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Londres, 4 janvier 1883.

Pour la première fois les lecteurs anglais vont posséder une traduction complète des Mille et une Nuits (The arabian nights Entertainments). Ceux qui ont lu ces fameux contes dans le texte original, dont il existe trois éditions, imprimées l'une à Breslau, l'autre à Boulaq (Le Caire), et la troisième à Calcutta, savent bien qu'un tel ouvrage ne paraît guère de nature à être exposé sans voiles devant un public aussi facile à effaroucher que le public anglais. Je ne sais même si on en laisserait librement circuler en France une traduction littérale, telle que prétend être celle dont le premier volume a tout récemment paru. Une hardiesse de langage qui peut plus facilement trouver des équivalents dans la littérature italienne, que dans la littérature française, s'accompagne, dans les Mille et une Nuits, d'un cynisme plutôt oriental qu'européen. Ceux-là peuvent, d'ailleurs, se faire une idée des parties jusqu'ici retranchées dans cet ouvrage, qui voudront mettre à côté du Capitulo del Forno, de Giovanni della Casa, les sonnets en patois vénitien de Giorgio Baffo.

Les Mille et une Nuits excitent aujourd'hui tant d'intérêt qu'on me pardonnera si je jette un coup d'œil sur la manière dont on a traité cet ouvrage en Angleterre. La première version parut en 1724, en 6 volumes in-12, vingt ans après le commencement, et sept ans après la fin du travail

BIBL. MOD. - V

de Galland, dont elle n'est que la traduction. Cette édition est restée en faveur pendant près de quatre-vingts ans. Son mérite littéraire est à peu près nul, quoiqu'une édition augmentée, publiée en 1798, ait encore quelque valeur commerciale. Une traduction nouvelle, par le révérend Edouard Forster, en 5 volumes in-8, avec des illustrations par Smirke, parut en 1802. Elle a la réputation d'ètre élégante; mais elle n'a aucune autorité, et elle doit aux gravures ce qu'elle possède de valeur. Une troisième version, par William Beaumont, parut en 1811, en 4 volumes in-12. Je ne l'ai jamais vue. La même année se publia une traduction par Jonathan Scott, LL. D., en six volumes grand in-18, laquelle prit bientôt dans l'estime publique la place de toutes les autres. De nouveaux contes, traduits pour la première fois, y avaient été insérés; le texte avait été revu et corrigé sur l'arabe, et elle était enrichie d'une introduction, et de notes sur la religion et les coutumes mahométanes. Depuis, cette traduction est toujours restée en grande faveur, et c'est encore aujourd'hui celle qu'on lit le plus fréquemment. L'idée qu'on se fait généralement en Angleterre des Mille et une Nuits est puisée là. Elle réapparut huit ans plus tard sous une autre forme, avec des illustrations par Richard Westall. Cette édition est encore maintenant recherchée du public. Un fait assez curieux, c'est que la plus belle édition qui ait encore été faite de cette version vient de sor

I

tir de la presse sous la rubrique London, J. C. Nimmo and Bain, 1883. On y a réimprimé la préface et l'introduction de Scott. Un manuscrit apporté de l'Orient par Wortley Montague, curieux échantillon du fou anglais qui, après avoir siégé au Parlement, couronna une vie d'étranges débauches en se faisant d'abord catholique et ensuite musulman, a fourni à Scott les variantes qu'il introduit dans le texte de Galland. Il abandonna son projet de retraduire l'ouvrage entier, parce qu'il trouva, nous dit-il, le texte de Galland si fidèle, qu'il devenait superflu de retoucher aux contes que celui-ci avait déjà traduits. L'édition que viennent de donner MM. Nimmo et Bain est en quatre beaux volumes reliés en parchemin, et faisant partie d'une collection connue sous le titre de Romance Series. J'aurai peut-être à parler plus tard d'autres volumes appartenant à cette belle collection qui fait honneur à la typographie anglaise. On en a imprimé mille, et la composition a été ensuite distribuée. Outre la beauté de l'exécution générale, qui fait du livre une véritable édition de luxe, dix-neuf illustrations par M. Ad. Lalauze lui donnent un attrait particulier Ce sont, je suppose, les mêmes qui ont paru pour la première fois dans l'édition des Mille et une Nuits de la Petite bibliothèque artistique, chez Jouaust.

