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la bouche des anciens; mais l'expérience lui fit voir que dans bien des endroits l'emploi de ce mot était très-choquant. L'exemple d'Amyot en est une preuve sensible; il s'en est servi partout, et dans une foule de circonstances cette expression e st singulièrement déplacée. Qui ne serait blessé, par exemple, dans notre langue, d'entendre Minucius, lorsqu'il va se

les calendes, suivant que les ides étaient tombées le treize ou le quinze; le dernier jour s'appelait la veille des calendes. Heureusement ces dates particulières ne sont pas les plus essentielles. Pour les plus importantes, celles, par exemple, du temps où ont vécu les personnages dont Plutarque a écrit les vies, j'ai rapporté les tables chronologiques qu'ont dressées d'une part M. Dacier, et de l'autre les nou-jeter aux pieds de Fabius qui l'avait sauvé du péril veaux éditeurs d'Amyot. Elles diffèrent de quelque chose pour le calcul des olympiades, mais elles sont assez d'accord pour les années de la fondation de Rome. Celles de M. Dacier ne comprennent pas ordinairement tout le temps de la vie du personnage, mais seulement les dates de ses principales actions, et quelquefois d'une seule époque de sa vie. Je les place à la fin du sommaire de chaque vie, comme dans Amyot; et je les mettrai aussi, comme M. Dacier, à la fin de tout l'ouvrage, en suivant avec lui, non l'ordre des vies tel qu'il est dans Plutarque, mais celui des temps, afin que le lecteur puisse voir d'un coup d'œil à quelle époque a vécu chacun de ces grands hommes dont il aura lu l'histoire.

où sa folle présomption l'avait précipité, employer cette manière de parler envers le dictateur, comme le dictateur lui-même s'en sert quand il parle à son licteur ou à un simple soldat? Il est vrai que, du temps d'Amyot, notre langue n'avait pas encore pris ce ton d'honnêteté et de décence qui la distingue de toutes les autres langues de l'Europe, si l'on en excepte l'italienne, qui peut-être a porté trop loin ses formules de politesse. D'ailleurs, dans le vieux langage, cete forme choque moins, et semble même convenir à l'air antique et suranné qui lui est propre. M. Dacier prit donc un milieu: dans toutes les occasions où il fallait faire sentir de l'audace, du mépris, de la colère, ou un caractère étranger, il M. Dacier, en traduisant les noms des mois grecs, employa le singulier; partout ailleurs il se servit du les a toujours rendus par les noms des mois français mot vous. J'ai été plus loin que lui; car aujourd'hui correspondants. Il en donne pour raison que ces rien ne serait plus contraire au ton de notre langue, dates étrangères, qui ne sont, dit-il, remarquables à sa délicatesse, à ce sentiment des bienséances que par leur bizarrerie, font un mauvais effet dans dont elle se pique, que d'user de cette manière de une traduction française. Il est bien sûr, ajoute-t-il, parler dans un ouvrage sérieux, même avec ses égaux. que si les Grecs avaient traduit quelque auteur latin, Nous venons de faire une honteuse expérience de ils n'auraient pas mis les mois romains, mais les l'avilissement auquel on a réduit notre langue, en grecs. Enfin il établit en principe qu'un écrivain ne employant ce terme à l'égard même des femmes les doit employer que les mots de sa langue, à moins plus respectables par leur âge et par leurs qualités qu'il n'en manque et qu'il ne soit forcé de recourir personnelles ; et c'est une raison pour en resserrer aux mots étrangers. Ce principe peut être vrai dans l'usage le plus qu'il est possible, afin de réparer par sa généralité; mais je crois qu'il souffre des excep- là en quelque sorte l'abus indécent qu'on en a fait. tions, et qu'elles sont applicables en particulier aux ! Je l'ai donc employé très-rarement, et dans les noms des mois grecs, qui sont une sorte de noms pro- seules occasions où le mot vous aurait paru déplacé; pres qu'il est plus conforme à la fidélité d'une traduccomme lorsqu'un père parle à son fils, un maître à tion de conserver tels qu'ils sont. Cicéron, dans ses son esclave, un magistrat à son licteur. Partout ailouvrages philosophiques, ne fait pas difficulté d'em-leurs j'ai usé du terme vous, comme le seul qui ployer des mots grecs, quoiqu'il en ait de latins pour les exprimer. M. Dacier lui-même a conservé, dans sa traduction, bien des termes grecs et latins auxquels il a donné seulement la terminaison française, quoiqu'il pût leur en substituer de français. La plupart de ces noms de mois ne sont pas, je l'avoue, bien agréables à l'oreille; mais ceux de villes ne le sont guère davantage d'ailleurs ils ne se rencontrent pas assez fréquemment pour que l'oreille en soit fort offensée. Les éditeurs d'Amyot témoignent que ce traducteur aurait dû leur conserver les noms originaux. En les employant, j'ai toujours eu soin de mettre au bas des pages les noms français, afin que le lecteur n'eût pas la peine de les chercher.

