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ne se dépouillerait pas devant elles; que les juges | l'Arcadien Evandre, et qu'inspirée par Apollon, qui connaissaient des crimes capitaux ne pourraient les citer à leur tribunal (70); que leurs enfants porteraient au cou l'ornement appelé bulle, à cause de sa ressemblance avec ces bulles qui se forment sur l'eau pendant la pluie, et qu'ils auraient aussi la robe bordée de pourpre (71).

XXVI. Les deux rois ne délibéraient pas ensemble sur les affaires publiques; chacun d'eux les examinait séparément avec ses cent sénateurs; ensuite ils se réunissaient tous pour les décider. Tatius habitait où est maintenant le temple de Monéta; et Romulus, près du lieu qu'on appelle les degrés de Belle-Rive, qui sont sur le chemin par où l'on descend du mont Palatin au grand Cirque (72), et où était le cormier sacré, dont on fait le conte suivant. Romulus, voulant un jour éprouver sa force, lança du mont Aventin, jusqu'à ces degrés, un javelot dont le bois était de cormier. Le fer entra si avant dans la terre, qu'il fut impossible de l'arracher: comme le terrain était bon, le bois eut bientôt germé; il prit racine, jeta des branches, et poussa une belle tige de cormier. Les successeurs de Romulus, jaloux de conserver cet arbre, qu'ils honoraient comme un des monuments les plus sacrés, le firent entourer de murailles. Si quelqu'un, en passant, croyait s'apercevoir que son feuillage n'était ni vert ni touffu, et qu'il se flétrissait faute de nourriture, il en avertissait à haute voix toutes les personnes qu'il rencontrait; elles couraient aussitôt, comme à un incendie, et demandaient de l'eau à grands cris; tous les voisins y en apportaient des vases pleins, et l'arrosaient. Lorsque César fit réparer ses degrés, les ouvriers, en creusant près de l'arbre, offensèrent par mégarde ses racines, et le firent périr.

XXVII. Les Sabins adoptèrent les mois des Romains. Nous avons rapporté, dans la vie de Numa, tout ce qu'il y avait à dire d'intéressant sur cet objet. Romulus prit des Sabins la forme de leurs boucliers; il changea son armure et celle des soldats romains, qui auparavant portaient des boucliers argiens. Les deux peuples firent en commun leurs sacrifices et leurs fêtes; et, sans retrancher aucune de celles qu'ils célébraient chacun en particulier, ils en instituèrent de nouvelles. De ce nombre est la fête des Matronales (73), établie par reconnaissance pour les Sabines qui avaient fait cesser la guerre; et celle des Carmentales, à l'honneur de Carmenta, qu'on croit être la parque qui préside à la naissance des hommes, et qui, pour cette raison, est spécialement honorée par les mères. D'autres disent qu'elle était la femme de

1 Ou, selon Servius, marquer l'espace pour un augure.

elle rendait ses oracles en vers; ce qui lui fit donner le nom de Carmenta, parce que les Romains appellent les vers carmina: mais l'on convient généralement que son vrai nom était Nicostrate (74). Quelques auteurs cependant disent, avec plus de vraisemblance, que le mot Carmenta signifie privée de sens, et qu'il désigne l'enthousiasme et la fureur prophétique dont elle était saisie; car, en latin, carere veut dire être privé, et mens signifie entendement. Nous avons déjà parlé de la fête Palilia ; celle des Lupercales (75), à en juger par l'époque de sa célébration, doit être une fête d'expiation : c'est le jour le plus malheureux du mois de février; et le nom même de ce mois signifie expiatif. Ce jour s'appelait anciennement Februata. Le nom de la fête veut dire en grec la fête des loups; cela prouve qu'elle est très-ancienne, et qu'elle date du temps des Arcadiens qui suivirent Évandre en Italie; c'est du moins l'opinion commune. Mais elle peut aussi avoir pris son nom de la louve qui allaita Romulus; et ce qui porte à le croire, c'est que les luperques commencent leurs courses à l'endroit même où Romulus fut exposé. Il serait difficile d'assigner les causes des usages qui s'y pratiquent on y égorge des chèvres; on fait approcher deux jeunes gens des premières familles de Rome; on leur touche le front avec un couteau ensanglanté, et aussitôt on le leur essuie avec de la laine imbibée de lait. Après cette dernière cérémonie, ils sont obligés de rire; ensuite les luperques font des lanières des peaux de ces chèvres, et courant tout nus avec une simple ceinture de cuir, ils frappent tous ceux qu'ils rencontrent. Les jeunes femmes vont même au-devant de leurs coups, persuadées qu'ils ont la vertu de les rendre fécondes et de les faire açcoucher heureusement. Une autre particularité de cette fête, c'est que les luperques y sacrifient un chien. Un poëte nommé Butas, qui, dans ses vers élégiaques, rapporte les origines fabuleuses des coutumes romaines, dit que Romulus, après avoir vaincu Amulius, courut, transporté de joie, jusqu'au lieu où son frère et lui avaient été allaités par la louve; que cette fête est une imitation de sa course, et que les jeunes gens des meilleures familles courent ainsi,

