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députation au proconsul, dont il avait été chargé | leurs différentes sectes; mais il s'attacha particupar ses concitoyens. Plutarque, l'aîné de sa famille, lièrement à celle de l'Académie, et embrassa les eut deux frères, nommés, l'un Timon, et l'autre dogmes et la morale du plus célèbre disciple de Lamprias. Il les introduit souvent dans ses ouvrages, Socrate, celui qu'il appelle toujours le divin Pa et leurs discours prouvent qu'ils avaient une érudi- ton. Mais ce choix ne fut pas tellement exclusif, tion aussi agréable que variée. Plutarque leur rend qu'il n'adoptât en certains points les opinions des le témoignage qu'ils étaient fort instruits l'un et autres écoles; et on pourrait croire, avec le tral'autre, et qu'ils vivaient avec lui à Athènes dans ducteur anglais, que, loin de s'astreindre à jurer le commerce des savants. On y voit aussi qu'il ré- sur les paroles d'aucun de ses maîtres 1, il devint gnait entre les trois frères une amitié et une con- citoyen du monde philosophique. Modeste et réfiance qui font honneur à leur caractère. Il paraît servé avec l'Académie, dans ses affirmations; discependant que Plutarque aimait davantage Timon, ciple du Lycée, dans les recherches de la science dont la douceur et l'aménité avaient beaucoup plus naturelle et dans les subtilités de la dialectique; d'analogie avec son caractère que la vivacité et instruit par les stoïciens dans la foi d'une provila pétulance de Lamprias. « De toutes les faveursdence qui s'étend à tous les hommes, et dans les << dont la fortune m'a comblé, dit-il dans son « Traité de l'amour fraternel, il n'en est pas qui « me soit plus chère que la bienveillance constante « de mon frère Timon: c'est ce que savent tous «< ceux de qui nous sommes connus. » Le silence qu'il garde sur Lamprias fait présumer qu'il n'était pas alors en vie; car il n'aurait pas oublié, dans cette circonstance, un frère qui lui était cher, quoique peut-être aimé moins tendrement que Timon. Il eut aussi des sœurs. Suidas dit que Sextus, de Chéronée, était neveu de Plutarque par sa sœur. On croit que c'est lui que sa science et sa vertu firent choisir pour enseigner les lettres grecques à l'empereur Antonin, qui lui rend, dans ses Réflexions, le témoignage le plus honorable '.

VII. Plutarque passa les premières années de sa vie à Chéronée avec ses frères, et y reçut une éducation distinguée. La multitude et la diversité des sujets qu'il a traités dans ses ouvrages montrent l'étendue et la variété de ses connaissances. Mais la petite ville de Chéronée ne lui offrait pas assez de ressources pour donner à son esprit, avide de savoir, toute la culture dont il avait besoin. Athènes était depuis longtemps la mère des sciences et des arts; c'était là que se rendaient, de toutes les parties de la Grèce, les hommes jaloux de nourrir leur esprit de tout ce que la littérature grecque avait de plus intéressant, et de s'instruire dans toutes les parties de la philosophie. Les Romains eux-mêmes allaient y prendre les leçons des hommes célèbres qu'elle renfermait dans son sein; et si Rome était devenue par ses conquêtes la capitale de l'univers, elle avait été forcée de laisser à Athènes le titre plus glorieux et plus flatteur de capitale du monde littéraire. Ce fut dans cette ville fameuse que Plutarque alla passer les derniers temps de sa jeunesse, pour achever de s'y former par le commerce des savants et dans les écoles des philosophes. Il s'instruisit à fond des principes de

1 Liv. 1.

PLUTARQUE. - I.

principes d'une morale ferme et sévère, mais qu'il sut ramener à des idées plus raisonnables et moins exagérées, il emprunta de toutes les écoles ce qui lui parut juste et vrai. Mais après la doctrine de Platon, à laquelle il parut toujours donner la préférence, il n'en est pas dont les dogmes lui aient plu davantage que celle de Pythagore. Partout il parle du philosophe de Samos avec une estime et une affection toutes particulières : il vante la douceur et l'humanité de ses principes, il les expose, en plusieurs endroits de ses ouvrages, avec ce zèle et cette chaleur qui décèlent sa prédilection pour ses sentiments, et pour son dogme favori de la métempsycose.

