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pour plus d'exactitude, que l'auteur l'eût complété, en appelant carrément son œuvre le Vice d'après nature.Voilà, en effet, la veine réelle, la mine qu'exploite habilement M. Enne et dont il a déjà tiré tant de matériaux remarquables. Quelques-uns, dans le nombre, font une assez triste figure, une fois exposés en plein soleil ; il y a dans le recueil plus d'une scène repoussante; mais, somme toute, le résultat produit n'est pas à dédaigner. Il est utile parfois d'étaler aux regards les loques, les haillons de notre pauvre humanité.

Parmi nos conteurs actuels, Francis Enne est de ceux, et je l'en félicite, qui ne voilent rien et vont droit au but, sans trop s'amuser aux bagatelles de la porte. Il plante largement ses personnages dans tout l'odieux de leur passion, et les conséquences découlent naturellement du caractère et de l'état social. Quelle galerie de tableaux grotesques, de portraits affreux, d'individus en lutte avec la loi ou les conventions du monde, obéissant tous à leur instinct bestial dans la terrible lutte de la vie! Et comme la peinture est vraie dans sa brutalité! Francis Enne n'a qu'à poursuivre ; il est en bonne voie. Le seul conseil qu'on eût à lui donner serait d'adoucir un peu le ton, ou de choisir, dans ce milieu populaire qu'il connaît si bien, des sujets moins noirs. Il y a certes d'honnêtes sentiments parmi cette population qui grouille en bas, comme il y a de belles journées de soleil sous ce fichu climat de Paris.

L'orgie parisienne, par AURÉLIEN SCHOLL. Paris, Dentu, 1883.-in-18, prix : 3 francs.

Anecdotes plaisantes ou salées, mots piquants, fines malices et grains de bon sens déguisés sous air de paradoxe, il y a de tout dans ce volume comme dans ceux déjà composés en si grand nombre des articles de M. Scholl. On y rencontre même quelques théories. humanitaires et déclamations socialistes fort étonnées de se trouver là. Ajouter que l'esprit y pétille à chaque page serait vraiment superflu. Qui ne connaît la verve railleuse et les traits acérés de ce brillant condottiere de la plume? Depuis plus de vingt ans il alimente les journaux grands et petits; la plupart n'ont fait fortune que grâce à lui. Expliquez-moi donc pourquoi ses livres ont si peu de succès? De tous ceux qu'il a publiés jusqu'ici il n'en est pas un seul, à ma connaissance, qui ait atteint à la deuxième édition. Ils étaient pourtant empanachés de titres alléchants": les Scandales du jour, Fleurs d'adultère, les Mémoires du trottoir, etc. etc. N'avons-nous pas raison de prétendre, comme cela nous est arrivé ici plus d'une fois, que les livres uniquement remplis d'articles de journal, de chroniques, d'actualités éphémères, n'offraient à la lecture qu'un faible attrait? M. Scholl semble l'avoir compris ainsi, car il a corsé l'Orgie parisienne d'une nouvelle, le Comte de San-Vitale, écrite d'une plume preste et nerveuse, cela va sans dire. Il est fâcheux que tout l'intérêt y découle de la ressemblance entre deux sœurs jumelles, élevées séparément et d'une façon tout a fait opposée, ce qui n'empêche pas leurs

parents de les confondre. Sans réfléchir à ce que la donnée avait d'impossible, le journaliste est allé de de l'avant. Il aime les difficultés et s'y joue avec aisance. Peut-être eût-il attaché son nom à quelque œuvre de valeur et de longue haleine, si le métier ne l'eût absorbé, ainsi qu'il s'en plaint dans sa Confession d'un enfant du siècle:

« Le seul regret sérieux de l'homme qui, se sentant quelque chose dans le ventre, s'est dépensé en petites monnaies, c'est quelquefois de n'avoir pas trouvé le temps de bâtir son œuvre, son monument. Les exigences du journalisme sont telles que les jours succèdent aux jours sans que l'on ait le temps de s'en apercevoir. On dit toujours: à lundi. Le lundi vient, et un coup de sonnette, une invitation, une obligation quelconque vous prennent au collet... Puis le jour vient où on se demande si l'on n'eût pas mieux rempli sa vie dans une autre besogne. Doute superflu, regret sans motif. Le pommier eût-il mieux fait de produire des cerises? »

Il ne faudrait pas attacher à ces doléances plus de sérieux qu'il n'en met lui-même. Au fond, il n'est point mécontent de son lot, et le même article se termine par un mot fort consolant pour lui: «< Tous les romans seront dès longtemps en poussière, les noms de leurs auteurs plus oubliés que des serments de députés, que l'on citera encore un vers de La Fontaine et un mot Rivarol! » C'est également notre avis, du moins pour La Fontaine, un peu pour Rivarol; reste à savoir si M. Scholl peut se loger en même come pagnie.