En 1839, mon homonyme, Charles Knight, publia en trois volumes grand in-8 la première traduction des Mille et une Nuits faite directement sur le texte arabe. Par une coïncidence singulière, une nouvelle édition de cet ouvrage a vu le jour depuis ma dernière correspondance. La seconde avait été donnée par John Murray en 1859, et celle-ci, la troisième, porte la date de 1883 et sort de chez MM. Chatto et Windus. Je crois que, de toutes les versions aujourd'hui existant en Europe, c'est celle qui a le plus de mérite et d'autorité. Ce n'est pas sans quelque timidité que je dis cela, car on ne sait jamais au juste quels prodiges l'érudition teutone n'a pas produits. Nos relations avec l'Orient sont toutefois considérées comme étant plus étroites que celles d'aucun autre pouvoir occidental, et en Angleterre ce travail passe pour un véritable monument d'érudition. En voici le titre The Thousand and One Nights commonly called in England the Arabian Nights Entertainments. A New Translation from the Arabic with copious Notes by Edward William Lane, correspondent of the Institute of France, etc. etc., A New Edition from a Copy annotated by the translator, Edited by his nephew Edward Stanley Poole. In three vols. Chatto and Windus. L'introduction et les notes de cette belle édition jettent sur la vie et les coutumes orientales un jour qu'on ne trouverait pas ailleurs. Il n'y a réel

lement pas, dans toute la littérature, de peinture qui soit aussi fidèle de la société arabe au moyen âge. Contrairement à Scott, son devancier, Lane soutient que Galland a travesti son modèle, qu'il commet les erreurs les plus grossières, et que la traduction entière est fausse et de nature à égarer le lecteur. Des poésies qui sont entremêlées aux contes, Lane ne donne qu'une portion, étant d'opinion que, comme ces poésies ne sont pas de l'auteur ou des auteurs de l'ouvrage et que la mesure et le rythme sont nécessairement supprimés, il suffit d'en faire un choix. La traduction des Mille et une Nuits de Lane est, bien entendu, la traduction estimée des savants. Elle a été longtemps à un prix fabuleux. Aussi la publication d'une nouvelle édition, qui ne le cède en rien en beauté aux précédentes, est-elle un véritable bienfait. Les illustrations, par William Harvey, graveur et artiste bien connu, élève du célèbre Bervic, à qui la renaissance de la gravure sur bois en Angleterre est due, montrent une sévère exactitude archéologique en même temps qu'une fantaisie charmante. Un peu de raideur et de convenu caractérisent généralement Harvey. Mais l'artiste s'est montré là sous un meilleur jour, et, dans le même genre, rien n'a encore été fait de mieux que ces dessins. On a déjà rendu hommage en France au mérite des gravures sur bois de Harvey et à la beauté de l'édition originale de Lane.

Espérant que ces détails sur des livres qui n'ont aucun titre à l'actualité n'ont pas fatigué mes lecteurs, j'arrive à la traduction nouvelle et complète dont j'ai le premier volume sous les yeux. J'ai dû souscrire à ce livre pour me le procurer. Il est publié par une société particulière et rigoureusement réservé aux membres; aucun exemplaire n'en sera mis en vente ni envoyé aux revues. Il n'en est imprimé en tout que cinq cents, qui sont tous retenus d'avance. Si jamais l'un d'eux, par la mort de son possesseur ou quelque autre cause, se trouvait figurer dans une vente, j'ose prédire qu'il atteindrait un prix fou. Je transcris ici le titre en entier : «The Book of the Thougans Nights and One Night : now first completely done into English prose and verse from the original Arabic, by John Payne (author of The Masque of Shadows; Intaglios: Sonnets; Songs of Life and Death; Lautrec; The Poems of Master Francis Villon of Paris; New Poems, etc. In nine volumes. Volume the first. London, 1882: printed for the Villon Society by private suscription and for private circulation only.» Le prix de chaque volume est d'une guinée. Personne ne peut, après avoir lu le premier volume, douter que l'œuvre, une fois terminée, ne soit une véri