VIII. Nous savons par lui-même qu'il prit à Athènes les leçons d'Ammonius d'Alexandrie, philosophe célèbre dont Plutarque a souvent parlé, et qu'il introduit comme interlocuteur dans plusieurs de ses ouvrages. Il avait même écrit sa vie; mais comme elle est perdue, on n'a sur le compte de ce philosophe, dans ce qui nous reste de Plutarque, que des choses vagues et obscures. Il paraît seulement qu'Ammonius avait fait un long séjour à Athènes, et qu'il y jouissait d'une grande considération, puisqu'il y exerça jusqu'à trois fois la charge de préteur, la première de cette ville. On ne peut douter, d'après cela, qu'Ammonius n'eût reçu à Athènes le droit de bourgeoisie : sans cela il n'est pas vraisemblable que les Athéniens eussent conféré à un étranger, à un Égyptien, une charge de cette importance. Plutarque avait obtenu lui-même ce privilége, et était inscrit comme citoyen dans la tribu Léontide 3; mais il ne dit pas si ce fut pendant qu'il y achevait ses études, ou dans quelqu'un des voyages qu'il y fit depuis son retour de Rome. On ne sait pas non plus si, avant que d'avoir pris à Athènes les leçons d'Ammonius,

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il ne l'avait pas eu déjà pour maître à Alexandrie. Ce qu'il nous apprend lui-même, c'est qu'il avait séjourné dans cette ville, alors célèbre par son goût pour les sciences et les arts. « A mon retour d'A«<lexandrie, dit-il, il n'y eut aucun de mes amis « qui ne voulût me donner à manger . » Après une assertion si formelle, il est étonnant que M. Dacier assure que, dans tout ce qui nous reste de Plutarque, on ne trouve rien dont on puisse conjecturer qu'il eût voyagé en Égypte; que tout ce qu'il rapporte des mœurs, des coutumes et des sentiments des Égyptiens, il ne l'avait tiré que des livres qu'il avait lus. Le traducteur anglais, qui dit aussi, apparemment sur la foi de M. Dacier, qu'il n'y a rien dans Plutarque de relatif à ce voyage, convient cependant que la connaissance profonde qu'il montre, dans son 7raité d'Isis et d'Osiris, sur les mystères religieux des Égyptiens, suppose qu'il avait voyagé dans leur pays, et qu'elle ne peut être le fruit de ses seules lectures. Mais l'époque de ce voyage est incertaine.

ou par de la paille qu'on laisse brûler. Heureuses les villes dont les magistrats sont remplis de ces sentiments et se conduisent par ces principes!

partageant leurs chagrins et leur joie; qu'il donne aux particuliers des conseils salutaires; qu'il défende leurs causes sans intérêt, et travaille avec douceur à réconcilier les époux et les amis; qu'il n'emploie pas la moindre partie du jour au barreau et au conseil, pour attirer à lui, le reste du temps, les affaires et les négociations utiles; mais que, l'esprit toujours tendu aux affaires publiques, il regarde l'administration, non comme un prétexte d'oisiveté, mais comme un ministère et un travail continuels. Un de ses premiers devoirs, dit encore Plutarque, est de faire régner entre les citoyens l'accord et la bonne intelligence; de bannir du milieu d'eux les disputes, les dissensions et les inimitiés; de leur faire comprendre qu'en pardonnant les injures, on se montre bien supérieur à ceux qui veulent tout ravir de force; qu'on l'emporte sur eux, non-seulement par la douceur et la bonté, mais encore par le courage et la grandeur d'âme; qu'enfin c'est bien souvent par des querelles qu'occasionnent des intérêts particuliers IX. Le mérite de Plutarque fut connu de bonne que les séditions s'allument dans les villes, comme heure à Chéronée, et le fit choisir, dans sa jeu-les plus grands incendies commencent presque tounesse, pour être envoyé, lui second, en ambas-jours par une lampe qu'on aura oublié d'éteindre, sade vers le proconsul. Son collègue étant resté en chemin, Plutarque continua seul sa route, et remplit sa commission. A son retour, comme il se disposait à rendre compte de son ambassade, son père l'avertit de ne pas tout s'attribuer à lui seul, en disant, Je suis allé, j'ai parlé; mais d'associer toujours son collègue au récit qu'il ferait de sa députation. Il reçut, dans la suite, de nouveaux témoignages de la confiance de ses concitoyens, qui le nommèrent archonte éponyme. On appelait ainsi, à Athènes et dans les autres villes de la Grèce, le premier des archontes ou magistrats, parce que l'année était datée de son nom. On voit, par les médailles anciennes, que les villes grecques d'Asie marquaient la suite des années par les noms des archontes éponymes; qu'elles les inséraient dans leurs fastes, sur les monuments, et dans les actes publics 3. On peut juger de la conduite qu'il tenait dans l'exercice de ses fonctions, par les règles qu'il trace à un administrateur dans ses Préceptes politiques, et qui ne sont vraisemblablement que l'exposé de ce qu'il faisait luimême. Il veut qu'il ne soit ni fier, ni présomptueux; que sa maison, toujours ouverte, laisse à tous les citoyens un accès facile, et soit un asile assuré pour tous ceux qui ont besoin de lui; qu'il fasse paraître son humanité, non-seulement en s'employant pour leurs affaires, mais encore en