THEATRE

A. P.

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nement, etc.

L'ouvrage sera-t-il jugé bien utile? Nous en doutons, il n'était assurément pas indispensable. On l'achètera: l'auteur a de nombreux amis.

F. G.

Le bandit de Pont-Sal, comédie en vers par
P. BERTIE. Paris, Drocourt, in-18.

Pour les admirateurs exclusifs des tragédies de | Abandon de rôle, Abandon de représentations, AbonRacine, M. N.-M. Bernardin a préparé avec un soin extrême une édition dont le prix ne pourra effrayer personne, et qui contient, comme le Racine des Grands écrivains, outre des notices sur chaque pièce, un système d'annotations des mieux compris, et presque toujours intéressant: je dis presque toujours, parce que M. Bernardin, s'adressant plutôt peut-être aux élèves des lycées, en sa qualité de professeur, qu'aux gens dont l'éducation est faite et le goût formé, n'a peut-être pas assez épargné, au moins pour ceux-ci, les notes purement laudatives dont ils n'ont que faire, tout utiles qu'elles puissent être aux collégiens. Mais laissons à l'écart ces notes si elles gênent l'indépendance de nos appréciations: nous aurons encore à faire une ample moisson de renseignements, de rapprochements, d'explications de toute sorte, enfin de variantes soigneusement recueillies.

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Représentée à l'Odéon avec un demi-succès, la pièce de MM. Lemaire et de Rouvre se fait lire sans déplaisir jusqu'à la fin du troisième acte. Mais à partir du moment où Mme de Reuilly se voit forcée d'avouer à celui qui vient, le jour même, d'épouser sa fille que cette enfant est le fruit d'une liaison adultere, la situation devient pénible, tendue à l'excès, et le coup de pistolet par lequel M. de Reuilly supprime le perfide ami de la maison ne termine rien par le fait. Son honneur n'en reste pas moins outragé et sa femme flétrie d'une souillure que toute l'habileté réunie des auteurs et des comédiens ne saurait escamoter. Peut-être n'y avait-il que ce dénouement de possible, mais pourquoi aussi l'avoir rendu inévitable?

P.

Code du théâtre. Lois, Règlements, Jurisprudence, Usages, par CHARLES LE SENNE, avocat à la Cour d'appel, membre de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. Avant-propos, par Me HENRY CELLIEZ, avocat à la Cour d'appel. Un volume in-12. - Prix: 3 fr. 5o; Paris, Tresse, 1882.

Ce livre n'a pas été écrit pour les jurisconsultes, mais pour tous ceux qui vivent au théâtre ou du theatre, pour les directeurs, les auteurs, les acteurs. Il renferme quelques textes de lois et de décrets, mais il est surtout un recueil de renseignements disposés suivant l'ordre alphabétique des matières :

De spirituels jeux de mots émaillent ce petit acte, où un peintre parisien se moque agréablement du bandit qui l'a arrêté dans une forêt de Bretagne. Il lui rit au nez d'un bout à l'autre et lui montre ses poches vides en lui disant:

Tu viens, comme Titus, de perdre ta journée. A la fin même, subjugués par sa faconde gouailleuse, les voleurs le laissent partir sur le propre cheval de leur capitaine. Quoique un peu grosse, la farce est assez plaisante.

P.

Les Corbeaux, pièce en quatre actes, par HENRY
BECQUE. Paris, Tresse, 1882, in-8°. Prix: 4 francs.