table et sincère traduction. Notre fameux voyageur, le capitaine Richard Burton, aujourd'hui consul à Trieste, a prêté au jeune poète qui l'a entreprise les notes recueillies par lui en vue d'un travail semblable. Le style du livre est d'une vivacité admirable et plein de coloris. Je ne suis pas juge de la fidélité de la traduction, mais j'entends dire qu'elle va jusqu'au scrupule. Je peux, en tout cas, déclarer que l'auteur ne s'est point laissé intimider par son sujet, et qu'il donne tout au long des passages à propos desquels la Revue britannique dit : « On voit les dames de Bagdad s'asseyant sur les genoux d'un portefaix et se livrant à des plaisanteries devant lesquelles eût reculé l'Arétin. » La publication complète du texte arabe a, dit-on, été interdite à Saint-Pétersbourg, ville où la censure a d'ordinaire autre chose à faire que de s'inquiéter de questions de décence dans les textes orientaux. M. G. Rat, d'après Gay, a publié à Toulon en 1809 un spécimen de la façon dont une traduction française complète devrait être faite. Je ne l'ai pas vu. M. Payne a traduit, avec les mètres originaux, la totalité des poèmes. Cela n'est pas, après tout, aussi fatigant qu'on aurait pu le craindre. Dans son ensemble, le livre est tout, excepté fatigant. Cette version des Mille et une Nuits se rangera promptement parmi les curiosités bibliographiques. Je n'allongerai pas cette longue notice sur ces contes arabes en racontant comment le nom de François Villon, le poète fameux qui fut si près de faire connaissance intime avec la potence de Montfaucon, se trouve associé à cette production. Du reste, j'ai déjà parlé, dans le Livre, de la Villon Society, et j'en ai raconté l'origine. Je n'ajouterai qu'un mot. Le volume qui vient de paraître, est, comme il doit l'être pour le prix, un modèle d'élégance.

En traitant des livres dont la beauté typographique est le principal attrait, j'ajouterai que le dernier volume de la Romance Series de MM. Nimmo et Bain, est Vathek, par Beckford, suivi de Eastern Story of Rasselas, pàr le docteur Johnson. Vathek, comme le savent les lecteurs français, bien que l'oeuvre d'un Anglais, fut d'abord écrit en français et publié à Paris en 1787. J'ai la bonne fortune de posséder l'édition originale, suffisamment rare aujourd'hui, ainsi qu'un exemplaire, auquel j'attache un haut prix, du beau fac-similé exécuté à Paris en 1876, et qui a pour moi plus de valeur encore parce qu'il est un présent de M. Stéphane Mallarmé, auquel on le doit. La nouvelle édition du texte anglais a un beau portrait de Beckford et quatre eaux-fortes d'après M. A. Tourrier par M. Damman.

La jolie collection de MM. Kegan Paul, Trench

et Cie, appelée Parchment Series, et que j'ai déjà décrite comme rivalisant de beauté avec les plus fameuses productions des Elzévier, vient de s'augmenter des œuvres de Skakespeare. L'édition doit, je crois, avoir environ dix volumes, dont quatre ont paru. Le texte est donné seul, débarrassé de tout commentaire et de toute note. J'ai à peine besoin de dire que c'est là la forme sous laquelle le travailleur, fatigué des conjectures qui déconcertent et des corrections qui gènent, aime à lire Shakespeare. Combien de centaines d'éditions de Shakespeare ont vu le jour? Qui essayera de le deviner? Mais parmi celles qui visent à être des livres de poche, celle-ci vient facilement en première ligne. Le temps des gros livres est passé, je crois, et celui qui veut lire commodément Shakespeare dans sa chaise sera disposé à choisir. cette élégante et délicieuse édition.