Les langues anciennes emploient toujours le singulier en parlant à une seule personne ; dans la nôtre, on ne s'en sert qu'en poésie ou dans le style soutenu. M. Dacier avait voulu d'abord l'employer toujours, par le conseil de quelques personnes qui trouvaient que ce singulier avait plus de grâce dans

convînt au caractère grave et décent de la langue française.

Une difficulté assez embarrassante dans la tra

duction des anciens auteurs, c'est l'évaluation des monnaies. Tous les savants conviennent que la mine grecque valait cent drachmes, et que le talent attique, celui qu'emploient ordinairement les anciens, était de soixante mines: mais ils ne s'accordent pas sur la valeur de la drachme, qui était la monnaie la plus commune chez les Grecs; car le talent et la mine étaient des poids, comme chez nous la livre, et non pas des monnaies. Plutarque, dans les vies des Romains, réduit toujours leurs monnaies à la drachme grecque ainsi, pour les évaluer, il ne faut que fixer le prix de la drachme, le denier romain étant du même poids et de la même valeur. M. Dacier estime la drachme dix sous, estimation juste pour son temps, où le marc d'argent valait environ vingt-sept livres. Mais depuis cette époque l'argent a presque doublé de valeur, il est monté à cinquante trois li

vres; ce qui est à peu près le taux actuel. J'ai donc estimé la drachme dix-huit sous, près du double de la galeur qu'elle avait du temps de M. Dacier. C'est l'estimation à laquelle l'a portée M. Dupuy dans un savant Mémoire sur les Monnaies anciennes, inséré dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions. Cette évaluation est un peu au-dessus de celle qu'ont adoptée les nouveaux éditeurs d'Amyot, qui ne mettent la drachme qu'à près de seize sous; car ils estiment les cent drachmes soixante-dix-sept livres, au lieu que je les porte à quatre-vingt-dix livres. J'ai conservé, dans ma traduction, les noms grecs des monnaies; et j'ai mis au bas des pages les rapports des sommes avec notre monnaie actuelle.

