diplomatiques inédites tirées des archives d'État du Vatican, de Simancas, de Venise, de Paris, de Vienne et de Florence, par M. le baron DE HUBNER. Nouvelle édition; 2 vol. in-12. Paris, Hachette et Cie, 1882. - Prix : 3 fr. 5o le volume.

L'auteur du livre : Promenade autour du monde, qui a fait quelque bruit dans « le monde », fait paraître une nouvelle édition de son histoire de SixteQuint.

On a pu et l'on pourra encore discuter certains jugements portés par M. le baron de Hübner; on ne saurait nier son habileté à démêler, non pas seulement les prétentions, d'ailleurs plus ou moins nettement avouées, des monarques de la fin du xvi siècle, du commencement du xvii, mais encore les intrigues auxquelles, - avec le ciel il est des accommodements, ils ne se faisaient pas fort scrupule de recourir. Tout de suite le lecteur est placé in medias res: l'historien leur fait connaître l'état moral, politique, économique, d'abord de l'Europe à demi espagnole, puis de l'Italie, divisée, disputée.

Grégoire XIII vient de mourir; la nouvelle en est envoyée à toutes les cours; le conclave se réunit et les différents partis s'agitent. Médicis, Farnèse luttent d'influence. Les pourparlers traînent en longueur; on ne peut s'entendre; qui sera nommé de Farnèse ou de San Sisto? Farnèse, le plus papable, a perdu toute chance, et Este s'écrie qu'il faut procéder à « l'adoration »; on acclame Montalto.

Quand, à Rome, où Sixte-Quint a laissé d'ineffaçables empreintes, il est question de ce pape, on parle des bandits, des monts, des congrégations, de l'aiguille (l'obélisque). C'est ainsi que la tradition résume les différentes parties de son administration intérieure, la justice, les finances, les affaires ecclésiastiques, les arts et les constructions publiques. C'est cette classification populaire que l'historien a adop

tée.

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