Mes lecteurs français connaissent-ils les œuvres de Charles Reade ? C'est au moins douteux. Une édition collective des romans de cet auteur vient d'être publiée pour la première fois 1, et me fournit l'occasion de dire quelque chose à son sujet.

De tous les romanciers anglais passés et présents, M. Reade est celui qui a le plus d'invention. Sous ce rapport, j'ai presque le droit de le mettre auprès de Dumas père. Il a, de plus, une confiance en lui, une vie, une ardeur, que ni Dumas ni Balzac n'ont surpassée. Il unit à ces qualités une puissance dramatique, une aisance dans le dialogue et une sympathie pour les aspirations modernes qui faisaient de lui un chef de l'école réaliste avant que le mot avec sa signification actuelle eût été prononcé. Son The Cloister the Hearth (le Cloître et le Foyer) est, à mon avis, le plus brillant roman anglais de la seconde moitié du xixe siècle, et la série de ses fictions en prose, depuis Peg Woppington jusqu'à A Terrible Temptation, sacre l'auteur homme de grand talent. Un nouveau drame, dû à la plume de M. Reade, est en ce moment en possession de l'Adelphi theatre. C'est à peine si je peux, dans une revue sommaire de la littérature courante, parler des anciennes œuvres de M. Reade. Cependant cette nouvelle édition me permet de dire quelque chose d'un homme qui est un ennemi chevaleresque et souvent solitaire de nos hypocrisies sociales, et un adversaire déterminé de ce qu'il y a de pire dans nos institutions. Ses romans nous montrent les horreurs que l'on tolère dans nos prisons et dans nos établissements particuliers d'aliénés, et la peinture qu'il en a faite a remué la société jusqu'au cœur, si tant est, ce dont je doute, que la

société en ait un. La nouvelle édition contient une

1. London, Chatto and Windus.

partie neuve. C'est un volume intitulé Readiana, et qui se compose d'une collection de lettres, d'articles courts écrits pour les journaux et de commentaires brefs et piquants sur les événements du jour. On se plaît à retrouver dans ce livre l'homme vraiment viril et passionné dont le sang, coulant avec une impétuosité peu commune chez un écrivain qui a commencé à se faire connaître il y a cinquante ans, semble annoncer un tempérament méridional plutôt qu'une nature nourrie dans nos climats du Nord. Généreux, ardent et implacable, il met sous les yeux du monde, avec une clarté merveilleuse, digne de Voltaire défendant la cause de Calas, des cruautés qui, dans un pays comme l'Angleterre, où l'on est lent à intervenir dans ce qui ne nous regarde pas directement, se présentent fréquemment, on peut le craindre. Entier dans ses haines, il est souverainement injuste envers les individus, tout en étant un puissant champion pour sa cause. Je ne sais rien dans la littérature avancée et admise de plus fort et de moins justifiable que quelques jugements par lesquels il condamne certains hommes qui se sont trouvés en antagonisme avec lui. Je ne sais pas de roman d'un intérêt plus absorbant' que le récit de ses efforts pour protéger la faiblesse et redresser les torts. Quand nous serons plus si près de M. Charles Reade, nous nous ferons une idée plus juste de sa stature intellectuelle et morale.

ne

sens.

On doit savoir assez généralement en France aujourd'hui que la littérature française est chez nous le sujet d'études approfondies, exactes et intelligentes. Mais je m'imagine que l'on ne soupçonne même pas combien sont précises les notions possédées par l'élite des lettrés anglais. Un volume récemment publié à Oxford, dans une collection de livres d'enseignement, peut servir à porter la conviction dans l'esprit du plus ignorant et du plus sceptique. C'est A short History of french Literature 1, par George Saintsbury. L'ouvrage peut s'appeler court (short) en un Cependant il remplit six cents pages in-8° d'impression compacte et contient autant de renseignements et de détails utiles qu'on en ait jamais pu faire entrer dans un simple volume. Les études de M. Saintsbury sur la littérature française lui ont déjà acquis en ce pays une grande réputation. Ce n'est pas sans regret que ceux qui connaissent la pénétration de son esprit, la grâce et le charme de son style, le voient se consacrer à des travaux purement scolaires. L'utilité d'un ouvrage tel que celui qu'il vient de publier ne sera pas toutefois appré