Symp. liv. v, q. 5.

2 Id. liv. II, q. 10.

3 Acad. des Inscript. t. xvi, p. 152.

X. Son respect connu pour la religion, son zèle à en observer les cérémonies et les sacrifices, lui firent conférer la grande prêtrise d'Apollon: ministère honorable, qu'il exerça pendant un grand nombre d'années, et, à ce qu'il paraît, jusqu'à la fin de sa vie. Une de ses fonctions était de présider aux jeux qui se célébraient à chaque pythiade en l'honneur de ce dieu. La dignité et l'importance de ce sacerdoce ne l'empêchèrent pas de se charger, dans sa petite ville, d'emplois bien moins relevés; et il ne croyait pas se rabaisser en s'occupant des plus petits détails de la police extérieure. « Je prête à rire aux étrangers qui viennent à Chéronée, nous dit-il lui-même, lorsqu'ils me « voient souvent en public, occupé de pareils << soins.... Mais je réponds à ceux qui me blâment d'aller voir mesurer de la brique, charger de la << chaux et des pierres : Ce n'est pas pour moi que je le fais; c'est pour ma patrie. Il y aurait peut« être de la bassesse à un homme d'État de s'oc« cuper pour lui-même de ces sortes de soins; mais quand il le fait pour le public, loin d'avoir à « en rougir, il s'honore en donnant son attention <«< aux moindres choses 1. » On a dit que Plutarque

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La pythiade était, comme l'olympiade, un espace de quatre années; elle marquait l'époque des jeux Pythiens, qui se celébraient au commencement de chaque cinquième année, et la troisième des olympiades.

2 Précept. polit.

forment la collection nombreuse de ses OEuvres Morales. Parmi les Romains illustres qui fréquentaient ses leçons, et qui conçurent pour lui un attachement durable, on distingue Sossius Sénécion, qui fut quatre fois consul, celui à qui il a dédié les Vies des grands hommes; et Arulénus Rusticus, homme d'une grande naissance et d'un mérite plus grand encore, que Domitien fit mourir par l'envie qu'il portait à sa vertu. Plutarque rapporte un trait qui prouve la considération que ce sénateur avait pour lui, et l'empressement avec lequel on écoutait ses leçons. « Un jour, dit-il, que je par« lais en public à Rome, Rusticus était au nombre « des auditeurs. Au milieu de la conférence, un « soldat vint lui apporter une lettre de l'empe«reur. Il se fit à l'instant un grand silence, et << moi-même je m'interrompis, afin de lui laisser lire ses dépêches; mais il n'en voulut rien faire, « et il n'ouvrit sa lettre que lorsque la leçon fut finie et les auditeurs retirés; ce qui lui attira l'admiration de tout le monde 2. »