La valeur des mesures donne lieu encore à des calculs différents. Les Grecs se servent pour la mesure des grains du mot médimne, qu'Amyot traduit par celui de minot, et M. Dacier par celui de boisseau. Les éditeurs d'Amyot trouvent ces deux évaluations trop faibles; ils portent la médimne à quatre boisseaux, mesure de Paris, et le minot de Paris n'est que de trois boisseaux, pesant chacun de vingt et une à vingt-deux livres. J'ai suivi leur estimation, qui me paraît plus exacte que celle de M. Dacier. Pour mesurer les liquides, les anciens avaient plusieurs grandeurs; celle qu'on trouve le plus ordinairement employée par Plutarque, c'est le chous, qu'Amyot et M. Dacier traduisent par le mot générique de mesure, et qui, selon les éditeurs d'Amyot, faisait un peu plus de trois pintes et demie, mesure de Paris. La différence dans la longueur des stades chez les divers peuples de la Grèce met aussi des inégalités dans l'évaluation des distances. Ces stades variaient depuis cinquante et une toises jusqu'à cent quatorze. Ce qui augmente la difficulté dans Plutarque, c'est que, suivant l'observation de M. Fréret, il n'a pas suivi une pratique constante dans l'évaluation du mille en stades; tantôt il compte huit stades au mille, et tantôt sept stades et demi. (Académie des Inscriptions, t. XXIV, p. 556.) Dans la plus petite valeur du stade, il en faut cinquante pour faire une de nos lieues de deux mille cinq cents toises; dans la plus grande valeur, les vingt stades feraient la lieue. La mesure adoptée par M. Dacier suppose un stade de cent toises; il en met vingt-cinq pour une lieue. Je me suis fixé à l'évaluation de huit stades au mille, ce qui fait vingt stades pour une lieue: c'est la mesure qui me paraît la plus généralement adoptée.

Je mets à la suite de cette préface une Vie de Plutarque. Le savant Ruauld, dans son édition grecque et latine de toutes les œuvres de cet écrivain; Corsini, dans celle qu'il a donnée, en grec et en latin, du Traité sur les opinions des Philosophes; M. Dacier et les traducteurs anglais des Vies des grands hommes, m'en ont donné l'exemple: je l'ai suivi d'autant plus volontiers que je me suis fait un plaisir d'écrire la vie d'un auteur si intéressant dans ses ouvrages historiques, d'un philosophe si estimable dans ses traités de morale, et dont le caractère, les

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mœurs et les vertus offrent un si beau développe. ment,et ne laissent presque que des éloges à donner. J'ai cru aussi que le public aimerait à connaître les particularités de la vie d'un auteur qui a lui-même écrit celles de tant de grands hommes. La vie d'un philosophe n'est pas moins instructive que ses ouvrages, lorsque sa conduite est, comme celle de Plutarque, toujours d'accord avec ses principes.

Je crois que le lecteur ne sera pas fâché d'avoir sous les yeux le tableau correspondant des mois attiques et des nôtres. C'est celui qu'ont donné les éditeurs d'Amyot; et je le fais précéder de la note que ces savants académiciens y ont jointe, parce qu'elle donne une connaissance exacte de l'année attique, et des changements qu'elle éprouva.

« Anciennement l'année attique était composée de douze mois lunaires, alternativement de 29 et 30 jours, pour la commodité de l'usage, parce que ! mois lunaire est de 29 jours et demi. On appelait pleins les mois de 30 jours; creux, les mois de 29 : ce qui se faisait en supprimant le 29o jour, et en passant du 28 au 30, sans compter ni nommer le 29, qui s'appelait par cette raison jour exemptile ou supprimé. Ainsi l'année attique était censée de 360 jours, et les mois de 30 jours chacun. Mais il y en avait effectivement 6 de 29 jours seulement, et l'année n'était en réalité que de 354. Cela dura jusque à la première année de la 87° olympiade, avec laquelle commença la réforme introduite par Méton dans le calendrier. Depuis cette époque, le jour exemptile fut pris de soixante-trois en soixante-trois, pendant toute la durée de la période de dix-neuf ans qu'il avait imaginée pour faire cadrer l'année lunaire avec l'année solaire, au moyen des mois intercalaires.

« Dix-neuf années solaires supposées de 365 jours font 6,935 jours, et dix-neuf années lunaires supposées de 354 n'en font que 6,726 la différence est 209. Sept mois intercalés dans les 3, 5, 8, 11, 13, 16 et 19o années compensaient cette différence. Telle est l'idée sommaire du calendrier de Méton.... La correction que Calippe y fit cent deux ans après ne changea point sa forme. Elle n'eut pour objet que la suppression d'un jour, qui, dans le calcul de Méton, se trouvait redondant tous les soixante-seize ans.

a Indépendamment des jours régulièrement exemptiles dans cette forme d'année, le 2 du mois Boédromion était toujours exemptile, parce que c'était ce jour-là, suivant la fable, que Neptune et Minerve s'étaient disputé l'Attique. C'est pour cela qu'on voit dans Plutarque la date de la bataille de Platée rapportée tantôt au trois, tantôt au quatre de ce mois, suivant qu'il a égard ou non au jour exemptile.