Frappant de tous côtés, comme on vit autrefois
Romulus et Rémus, loin d'Albe délivrée,
Courir en agitant leur redoutable épée.

front avec un couteau ensanglanté fait allusion Il ajoute que la cérémonie de leur toucher le aux meurtres commis à pareil jour, et au danger que coururent Rémus et Romulus; enfin que l'aVoyez chap. XIV.

blution de lait rappelle la première nourriture de ceux-ci. Caïus Acilius (76) raconte qu'avant la fondation de Rome, Romulus et Rémus égarèrent un jour quelques troupeaux; qu'après avoir fait leur prière au dieu Faune, ils se dépouillèrent de leurs habits pour pouvoir courir après ces bêtes sans être incommodés par la chaleur; et que c'est pour cela que les luperques courent tout nus. Quant au chien qu'on sacrifie, si cette fête est réellement un jour d'expiation, il est immolé sans doute comme une victime propre à purifier. Les Grecs eux-mêmes se servent de ces animaux pour de semblables sacrifices. Si au contraire c'est un sacrifice de reconnaissance envers la louve qui nourrit et sauva Romulus, ce n'est pas sans raison qu'on immole un chien, l'ennemi naturel des loups; peutêtre aussi veut-on le punir de ce qu'il trouble les luperques dans leurs courses.

XXVIII. On dit que Romulus institua aussi la consécration du feu, et qu'il proposa, pour le garder, des vierges nommées vestales (77). D'autres, qui rapportent cet établissement à Numa, conviennent néanmoins que Romulus fut un prince très-religieux, versé dans la science des augures, et qu'il portait, pour l'exercer, le bâton augural appelé lituus. C'était une verge recourbée, avec laquelle les augures, après s'être assis pour examiner le vol des oiseaux, désignent les régions du ciel. On la gardait avec soin dans le Capitole, mais elle fut perdue à la prise de Rome par les Gaulois. Après que ces Barbares eurent été chassés, on la retrouva sous un monceau de cendres, sans qu'elle fût endommagée par le feu qui avait tout consumé aux environs (78).

XXIX. Entre les lois que fit Romulus, il y en a une qui paraît très-dure; c'est celle qui, en défendant aux femmes de quitter leurs maris, autorise les maris à répudier leurs femmes quand elles ont empoisonné leurs enfants, qu'elles ont de fausses clefs, ou qu'elles se sont rendues coupables d'adultère (79). Si un mari répudie sa femme pour toute autre cause, la loi ordonne que la moitié de son bien soit dévolue à la femme, l'autre moitié consacrée à Cérès, et qu'il soit lui-même dévoué aux dieux infernaux. Une autre singularité de ses lois, c'est que, n'ayant porté aucune peine contre le parricide, il donne ce nom à toute espèce d'homicide: il regardait apparemment ce dernier crime comme le plus horrible de tous, et le parricide comme impossible (80). Pendant plusieurs siècles, l'expérience justifia cette opinion de Romulus; en effet, six cents ans s'écoulèrent sans qu'on eût vu se commettre à Rome un seul forfait de ce genre. Lucius Hostius, qui vivait après les guerres d'Annibal, fut le premier qui en donna l'exemple. Mais c'en est assez sur cette matière.