avait été honoré par Trajan de la dignité consu-
laire: ce qui ne doit s'entendre que d'un consulat
honoraire, tel qu'il était d'usage de le conférer
dans ces temps-là. On joint à cette première dis-
tinction celle de l'intendance de la Grèce et de
l'Illyrie, dont cet empereur avait, dit-on, assu-
jetti les magistrats à ne rien faire que de l'avis de
Plutarque. Quelques auteurs nient ce fait, fondés
sur le silence de ce philosophe, qui n'en a rien dit
dans ceux de ses ouvrages qui nous restent, quoi-
qu'il ait eu plusieurs occasions naturelles d'en par-
ler. Le soin qu'il a de ne laisser ignorer aucun des
emplois qu'il avait exercés dans sa patrie, fait
croire qu'il n'aurait pas manqué d'en témoigner
dans ses écrits sa reconnaissance à Trajan. Ceux
qui veulent qu'il ait été précepteur de ce prince
ne trouvent ni dans Plutarque lui-même, ni dans
les anciens qui ont parlé de lui, rien qui autorise
leur opinion; et ce silence paraît une preuve sans
réplique à ceux qui sont d'un avis contraire. Peut-«
être concilierait-on ces deux sentiments opposés
en disant que si Plutarque n'a pas été l'instituteur
de Trajan, ce qui en effet n'est pas aisé à prouver,
il a pu, pendant son séjour à Rome, donner à ce
prince, qui aimait à s'instruire, des leçons parti-
culières de philosophie et de politique, soit avant
qu'il montât sur le trône, soit depuis qu'il fut par-
venu à l'empire. Quoi qu'il en soit, cette marque
de confiance, glorieuse pour le philosophe, n'au-
rait pas fait moins d'honneur au choix du prince.

XI. Le séjour d'Athènes offrait à un homme de lettres bien des charmes propres à l'y attacher. La gloire dont jouissait encore cette ville célèbre; le voisinage d'Éleusis, consacrée par les plus grands mystères de la Grèce, objet si touchant pour une âme religieuse; les bords charmants de l'Ilissus, dont Platon a fait une peinture si délicieuse; surtout ses liaisons intimes avec les savants illustres dont cette ville était le rendez-vous; tout semblait devoir l'y fixer. Mais, d'un autre côté, la réputation de Rome, sa grandeur, sa magnificence, le titre de capitale du monde, et, plus que tout sans doute, le désir de connaître par lui-même l'histoire et les mœurs des Romains célèbres, que vraisemblablement il avait déjà formé le dessein de comparer avec les grands hommes de la Grèce, le déterminèrent à aller y faire quelque séjour. L'époque de ce voyage est incertaine; mais l'opinion la plus probable la fixe aux dernières années de l'empire de Vespasien, vers l'an soixante-dix-neuf dé J. C. Il s'y rendit bientôt célèbre par ses connaissances, par sa vaste érudition, par les conférences publiques qu'il y faisait sur toutes les parties de la philosophic et de la littérature. Il paraît que ces dissertations ont été comme le premiers fonds des divers traités qu'il composa depuis, et qui

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XII. On ne sait pas s'il fit un long séjour à Rome. Un des auteurs qui ont écrit sa vie3 croit qu'il y passa quarante ans, et que ce fut dans ce long espace de temps qu'il acquit cette grande connaissance de l'histoire et des coutumes des Romains consignées dans les Vies des grands hommes, dans les Questions romaines, et dans quelques autres de ses ouvrages: mais il paraît impossible qu'il aît séjourné si longtemps à Rome. Il se retira d'assez bonne heure dans sa patrie, et y fit sa résidence ordinaire le reste de sa vie. Il dit luimême qu'il était né dans une petite ville, et que, pour l'empêcher de devenir plus petite, il aimait à s'y tenir. Il avait passé tout le temps de sa jeunesse à Chéronée ou à Athènes, et ne devait pas avoir moins de trente ans lorsqu'il alla pour la première fois à Rome; il en aurait done eu soixantedix lorsqu'il serait venu se fixer à Chérenée, et il n'aurait pu dire alors qu'il aimait à se tenir dans sa petite ville, puisqu'il ne s'y serait retiré que vers la fin de sa vie. D'ailleurs, il nous apprend, dans la vie de Démosthène, que, détourné par des affaires publiques et particulières, il n'eut pas le temps, pendant son séjour à Rome, de s'appliquer à l'étude de la langue latine, et d'en acquérir une profonde connaissance. S'il eût passé quarante ans de sa vie dans cette ville, il eût été difficile, même avec les affaires les plus multipliées et les plus importantes, qu'il ne se fût pas instruit à fond d'une langue qu'il aurait entendu parler si longtemps mais il n'avait pas besoin d'un si