Il ne saurait être question ici d'analyser les ressorts que M. Becque a mis en jeu ni de discuter les mérites de son œuvre. Tous les critiques dramatiques y ont passé; la besogne est faite et bien faite. Il ne nous reste qu'à mêler nos encouragements et nos vœux à ceux de nos confrères qui ont applaudi à la hardiesse de la tentative. Nous serons toujours de cœur avec les innovateurs, les audacieux, avec quiconque visera à introduire au théâtre ou dans le roman uLe part de vérité plus grande. Le seul défaut, à notre avis, qui dépare les Corbeaux, c'est un caractère indécis. Ni comédie ni drame, la pièce flotte entre les deux et laisse une impression douteuse. On peut en dire autant, il est vrai, de presque tout le théâtre contemporain. Les auteurs comiques n'abondent pas à chaque siècle; la graine en devient rare et, pour qu'ils éclosent, il faut un terrain favorablement disposé. Quand par hasard il s'en produit un de vrai, loin de suivre les entraînements de la foule, il y résiste, les dompte et s'impose à tous par la force de la vérité.

Aucune représentation scénique n'a évidemment pour but de transporter sur les planches la vie réelle, si terne et si rarement dramatique, mais d'exciter les pleurs ou le rire n'importe à quel prix, le plus souvent, moyennant illusion. La vie elle-même, dans son infinie variété, présente toutes les combinaisons imaginables. D'ailleurs, la même situation fait trembler ou rire, suivant la façon dont elle est menée. Rappelez-vous Néron écoutant derrière une porte les aveux de Britannicus à Junie, quelle émotion terrible! tandis qu'Orgon, caché sous la table d'où il entend son ami Tartuffe pousser Elmire dans les derniers retranchements, est ridicule! Il dépend donc de l'auteur de plier à son gré les personnages, afin d'émouvoir, d'attendrir ou d'égayer le spectateur.

Même dans les Corbeaux, dont le point de départ est si triste, il ne tenait qu'à M. Becque de terminer autrement. Au lieu de nous offrir Mme Vigneron,

avec son mouchoir constamment sur les yeux, s'abandonnant à des lamentations perpétuelles et laissant perdre, par son incurie, le bien et l'avenir de ses enfants, ne pouvait-il choisir une de ces maîtresses femmes, comme il y en a tant dans la classe moyenne, très au courant de l'industrie et des ressources de son mari, capable, à son défaut, de prendre en main la direction de leurs affaires? Rien n'empêchait qu'elle se fût jusque-là effacée derrière le chef de famille, qu'elle eût tenu en réserve, sans en faire montre, son intelligence et sa finesse. Frappée d'un coup imprévu par la mort subite de Vigneron, elle pouvait paraître si anéantie dans sa douleur que les fripons crussent le moment favorable pour s'abattre sur leur proie. A la faveur du désarroi qui suit toujours une telle catastrophe, ils eussent mis le grappin sur une partie de l'héritage, commencé la spoliation, commis toutes sortes de méfaits, d'illégalités. Puis, la veuve, oubliant enfin son deuil pour défendre sa couvée, se fût réveillée, redressée, cût montré à ces gredins qu'on ne se jouait pas impunément d'elle et, profitant des escroqueries dont elle avait été victime, elle eût à son tour plumé les corbeaux, ou du moins leur eût fait rendre gorge. Ce dénouement produirait, ce me semble, un effet plus agréable et serait tout aussi vrai que celui de la pièce. On n'aime pas à voir tous ces oiseaux rapaces démasqués et chassés précisément par le plus noir d'entre eux. Il serait trop fâcheux vraiment que l'esprit, l'adresse, l'habileté fussent le lot unique des coquins; personne ne voudrait plus rester honnête. Par bonheur, il n'en va pas ainsi. M. Becque n'avait qu'à jeter les yeux autour de lui; il aurait découvert facilement des cas semblables ou analogues à celui que nous indiquons. Son œuvre eût ainsi pris un caractère plus tranché et l'impression dernière en eût été plus franche. On nous permettra même de croire que le succès eût encore été plus grand.

A. P.

Le théâtre à la ville, comédies de cercles et de salons, par EUGÈNE CEILLIER. Un vol. in-12. Paris, Ollendorff, 1882.

La mode est aux monologues et aux comédies d'amateurs. Les éditeurs Tresse et Ollendorff se sont constitués les patrons de cette innocente manie. Pourquoi non? Puisque ces livres se vendent bien et ne font de mal à personne.