1. Oxford, Clarendon Press.

ciée de ceux-là seuls qui s'occupent des choses de l'enseignement. Tous les Anglais qui s'intéressent à l'étude de la littérature française trouveront dans le travail de M. Saintsbury un livre toujours précieux à consulter. On n'a encore vu en Angleterre rien qui en approche pour l'exactitude et la perfection. Je ne prétends pas connaître les ouvrages du même genre que vous possédez. Je gagerais cependant que vous n'avez aucun volume au même degré compréhensif, digne de confiance et satisfaisant. Le premier livre, qui traite de la littérature au moyen âge, est spécialement admirable. C'est la seule partie où M. Saintsbury se permette des citations. Ce qu'il dit des chansons de gestes, des romans du cycle d'Arthur et du cycle de l'antiquité, des fabliaux, de la poésie sérieuse et allégorique et de la poésie lyrique primitive a un intérêt et un mérite singuliers. Les analyses des romans de chevalerie sont si charmantes qu'il est difficile de s'en distraire. Je ne crois pas que je puisse payer à ce volume un plus juste tribut qu'en disant que j'ai commencé à y jeter un coup d'œil dans le but d'en faire la brève mention à laquelle il paraissait avoir droit, et que j'ai fini par le lire attentivement, soirée après soirée, jusqu'à ce que je fusse arrivé à la dernière page. Je m'y suis remis à plusieurs reprises, comme on se remet à une histoire attachante, et lorsque j'eus atteint la conclusion j'en ai été réellement chagrin. Et cependant, c'est un livre qui n'est nécessairement, en certaines de ses parties, rien de plus qu'une simple nomenclature, avec quelques mots de jugement réfléchi. Pour moi personnellement, les articles les plus intéressants sont ceux qu'il consacre à la Pléiade, à la satire Menippée, à Marot et à ses contemporains, à Rabelais, à Calvin et à Amyot. Le xvie et le XIXe siècle ont dû être traités plus sommairement. Il faut que j'ajoute que M. Saintsbury est un ardent romantique. Sa critique de Malherbe et de Boileau provoquera des protestations, et peut-être aussi son énergique éloge de Ronsard. Il est disciple fervent de Victor Hugo et les classiques du XIXe siècle ne trouvent que peu d'indulgence de sa part.

Dans une de mes récentes correspondances, je parlais de la mort du poète Dante Gabriel Rossetti, et de la perte qu'elle faisait éprouver à la littérature et à l'art anglais. Je m'étais déjà, dans le Livre, étendu sur l'homme et son œuvre à propos d'un volume de poésies qui venait alors de paraître. Trois ou quatre biographies distinctes de Rossetti sont actuellement en préparation, et un ouvrage, qui est presque une autobiographie, a déjà paru. Il est intitulé Recollection of Dante

Gabriel Rossetti 1, par T. Hall Caine. L'intimité de M. Caine avec Rossetti ne remonte pas au delà des trois dernières années de la vie du poète. Elle n'en fut pas moins étroite et tendre, et ce fut dans les bras de son jeune admirateur que Rossetti expira. Avant de se rencontrer, ils s'étaient écrit. De là d'admirables lettres de Rossetti qui donnent à l'ouvrage une valeur spéciale. Avec la mémoire d'un jeune enthousiaste, M. Caine a retenu des conversations entières. Aussi a-t-il réussi à offrir au public ces souvenirs sous une forme vivante, et, bien que le volume soit mince, il a du succès. Les lecteurs du Livre me pardonneront d'en citer un extrait. J'ai déjà dit combien je suis fier de l'amitié que me portait Rossetti. Cependant, depuis bien des années, Rossetti menait la vie d'un reclus, et je n'ai jamais osé troubler la solitude qu'il avait choisie. Ces explications préliminaires données, voici l'extrait : « Vers cette époque (immédiatement avant sa mort), Rossetti éprouva une grande satisfaction à la lecture d'un article paru dans le Livre sur lui et sur ses œuvres, et écrit par M. Joseph Knight, un ancien ami à qui il était profondément attaché et pour les talents duquel il avait une sincère admiration. Peut-être la dernière lettre tracée par la main de Rossetti fut-elle celle qu'il écrivit à M. Knight au sujet de