Il y a apparence que c'est Vespasien.
2 Traité de la Curiosité.
3 Ruauld.

long séjour pour apprendre l'histoire, les mœurs et les coutumes des Romains; il devait en avoir, déjà une première connaissance. Cette histoire était depuis plusieurs siècles trop liée avec celle de la Grèce, pour que son étude n'entrât pas dans l'éducation de toutes les personnes honnêtes. M. Dadier croit donc que tout le temps de son séjour ne passa pas vingt-deux ou vingt-trois ans, et même que dans cet intervalle il fit quelques voyages en Grèce. Ce sentiment est bien plus vraisemblable. S'il ne fût retourné dans sa patrie que vers l'âge ce soixante-dix ans, il n'aurait guère été en état de vaquer aux emplois de police dont il y fut chargé, et il n'aurait pas dit qu'ayant déjà exercé pendant plusieurs pythiades le ministère de prêtre d'Apollon, il était encore très en état d'en remplir les fonctions sans fatigue.

XIII. On croit que ce fut dans un de ses voyages de Rome en Grèce qu'il se maria; mais on ne sait pas à quel âge. Corsini, sur des motifs assez légers, conjecture qu'il avait alors cinquante ans j'ai peine à croire qu'il eût attendu si tard à se marier; et je pourrais en trouver des preuves dans les écrits mêmes de Plutarque, si cette question méritait d'être approfondie. Il épousa une femme de Chéronée, nommée Timoxène, fille d'un Aristion dont il est parlé dans les Propos de table 1. Le mariage est une des circonstances qui influent le plus sur la destinée des hommes; il décide presque toujours du reste de leur vie. Plutarque eut le rare avantage de trouver dans Timoxène toutes les qualités de l'esprit et du cœur qui pouvaient le rendre heureux le portrait qu'il en fait lui-même, après plusieurs années de mariage, montre qu'elle joignait à une âme élevée, à un caractère ferme et supérieur à toutes les faiblesses de son sexe, une douceur, une modestie, une simplicité, qui lui conciliaient tous les cœurs. S'il est vrai, comme M. Dacier le pense, que Plutarque, dans ses Préceptes du Mariage, n'ait fait que retracer ce qui se pratiquait dans sa maison, on peut dire qu'il réunissait tous les avantages que les hommes désirent le plus la gloire solide qui suit les grands talents, et les jouissances douces et pures qui sont attachées aux vertus domestiques. Quels témoignages de tendresse il donne à sa femme dans un de ses ouvrages! avec quelle satisfaction et quelle complaisance il parle de ses vertus! Un tel attachement de la part du mari ne permet pas de douter qu'il ne trouvât dans sa femme cette réciprocité de confiance et d'amour qui faisait leur bonheur mutuel.