XXX. Il y avait cinq ans que Tatius régnait, lorsque quelques-uns de ses parents et de ses amis, ayant rencontré des ambassadeurs qui allaient de Laurente à Rome, voulurent leur enlever de force tout ce qu'ils avaient; et comme ceux-ci se mirent en état de défense, ils furent massacrés (81). Romulus voulait qu'un crime si atroce fût puni surle-champ; mais Tatius traînait l'affaire en longueur, et cherchait à gagner du temps. C'est la seule occasion où le public les ait vus en différend; jusque-là ils s'étaient conduits avec la plus grande modération, et avaient agi de concert dans toutes les affaires. Les parents de ceux qui avaient été tués, désespérant d'obtenir justice à cause de l'intérêt que Tatius avait à ce meurtre, se jetèrent sur lui un jour qu'il faisait avec Romulus un sacrifice à Lavinium (82), et le tuèrent : mais rendant hommage à l'équité de Romulus, ils le reconduisirent honorablement en le comblant de louanges. Romulus emporta le corps de Tatius, lui fit des obsèques convenables à son rang, et l'enterra sur le mont Aventin, près du lieu appelé Armilustrium (83); mais il ne pensa point à venger sa mort. Quelques historiens racontent que la ville de Laurente, craignant sa vengeance, lui livra les meurtriers, et qu'il les renvoya en disant que le meurtre avait été justement puni par le meurtre. Cette conduite fit soupçonner et dire qu'il était bien aise d'être délivré d'un collègue.

XXXI. Mais elle n'excita aucun trouble ni aucun mouvement séditieux parmi les Sabins. Les uns par l'amour qu'ils avaient pour lui; les autres par la crainte de sa puissance; d'autres enfin, parce qu'ils le regardaient comme un dieu, persévérèrent dans les sentiments de respect et d'admiration qu'ils avaient toujours eus pour lui. Plusieurs peuples étrangers lui payaient également ce tribut d'hommage. Les anciens Latins lui envoyèrent des ambassadeurs pour faire avec lui un traité d'alliance et d'amitié. Il s'empara de Fidènes, ville voisine de Rome. Les uns disent que ce fut par surprise; qu'il envoya d'abord un corps de cavalerie pour en rompre les portes, et qu'il parut ensuite lui-même avec le reste de son armée : d'autres prétendent que les Fidénates avaient fait les premiers des courses sur le territoire de Rome, et poussé le dégât jusqu'aux faubourgs de la ville (84). Romulus, qui leur avait dressé une embuscade, tomba sur eux à leur retour, et prit leur ville, qu'il ne fit point détruire. Il y établit une colonie romaine, et y envoya, le jour des ides d'avril 1, deux mille cinq cents citoyens pour l'habiter. Peu de temps après Rome fut frappée d'une peste qui emportait subitement et sans maladie ceux qui en étaient atteints; elle s'étendit sur les arbres et sur

Le 13 du mois.

les troupeaux, qu'elle frappa de stérilité: i plut du sang dans la ville (85); en sorte qu'aux maux qui sont la suite nécessaire d'un tel fléau se joi gnit une frayeur superstitieuse, qui s'accrut encore lorsqu'on vit la ville de Laurente affligée de la même calamité. On ne douta plus alors que ce ne fût la vengeance divine qui s'appesantissait sur les deux villes, pour punir le meurtre de Tatius et celui des ambassadeurs. En effet, les meurtriers n'eurent pas été plutôt livrés de part et d'autre, que le fléau cessa. Romulus purifia Rome et Laurente par des expiations, que l'on continue même aujourd'hui près de la porte Férentine.