Ce nouveau volume de comédies de cercles et de salons est tout aussi agréablement tourné que ses camarades: Cependant il est permis de trouver que le titre en est trop explicite: Comédies de Cercles suffisait, de Salons me semble de trop. En effet, la meilleure des quatre piécettes qui le composent: les Débuts de René, ne peut à aucun égard passer pour une comédie de salon. Il s'agit là du jeune René, àgé de dix-huit ans, qui aime, faut-il dire aimer une jeune personne de son âge, Lucie, qui paraît en savoir plus long que lui sur bien des choses. Or, Lucie, c'est le nom de la donzelle, sé

trouve être la maitresse de M. Henri Lorez, un vieux oui, un vieux, un blasé, pensez donc ! 11 a vingt-six ans! Aussi, quand M. Henri apprend l'amour du jeune René pour Mile Lucie se hâte-t-il de la lui céder débonnairement, en homme qui connaît le fort et le faible des femmes. Heureux vieillard de vingt-six ans, qui se console avec cette pensée philosophique : << Eh bien! je reste seul, je ferai une réussite. »> On ne voit pas bien cette légère comédie jouée dans un salon, devant des jeunes filles, sous l'oeil sévère des mamans. Il est vrai que ces Débuts de René rentrent sans doute dans la première catégorie, c'est-à-dire dans les comédies de cercles. Les comédies de salons sont les autres: le Cousin Edgard, Une carrière d'occasion et Amour et Journal.

Il y a là, en somme, de quoi faire passer quelques instants agréables aux jeunes amateurs des deux sexes qui veulent s'essayer dans l'art épineux des Bressant et des Brohan.

H. M.

Les Noces de Mlle Loriquet, comédie en trois actes, par M. GRENET-DANCOURT. Paris, Ollendorff, 1882, in-18. - Prix: 2 francs.

Écrivant sa comédie en vue du théâtre Cluny, où elle a été en effet représentée en septembre dernier, M. Grenet-Dancourt y a mis de quoi plaire au quartier latin, un brin de sentiment pour la tendre ouvrière, des plaisanteries à l'usage des écoles, et quelques jolis mots, par pur amour de l'art. Ces divers accessoires animent plaisamment les préparatifs d'un mariage d'argent, qui est rompu à l'instant même du départ pour la mairie. On s'y démène d'un bout à l'autre d'une façon grotesque; on s'y moque avec assez de bonne humeur des bonnetiers enrichis et des douairières prétentieuses. Que vous faut-il de plus? Si les rôles sont tous poussés à la charge et hors de raison, peu importe! L'essentiel est que, sur les planches, ils paraissent vrais.

P.

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Album poétique illustré, choix varié de poésies françaises, par B. D'ORADOUR, professeur de langue et de littérature françaises, illustré par MM. G. Closs et L. Braun, gravé sur bois par MM. Closs et Ruff; un volume in-16; Paris, W. Hinrischen.

On ne peut, quoi qu'on fasse, contenter tout le monde et son père; mais c'est à qui compose des anthologies qu'il est surtout impossible d'emporter l'approbation commune.

Pas un lecteur qui ne trouve, en ces sortes d'ouvrages, matière à gloser; l'un déclare incomplet le volume n'enfermant pas toutes les pièces de vers qui l'enchantent et qui, à son jugement, doivent être prisées à l'égal des plus purs chefs-d'œuvre de notre littérature contemporaine; un autre se plaint que le recueil contienne trop de morceaux de trop peu de valeur : le livre eût été leur livre, s'il n'eût compté qu'une centaine de pages, au plus; un troisième est de l'avis du premier, aussi du second, mais les pièces qu'il eût voulu voir retrancher ne sont pas celles que celui-ci dédaigne, mais les poésies dont il regrette l'absence ne sont pas celles que celui-là admire.

Et nous, tout comme les autres lecteurs, après avoir parcouru le volume de M. d'Oradour, nous serions tenté de formuler quelques plaintes, quelques regrets. Nous nous en défendons toutefois.

Il fut un cheval, qui, ayant tous ces mérites n'avait qu'un défaut, qu'un seul, celui d'être mort. Nous disons, au contraire: eût-il vraiment tous les défauts que penseront devoir signaler tel et tel, le recueil de M. d'Oradour a au moins un mérite, il existe.