bord quatre fils, que Plutarque nous a tous fait connaître dans ses écrits: Autobule, l'aîné des quatre; Charon, qui mourut dans son enfance; Lamprias et Plutarque, qui lui survécurent, et dont le premier nous a laissé le catalogue de tous les ouvrages de son père. Corsini lui donne un cinquième fils, qu'il croit avoir été l'aîné; mais il ne dit pas sur quelle autorité il fonde ce sentiment, et je ne vois rien dans Plutarque qui puisse l'autoriser. Après ces quatre fils, Timoxène lui donna une fille qu'ils avaient l'un et l'autre longtemps désirée, et qu'ils eurent le malheur de perdre à l'âge de deux ans. Cette mort les affligea vivement; mais ils la soutinrent l'un et l'autre avec un courage égal. La lettre que Plutarque, alors absent, écrivit à sa femme pour la consoler, est à la fois un monument de la fermeté de leur âme et de la bonté de leur cœur. Il y fait un portrait intéressant du bon naturel que cet enfant avait annoncé dès l'âge le plus tendre: mais il faut le voir tracé de la main même de Plutarque; il y a peint son propre caractère. « Vous savez, écrit-il à sa femme, que « cette fille... m'était d'autant plus chère que j'aa vais pu lui faire porter votre nom. Outre l'amour <«< naturel qu'on a pour ses enfants, un nouveau << motif de regrets pour nous, c'est la satisfac<< tion qu'elle nous donnait déjà; c'est son carac « tère bon et ingénu, éloigné de toute colère et de « toute aigreur. Elle avait une douceur admirable « et une rare amabilité : le retour dont elle payait « les témoignages d'amitié qu'on lui donnait, et « son empressement à plaire, me causaient à moi« même le plus vif plaisir, et me faisaient connaî«tre la bonté de son âme. Elle voulait que sa << nourrice donnât le sein non-seulement aux en«fants qu'elle aimait, mais encore aux jouets dont << elle s'amusait; appelant ainsi, par un sentiment d'humanité, à sa table particulière, toutes les «< choses qui lui donnaient du plaisir, et voulant « leur faire part de ce qu'elle avait de meilleur1. »

«

XV. Ce n'est pas la seule occasion où Plutarque ait montré sa tendresse paternelle; on en voit d'autres preuves dans le ton affectueux qu'il prend avec ses fils lorsqu'il s'entretient avec eux. Remplissant avee tant de fidélité tous les autres devoirs que la nature et le sang lui inspiraient; bon fils, bon frère et bon mari, aurait-il pu négliger un sentiment si profondément gravé dans le cœur de tous les hommes, et qu'il est si doux de satisfaire? Son Traité sur l'éducation des enfants en est une preuve sensible: c'est un de ses meilleurs ouvrages par la sagesse, par l'humanité des préceptes XIV. Une heureuse fécondité vint augmenter qu'il contient; et quoique en ce genre, comme en encore les charmes de leur union. Ils eurent d'atout autre, il soit beaucoup plus aisé de bien dire

1 Liv. vu, q. 3.

* Consol, sur la mort de sa fille

1 Consolation sur la mort de sa fille.

que de bien faire, il a traité ce sujet important de
manière à nous convaincre que le cœur lui a dicté,
plus encore que l'esprit, les règles qu'il trace pour
porter les enfants au bien. Elles respirent la dou-
ceur, la bonté, l'indulgence; et l'on peut conjec-
turer qu'il n'a fait qu'exposer dans cet ouvrage le
plan qu'il suivait pour l'éducation de ses enfants.
En général, tout ce qu'on connaît de Plutarque
nous donne l'idée la plus avantageuse de l'excel-
lence de son caractère, de sa sagesse, de sa
modération, de la paix qui régnait dans son inté-
rieur, et de son affection pour tout ce qui l'en-
tourait. Il poussait cette sensibilité jusqu'à ne vou-
loir pas se défaire des animaux qui avaient vieilli
à son service, et qu'il laissait mourir paisiblement
dans leurs étables. « A plus forte raison, dit-il,
« dans la vie de Caton le Censeur, me garderais-
« je de renvoyer un vieux domestique, de le chas-
⚫ ser de ma maison, comme de sa patrie; de l'ar-
<< racher à ses habitudes, à sa manière de vivre,
« d'autant qu'il serait aussi inutile à celui qui l'a-
chèterait, qu'à moi qui l'aurais vendu. »>