XXXII. La peste n'avait pas encore cessé dans Rome, lorsque les Camériens, persuadés que les Romains souffraient trop de la maladie pour pouvoir se défendre, vinrent faire des courses sur leurs terres. Mais Romulus, sans perdre un instant, marcha contre eux, les défit, en laissa six mille sur la place; et s'étant rendu maître de leur ville, il fit transférer à Rome la moitié de ceux qui s'étaient sauvés de la déroute, et envoya à Camérium' deux fois autant de Romains qu'il y avait laissé d'habitants. C'était le jour des calendes d'août, et il n'y avait guère que seize ans que Rome était bâtie : tant sa population s'était accrue dans ce petit nombre d'années! Parmi les dépouilles de Camérium, il se trouva un char de cuivre attelé de quatre chevaux, qu'il consacra dans le temple de Vulcain; il y fit aussi placer sa propre statue couronnée par la Victoire (86).

XXXIII. Quand ses voisins virent sa puissance si affermie, les plus faibles restèrent soumis, contents de vivre en sûreté. Mais les plus puissants, excités par la crainte et par la jalousie, sentirent que, loin de mépriser Romulus, ils devaient s'opposer à ses progrès et réprimer son ambition. Les Véiens, maîtres d'un territoire très-étendu et d'une ville considérable, furent, entre les Toscans, les premiers qui commencèrent la guerre. Ils prirent pour prétexte de redemander Fidènes, comme une ville qui leur appartenait prétention non-seule ment injuste, mais ridicule de la part de gens qui, n'ayant donné aucun secours aux Fidénates lorsqu'ils étaient en guerre avec les Romains, venaient réclamer les maisons et les terres après qu'elles avaient passé en d'autres mains. Renvoyés avec mépris par Romulus, ils se partagèrent en deux corps d'armée, dont l'un vint attaquer les Romains près de Fidènes, et l'autre marcha contre Romulus. A Fidènes, ils curent l'avantage, et tuèrent deux mille Romains; mais l'autre corps de troupes fut battu par Romulus, qui leur tua plus de huit mille hommes. Il y eut près de Fidènes une seconde action, où, de l'aveu de tout le monde, Ville du Latium.

| le succès fut dû en entier à Romulus, qui déploya autant d'adresse que de courage, et fit paratre une force et une promptitude au-dessus de l'humanité. Mais ce qu'ont dit quelques historiens, que, de quatorze mille hommes qui restèrent sur le champ de bataille, Romulus en tua de sa main plus de la moitié, est une fable qu'il faut absolument rejeter. En effet, n'accuse-t-on pas les Messéniens d'une excessive vanité, pour avoir dit qu'Aristomène offrit trois fois le sacrifice de l'Hécatomphonie, parce qu'il avait tué trois cents Lacédémoniens en trois combats (87)? Romulus ayant mis les Véiens en déroute, ne s'amusa pas à poursuivre les fuyards; il marcha droit à Véies, dont les habitants, consternés d'un si grand échec, ne firent aucune résistance, et eurent recours aux prières. Ils obtinrent un traité de paix et d'alliance pour cent ans, à condition de livrer aux Romains une portion considérable de leur territoire, appelée Septempagium (88), et de leur céder les salines qu'ils avaient près du Tibre. Ils donnèrent pour otages cinquante de leurs principaux citoyens. Après cette victoire, Romulus triompha le jour des ides d'octobre (89). Il était suivi d'un grand nombre de prisonniers, et entre autres du général des Véiens, homme déjà vieux, et qui, dans cette occasion, ne s'était pas conduit avec la sagesse et l'expérience qu'on devait attendre de son âge. De là vient qu'encore aujourd'hui, dans les sacrifices de victoire, on conduit au Capitole, par la place publique, un vieillard vêtu de pourpre, qui porte au cou une de ces bulles qu'on donne aux enfants. Il est précédé d'un héraut qui crie: Sardiens à vendre; parce que les Toscans passent pour une colonie venue de Sardes en Lydie, et que Véies est une ville de la Toscane (90).