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Francesca de Rimini, drame en vers par J. DEMOGEOT. Paris, Hachette, 1882, in-8.- Prix: 2 francs.

En dehors de ses travaux littéraires, et probablement pour se délasser de leur fatigue, M. Demogeot se plaît à traduire de temps à autre ou à imiter en vers quelque chef-d'œuvre d'auteur célèbre. Après avoir rimé en français la Pharsale de Lucain, il a emprunté à Shakespeare le canevas de Roméo et Juliette, dont il a fait un drame versifié en cinq actes. Voici aujourd'hui Silvio Pellico et le Dante qui lui fournissent le sujet d'une pièce de même nature, avec leur Francesca de Rimini. Qui ne connaît l'épisode de l'Enfer où, en quelques sublimes tercets, le grand poète italien a si admirablement exprimé le danger de lire à deux un livre d'amour? Paolo et Francesca, voluptueusement penchés sur un roman de chevalerie, celui de Lancelot du Lac, puis insensiblement épris des langueurs que leur verse la fiction, et tombant dans les bras l'un de l'autre, pour être immolés du même coup, c'est là un tableau immortel qui a charmé tous les cœurs sensibles. Comme tous les vrais génies, Dante est sobre et court; les traits suaves de son pinceau n'en laissent qu'une impression plus profonde. M. Demogeot, ayant à remplir les cinq actes d'un drame, a dû étendre un peu la situation et en varier les aspects. Les deux amants s'éprennent également chez lui à la lecture de Lancelot; mais ils peuvent sans crime se livrer à leur penchant, puisqu'ils sont encore libres l'un et l'autre. Ce n'est que dans le courant de la pièce que Francesca, voulant sauver son père, épouse Giovanni Malatesta, le frère de Paolo. Celui-ci, déçu dans ses espérances, s'apprête à partir, afin d'échapper à la tentation adultère; mais, en prenant congé de sa belle-sœur, leur flamme se rallume et la passion triomphe du devoir. Surpris par Malatesta, ils sont, frappés ensemble, et le vieux Guido termine le drame par ce vers :

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XVIe siècle, la maison Hachette ne lui a rien refusé. Pour surcroît de fortune, le nouveau traducteur de Catulle avait connu à la faculté des lettres d'Aix un savant latiniste, M. E. Benoist, aujourd'hui l'un de nos maîtres les plus écoutés en Sorbonne. Ce professeur, déjà signalé au monde érudit par une édition de Virgile dont Sainte-Beuve fit jadis l'éloge, a daigné enrichir l'ouvrage d'un commentaire que la maladie l'a malheureusement forcé d'interrompre, mais qu'il nous promet de compléter bientôt. On aura ainsi pour la première fois en France « une image plus vraie d'une âme et d'un esprit antiques, une idée plus approfondie d'un monument remarquable de l'art des anciens », ainsi que le dit lui-même fort justement M. Benoist.

La traduction de M. Rostand se présente en outre au public sous le patronage de l'Académie française, qui l'a couronnée au concours du prix Jules Janin. Ce haut suffrage a naturellement entraîné celui des principaux organes de la critique littéraire, et il ne nous resterait qu'à unir notre voix au concert de louanges, si l'esprit de contradiction ne nous soufflait quelques réserves que nous voulons consigner ici en toute indépendance et avec une entière franchise.

Entre les diverses manières de traduire en vers un poète ancien, la moins traîtresse, à notre avis, est celle qui consiste à se pénétrer intimement de l'esprit du texte, à se teindre pour ainsi dire de sa couleur, et, sans tenir compte des mots dont l'équivalence rigoureuse est impossible à rencontrer en changeant d'idiome, à rendre le plus exactement que l'on peut le sens général de l'auteur. Delille, à qui nos dédains actuels font payer cher l'engouement qu'on eut autrefois pour lui, Delille, dans sa traduction des Géorgiques, y est assez souvent parvenu.

Il y a, je le sais, une autre méthode, fort préconisée aujourd'hui, et qui restreint le traducteur à serrer le texte de pius près, afin d'en donner un calque fidèle, dût notre langue se trouver à la gêne dans cet exercice et y perdre en partie la liberté de ses allures.