cet article. >>

Un autre livre, publié par M. Elliot Stock, est un de ces ouvrages qui tiennent de l'histoire et de l'archéologie, et dont cet éditeur a virtuellement le monopole. Il a pour titre the Civil war in Hampshire, 1642-45, and the Story of Basing House, par le rév. G.-N. Godwin, chapelain de l'armée. Il y a là une grande quantité de détails et le livre, outre sa valeur comme histoire locale, offre aussi un intérêt général.

Dans mon dernier courrier, je parlais assez longuement des Souvenirs de miss Frances Anna Kemble. Enhardie par le succès qu'obtenaient ses délicieuses réminiscences, miss Kemble vient de mettre au jour Notes upon some of Shakespeare's Plays. Les réflexions sont justes, et les observations sur le théâtre sont dignes d'attention. Mais la matière contenue réellement dans ce volume est à peine en rapport avec son imposante apparence. Deux ou trois autres livres traitant des choses du théâtre ont été récemment publiés English Dramatists of To-day, par William Archer, est une spirituelle jérémiade sur

:

1. London, Elliot and Stock.

2. London, R. Bentley and Sons.

3. London, Sampson Low, Marston and Co.

la condition actuelle de notre littérature théâtrale, écrite dans un style très brillant par un de nos jeunes critiques dramatiques. Theatrical Anecdotes1, par Jacob Larwood, est le plus récent spécimen d'un genre de littérature apparemment inépuisable. Le monde n'entendra jamais parler assez, à son gré, de ces enfants à qui l'on confie l'interprétation d'une partie de ce qu'il y a de plus grand en littérature. Il est inutile de dire que ce volume procure une lecture amusante.

La Vie du Professeur de Morgan2, par sa femme, est un livre intéressant pour certains lecteurs. De Morgan marchait à la tête des mathématiciens anglais; c'était en outre une individualité frappante qu'il n'était pas facile de comprendre pendant sa vie. Mais ces révélations éclairent son caractère d'un jour complet. Je ne puis arrêter l'attention des lecteurs français sur les détails d'une existence entièrement consacrée à des études abstruses. Je raconterai cependant une anecdote personnelle qui, bien qu'elle rappelle ma propre déconfiture, amusera tout en donnant une idée de l'homme. Ayant été assez privilégié pour assister aux si charmantes réceptions de Mme de Morgan, et ayant en différentes occasions causé avec son mari, je me figurais un peu témérairement que j'avais le droit de me considérer comme une de ses connaissances. Un jour, donc, dans une rue tranquille avoisinant un des parcs, je le rencontrai et me crus tenu de l'aborder. Ce qui m'enhardissait encore à le faire, c'est que, du moment où je fus à la portée de son regard, il tint ses yeux fixés sur moi avec un bienveillant sourire; et, tout le temps que nous mîmes à nous approcher l'un de l'autre, il ne cessa de rayonner. Je m'arrêtai devant lui et lui serrai la main. Le professeur s'arrêta aussi et fut forcé de le faire, car je suis trop massif pour qu'on me passe pardessus. Le sourire disparut de son visage. Il était évidemment perplexe. Je dus lui expliquer qui j'étais. La tâche n'était pas facile, et le renseignement parut lui causer tout autre chose que de l'intérêt. A la fin, il eut une idée vague de m'avoir vu chez lui, et désira savoir quel était mon but en l'arrêtant. C'était plus que je ne pouvais lui en dire. Au bout de dix minutes passées à tenter de m'expliquer, je me retirai, plein de confusion, et le professeur reprit sa promenade et le fil de ses pensées. Lorsque je le rencontrai de nouveau, il me sourit aussi bénévolement que la première fois; mais est-il besoin de dire qu'il passa sans être interrompu ni dérangé?

1. London, Chatto and Windus. 2. London, Longmans.

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