XXXIV. Ce fut la dernière guerre de Romulus. Dès ce moment, il ne sut pas éviter l'écueil ordinaire à presque tous ceux que des faveurs singulières de la fortune ont élevés à une très-grande puissance. Enflé de ses succès, plein d'une orgueilleuse confiance en lui-même, il perdit cette affabilité populaire qu'il avait conservée jusqu'alors, et prit les manières odieuses d'un despote. If offensa d'abord les citoyens par le faste de ses habits. Vêtu d'une tunique de pourpre, et par-dessus d'une robe bordée de même (91), il donnait ses audiences assis sur un siége renversé, et entouré de ces jeunes gens qu'on appelait Célères (92), à cause de leur promptitude à exécuter ses ordres. Il ne paraissait en public que précédé de licteurs armés de baguettes avec lesquelles ils écartaient la foule, et ceints de courroies dont ils liaient sur-le-champ ceux qu'il ordonnait d'arrêter. Les Latins disaient anciennement ligare pour lier, et aujourd'hui ils disent alligare, c'est de là

que ces huissiers étaient appelés licteurs, et qu'on donnait à leurs baguettes le nom de faisceaux. Je croirais plutôt qu'on a ajouté la lettre c à l'ancien mot liteurs, pour en faire licteurs; que ce premier terme avait la même signification que le mot grec qui désigne les ministres publics, et qui vient de leïtos, que les Grecs emploient aujourd'hui pour dire le peuple, au lieu que laos désigne la populace.

XXXV. Numitor son aïeul étant mort, Romulus devait réunir à son domaine le royaume d'Albe. Mais il en avait laissé le gouvernement au peuple, pour gagner par là sa confiance, et s'était seule ment réservé d'y nommer tous les ans un magistrat pour rendre la justice (93). Cette imprudence apprit aux principaux de Rome à désirer un état indépendant et sans roi, où ils pussent commander chacun à leur tour. Les patriciens, décorés simplement d'un vain titre et de quelques marques d'honneur, mais n'ayant aucune part aux affaires, étaient appelés au conseil par coutume, plutôt que pour y délibérer. Ils écoutaient en silence les ordres du roi, et se retiraient ensuite sans avoir d'autre avantage sur le peuple que d'être instruits les premiers de ce qui avait été décidé. Ce n'était pas encore ce qui les eût le plus blessés; mais quand Romulus, de sa seule autorité et sans leur approbation, sans même les avoir consultés, eut distribué aux soldats les terres qu'il avait conquises, et rendu aux Véiens leurs otages, alors le sénat se crut indignement outragé (94).

XXXVI. Aussi, lorsque peu de temps après Romulus disparut subitement, le soupçon de sa mort tomba sur les sénateurs. Elle arriva le jour des nones de juillet, appelé alors Quintilis; et son époque est la seule chose qu'on en sache d'une manière sûre; car, encore à présent, il se pratique ce jour-là plusieurs cérémonies qui rappellent cet événement (95). Au reste, on ne doit pas s'étonner de cette incertitude, puisque Scipion l'Africain lui-même ayant été trouvé mort dans sa maison après son souper, on ne put jamais découvrir la cause de cet accident. Les uns disent qu'étant souvent malade et d'une complexion faible, il était mort de défaillance; les autres, qu'il s'était empoisonné lui-même; enfin, on croit que ses ennemis entrèrent chez lui pendant la nuit, et l'étouffèrent. Cependant son corps fut exposé à la vue du public, et chacun put y chercher des indices du genre de sa mort (96); mais Romulus disparut tout à coup, sans qu'il restât aucune partie de son corps ni de ses vêtements.