M. Eugène Rostand a combiné adroitement les deux systèmes, inclinant, davantage, il est vrai, du côté de l'exactitude rigoureuse de la littéralité. Son effort, heureux quelquefois, s'accuse pourtant en beaucoup d'endroits d'une façon trop vive. Il y a des arêtes, des heurts un peu rudes, où l'archaïsme triomphe aux dépens de l'harmonie. A quoi bon s'en plaindre? le défaut était inévitable.

Il serait facile de le faire toucher au doigt par des exemples nombreux; mais, comme la démonstration amènerait avec elle beaucoup d'ennui sans nul profit, je m'abstiens. Il suffit d'ailleurs d'ouvrir le volume à l'un de ces morceaux divins qui chantent en nous}: Lugete, o Veneres ou Odi et amo ou encore Viranus mea Lesbia. Regardez les vers français d'en face; non, décidément, ce n'est plus ça.

Dans l'élégante vie de Catulle qui précède sa traduction, M. Rostand a cédé à une préoccupation singulière. On se représente d'ordinaire Catulle comme un beau fils de famille, ardent au plaisir et

qui, après avoir dissipé sans compter la fortune héritée de ses parents, vit plus d'une fois sa bourse à sec et n'en fut pas moins aimé de Lesbie ni recherché par les hommes les plus distingués de son temps. Un moment même, il dut quitter Rome et ses joies coûteuses pour suivre en Bithynie le préteur Memmius, afin de s'y refaire, d'y gagner quelque argent. Inhabile aux affaires de finance, ainsi que la plupart des poètes, il revint aussi peu riche qu'avant son départ. M. Rostand se refuse à l'évidence de ces faits; il veut, au contraire, que le poète ait été largement doué du côté des avantages matériels. Ses doléances n'indiqueraient ainsi qu'un de ces embarras passagers dont on ne fait l'aveu en riant que lorsqu'on a le sac. Le traducteur semble insinuer que l'amant de Lesbie, s'il eût été pauvre, n'aurait pas été si recherché des nobles et des chevaliers.

Quelle erreur! Certes, les Romains, gens pratiques, ne dédaignaient nullement les biens de ce monde et tâchaient de s'en procurer le plus possible, non pour les conserver ou les transmettre à leurs enfants, comme il est d'usage chez nous, mais pour les dépenser libéralement, soit en fêtes, en jeux publics, en constructions de monuments destinés à transmettre leur nom à la postérité, soit en recherches luxueuses, en meubles, en arbres rares, en mets dignes de nourrir une existence de sybarite. Ceux que tourmentait l'ambition consacraient leurs revenus à se créer des partisans, à grouper autour d'eux une imposante clientèle. Une fois ruinés à ce jeu, ils allaient tondre quelque province en qualité de préteurs ou de proconsuls et revenaient, au bout de leur magistrature, inonder Rome d'une nouvelle pluie d'or. Mais, n'en déplaise à M. Rostand, la fortune n'était pas chez eux un motif d'estimer les gens, s'ils n'y joignaient l'intelligence ou un talent quelconque. Les manieurs d'argent, les chevaliers, ne jouissaient que d'une considération médiocre et n'avaient nulle part aux affaires de la république. Cicéron usa en vain ses forces à les réunir autour de lui, à faire d'eux un parti qu'il pût opposer à celui des nobles.

Quelle est la femme célébrée si délicieusement dans les vers de Catulle sous le nom de Lesbie? Dans son Dictionnaire historique, Bayle a répondu à la question en désignant Clodia, la sœur du fameux agitateur. Les critiques allemands ont confirmé son assertion et démontré clairement le fait, autant du. moins que cela est possible à une telle distance. Malgré la presque certitude établie sur ce point, M. Rostand élève encore des doutes, plaidant le pour et le contre et n'osant se décider à dire ni oui ni

non.

Pourquoi tant de timidité? Il nous semble moins difficile qu'à lui de « discerner la figure à travers le voile épaissi par les âges. » Clodia, tout nous le prouve, est bien la femme que le poète adora, et elle en était digne.

Le temps des chastes Lucrèces ne dure pas toujours. Même à Rome, les dames se lassèrent vite de passer leurs journées assises dans l'atrium, occupées à filer la laine au milieu de leurs servantes. On vit les plus

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