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<< nue ton office. » On pourra soupçonner, dans ces derniers mots, une ironie cruelle, qui démentirait le caractère humain qu'on attribue à Plutarque. Car l'homme qu'on punit peut bien ne pas mériter de pardon; mais, dès qu'il souffre, il ne doit pas être l'objet de la raillerie. M. Dacier trouve dans cette tranquillité tout ce qu'on pourrait attendre de la fureur la plus marquée, et croit que son humanité aurait dû souffrir d'assister lui-même à cette punition. Il est certain qu'on voit avec peine Plutarque être témoin d'une pareille exécution, et y conserver autant de sang-froid. Il paraît cependant que, naturellement doux envers ses esclaves, ce fut pour céder aux représentations de sa femme et de ses amis, qui blâmaient sa trop grande douceur, qu'il commença à s'aigrir contre leurs fautes, et à les faire punir sur-le-champ; mais ensuite ayant reconnu, comme il nous l'apprend lui-même *, qu'il valait encore mieux que son indulgence les rendît pires, plutôt que de se pervertir lui-même, et que la douceur réformait plus efficacement que la punition, il revint à la bonté de son naturel.

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XVI. Mais cette douceur et cette humanité, qui XVII. Il jouissait d'une fortune assez considéhonorent son cœur, n'empêchaient ni la fermeté rable, et tenait un grand état à Chéronée. On ne dont il avait besoin pour tenir ses esclaves dans peut en douter, après ce qu'il écrit à sa femme l'ordre, ni même la sévérité dont il usait quelque- dans cette lettre de consolation que nous avons fois contre ceux qui s'en étaient écartés. Aulu-Gelle déjà citée. « Ne vous arrêtez pas, lui dit-il, aux en rapporte un trait qu'il tenait du philosophe << larmes et aux gémissements de ceux qui viennent, Taurus, contemporain et ami de Plutarque, et « par l'effet d'une mauvaise habitude, partager dans lequel il démentit ce caractère de bonté dont << votre douleur. Pensez plutôt combien ils vous il faisait profession. « Il avait un esclave d'un na- << envient vos enfants, votre maison et votre genre « turel méchant, et qui avait quelque teinture de « de vie. Tandis que tant d'autres accepteraient philosophie. Un jour que cet homme avait fait « votre condition, même avec le malheur que ⚫ une faute considérable, son maître ordonna qu'on << nous venons d'éprouver, serait-il raisonnable le châtiât. Pendant qu'on le frappait, il se mit « que vous en parussiez mécontente, et que, dans à jeter des cris, en se plaignant de l'injustice du l'impatience que vous causerait un seul accident « châtiment qu'on lui faisait souffrir. Comme on fâcheux, vous fussiez insensible à tous les avan« continuait toujours, il change de ton, et, au lieu tages qui vous restent? » On doit juger encore « de se plaindre, il fait à son maître les plus sé- de l'aisance dans laquelle il vivait, par le bon« rieuses réprimandes; lui dit qu'il se pare faus-heur qu'il eut de ne jamais emprunter. Dans un « sement du nom de philosophe; qu'après avoir • souvent parlé contre la colère, il se livre à cette passion honteuse, dément par sa conduite les préceptes qu'il a donnés dans ses écrits, et fait a déchirer à coups de fouet, sous ses yeux, un a malheureux esclave. Comment, coquin, lui répondit Plutarque avec beaucoup de tranquillité, à quoi juges-tu que je sois en colère? « Ma voix, mon visage, ma couleur, portent-ils l'empreinte de cette passion? mes yeux et ma « bouche marquent-ils que je sois hors de moia même ? m'entends-tu pousser des cris de fureur, et dire des paroles dont je puisse avoir à me re- pentir? En disant ces mots, il se tourne vers • celui qui châtiait l'esclave: Mon ami, lui dit-il, ◄ pendant que nous disputons lui et moi, conti

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traité qui a pour titre : Qu'il ne faut pas emprunter à usure, après avoir peint avec force la rapacité des usuriers; il ajoute : « Ne croyez pas, quand je parle ainsi, que j'aie des motifs per<< sonnels de vengeance contre les usuriers; ils « n'ont jamais emmené mes bœufs ni mes che« vaux. Cette heureuse indépendance pouvait bien être aussi l'effet de la sagesse de son administration domestique, plus encore que celui de sa richesse. Car on a vu, dans tous les temps, les gens les plus riches se rendre les esclaves des usuriers, et en devenir souvent les victimes. Au contraire, une honorable économie fournit à une dépense considérable, et donne même de grands moyens de bienfaisance, en faisant retrouver

1 Traité de la colère.

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