XXXVII. On a donc conjecturé que les sénateurs s'étaient jetés sur lui dans le temple de Vulcain',

Comme il était près de la place publique, le sénat avait coutume de s'y assembler.

qu'ils l'avaient mis en pièces, et que chacun avait emporté sous sa robe une partie de son corps. D'autres ont dit que cette disparition n'eut lieu ni dans le temple de Vulcain, ni en présence des sénateurs seuls; mais que Romulus, tenant ce jourlà une assemblée du peuple hors de la ville, près du marais de la Chèvre, il se fit tout à coup dans l'air une révolution extraordinaire, et il survint une tempête si affreuse, qu'il serait impossible de la décrire. La lumière du soleil fut totalement éclipsée (97); une nuit horrible couvrit les airs; on n'entendait de toutes parts que de grands éclats de tonnerre, que des vents impétueux qui soufflaient avec violence. Le peuple effrayé se dispersa; mais les sénateurs se rapprochèrent les uns des autres. Dès que l'orage fut passé, et que le jour eut repris sa lumière, le peuple revint au lieu de l'assemblée. Son premier soin fut de demander et de chercher le roi, qui ne paraissait pas mais les sénateurs, arrêtant ses perquisitions, lui ordonnent d'honorer Romulus, qui vient d'être enlevé parmi les dieux, et qui désormais sera pour eux, au lieu d'un roi doux et humain, une divinité propice. Le petit peuple les crut sur leur parole; ravi de joie et plein d'espérance, il se retira en adorant le nouveau dieu. Mais d'autres, animés par le ressentiment et la vengeance, poussèrent plus loin leurs recherches, et causèrent de vives inquiétudes aux sénateurs, en les accusant d'être les meurtriers du roi, et de chercher à couvrir leur crime par des contes ridicules.

XXXVIII. Pendant le tumulte que cet incident fit naître, un des premiers patriciens, généralement estimé pour sa vertu, qui avait suivi Romulus d'Albe à Rome, et avait joui de la confiance et de la familiarité de ce prince (98), Julius Proculus s'avança au milieu de la place publique; et là, en présence de tout le peuple, il jura, par ce qu'il y avait de plus sacré, qu'en revenant de l'assemblée Romulus lui avait apparu plus grand et plus beau qu'il ne l'avait jamais vu, et couvert d'armes plus brillantes que le feu; qu'à cette vue, saisi d'étonnement, il lui avait dit : « Ah! prince, << que vous avons-nous fait? et pourquoi nous « avez-vous quittés, en nous exposant aux accusations les plus graves et les plus injustes, en laissant toute la ville privée d'un père et plongée dans un deuil inexprimable ? » Que Romulus lui avait répondu : « Les dieux veulent, Proculus, qu'après avoir vécu si longtemps avec « les hommes, quoique fils d'un dieu; après avoir « bâti une ville qui surpassera toutes les autres en puissance et en gloire, je retourne au ciel, d'où je suis descendu. Adieu; allez dire aux Romains qu'en pratiquant la tempérance, en exerçant leur courage, ils s'élèveront au plus haut point

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de la puissance humaine. Pour moi, sous le nom & de Quirinus, je serai votre dieu tutélaire. » Le caractère de Proculus, et le serment qu'il avait fait, firent ajouter foi à son témoignage. D'ailleurs l'assemblée, par une sorte d'inspiration divine, fut saisie d'un tel enthousiasme, que personne ne pensa à le contredire, et que, renonçant à leurs soupçons, ils se mirent tous à invoquer et à adorer Quirinus.

XXXIX. Cette histoire ressemble fort à ce que les Grecs content d'Aristéas le Proconésien, et de Cléomèdes d'Astypalée. Ils disent qu'Aristéas étant mort dans la boutique d'un foulon, et ses amis s'y étant transportés pour enlever le corps, il disparut tout à coup des gens, qui revenaient d'un voyage, dirent qu'ils l'avaient rencontré sur le chemin de Crotone (99). Cléomèdes, dit-on, était d'une taille et d'une force de corps extraordinaires, mais sujet à des accès de démence et de fureur, pendant lesquels il s'était souvent porté aux plus grandes violences. Un jour enfin, étant entré dans une école d'enfants en bas âge, il rompit par le milieu, d'un coup de poing, la colonne qui soutenait le comble. Le toit s'écroula, et tous les enfants furent écrasés. Cléomèdes, voyant qu'on courait après lui, se jeta dans un grand coffre qu'il ferma, et dont il tint le couvercle si fortement, que plusieurs personnes, en réunissant leurs efforts, ne purent jamais l'ouvrir. On brisa donc le coffre, où on ne le trouva ni vivant, ni mort. Les Astypaléens, fort surpris, envoyèrent consulter l'oracle d'Apollon, et la Pithie leur fit cette réponse :

Cléomèdes sera le dernier des héros (100).

On dit aussi que le corps d'Alcmène disparut comme on allait le porter au tombeau, et qu'on ne trouva sur son lit qu'une pierre (101). On dé

bite bien d'autres contes aussi destitués de vraisemblance, en voulant faire partager à des êtres d'une nature mortelle les priviléges de la divinité. XL. A la vérité ce serait une basse jalousie et même une impiété, que de refuser à la vertu toute participation de la nature divine; mais vouloir confondre la terre avec le ciel, ce serait une folie. Tenons-nous-en donc à ce qu'il y a de plus certain, et disons avec Pindare:

Le corps, fragile et périssable,
Doit subir de la mort l'arrêt inévitable :
L'âme, qui ne périt jamais,

Jouit au sein de Dieu d'une éternelle paix. Elle seule vient des dieux et retourne au ciel, d'où elle tire son origine, non pas avec le corps, mais après qu'elle en a été entièrement séparée; que devenue pure et chaste par cette séparation, elle ne tient plus rien d'une chair mortelle. L'âme sèche,

dit Héraclite, est la plus parfaite (102); elle s'élance du corps, comme l'éclair de la nue. Mais celle qui, confondue et, pour ainsi dire, amalgamée avec le corps, s'est rendue toute charnelle, semblable à une vapeur épaisse et ténébreuse, s'enflamme difficilement et s'élève avec peine. Gardonsnous donc d'envoyer au ciel, contre leur nature, les corps des hommes vertueux mais soyons fortement persuadés qu'après leur mort, et par leur nature même et par la volonté des dieux, ils sont, pour prix de leurs vertus, changés d'hommes en héros, de héros en génies: et, s'ils ont passé tous les jours de leur vie, comme ceux de l'initiation aux mystères, dans l'innocence et dans la sainteté; s'ils ont fui toutes les passions et tous les désirs d'une chair terrestre et mortelle; alors leurs âmes, élevées à la nature des dieux, non par un décret public, mais par la vérité même et sur les motifs les plus justes, jouissent de la condition la plus belle et la plus heureuse (103).

XLI. Le surnom de Quirinus donné à Romulus est, selon les uns, le même que celui de Mars. D'autres lui donnent la même origine qu'à celui de Quirites que portent les Romains. Suivant d'autres enfin, les anciens nommaient quiris le fer d'une pique ou la pique même; la statue de Junon, qu'on portait au bout d'une pique, était appelée Quiritis; on donnait le nom de Mars à la pique consacrée dans le palais de Numa; ceux qui s'étaient distingués dans les combats recevaient une pique pour prix de leur valeur. Romulus fut donc surnommé Quirinus, parce qu'il était un dieu guerrier, ou le dieu même des combats. On lui dédia un temple sur une des montagnes de Rome, qui, de son nom, fut appelée le mont Quirinal. Le jour auquel il disparut s'appelle la Fuite du peuple', et nones Caprotines, parce qu'on fait ce jour-là un sacrifice hors de la ville, près du marais de la Chèvre; et le nom latin de chèvre est capra. Ceux qui vont à ce sacrifice prononcent, avec de grands cris, plusieurs noms romains, tels que Marcus, Lucius, Caïus, pour imiter la fuite qui eut lieu dans cette occasion, et la manière dont ils s'appelaient les uns les autres dans le trouble et la frayeur où ils étaient. Suivant d'autres auteurs, ce n'est pas l'imitation d'une fuite, mais de l'empressement et du concours; et voici la raison qu'ils en donnent. Quand les Gaulois qui s'étaient rendus maîtres de Rome en eurent été chassés par Camille, la ville eut bien de la peine à se remettre de l'état d'épuisement auquel elle était réduite. Plusieurs peuples du Latium, profitant de sa faiblesse, se réunirent pour l'attaquer. Ils avaient à leur tête Lucius Posthu

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