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VIE DE PLUTARQUE,

PAR D. RICARD

1. La vie des gens de lettres est surtout dans leurs ouvrages. Leur but et leur occupation sont d'être utiles. -II. Fidélité de Plutarque à remplir cette destination. -m. Son origine. Obscurité de la ville de Chéronée. Célébrité qu'il lui a donnée. -IV. Incertitude de l'année de sa naissance. - v. Décri général des peuples de la Béotie. Exception de plusieurs grands hommes, et en particulier de Plutarque. vi. Sa famille, une des plus honnêtes de Chéronée. Vertus et talents de ses parents et de ses frères. - VII. Sa première éducation à Chéronée. Il va la perfectionner à Athènes. Il s'y instruit des optnions de toutes les écoles, et s'attache de préférence aux principes de Platon et de Pythagore. viii. Il y a pour maitre Ammonius. Il obtient le droit de bourgeoisie à Athènes, et voyage en Égypte. IX. Son mérite, bientôt connu à Chéronée, le fait nommer aux charges publiques. Principes d'après lesquels il s'y conduisait. -x. Quoique revêtu de dignités importantes, il ne dédaignait pas les moindres emplois. Trajan lui confère la dignité consulaire. On doute qu'il ait été le précepteur de ce prince.-XI. Il quitte Athènes pour aller séjourner quelque temps à Rome, où fait des conférences publiques. Estime et considération dont il y jouit.-XII. Conjectures sur le temps qu'il y a passé.-XIII. Son mariage avec Timoxène. Mérite singulier de sa femme. - XIV. Nombre et nom de ses enfants. Mort de sa fille Timoxène, à l'âge de deux ans. Son courage à supporter cette perte. Eloge de cet enfant.

XV. Sa tendresse pour ses enfants. Sa bonté pour ses esclaves. Sa sensibilité même pour les animaux.-xvI.Occasion où il dément ce caractère, par le sang-froid avec lequel il fait chatier en sa présence un de ses esclaves. - -XVII. Sa fortune et son état à Chéronée.-XVIII. Incertitude de l'époque de sa mort, et du temps qu'il a vécu. - XIX. Son caractère moral. Exactitude et douceur de ses principes.-xx. Deux occasions où il ne soutient pas l'impartialité qui lui est ordinaire. La première dans son jugement sur Hérodote.-xxI. La seconde dans ses Traités contre les stoïciens. Son antipathie pour ces

philosophes, et son injustice à leur égard.—xxn. Son opposition à la secte d'Epicure, plus juste et mieux fondée. XXIII. On le justifie sur l'accusation d'une excessive crédulité dans les faits qu'il rapporte.- XXIV. Sur le reproche de superstition.-xxv. Prétexte de cette inculpation. -xxvi. Ses idées pures et sublimes sur la Divinité.-xxvii. Elles ne l'ont pas empêché de persévérer jusqu'à sa mort dans le paganisme.-XXVII. Division de ses ouvrages philosophiques en dix classes. La plus intéressante est celle des écrits de pure morale.-XXIX. Mérite de ce genre d'ouvrages. - xxx. Idée sommaire de chacun. - XXXI. Importance de ses traités de politique. - xxxII. Sagesse de ses préceptes. -xxxm. Les ouvrages de physique et de métaphysique sont la partie la plus faible de cette collection.-XXXIV. Exception pour le Traité de la face qui paraît sur la lune. Jugement des Traités sur les animaux.-xxxv. Ses questions platoniques. Son Timée. Ses écrits contre les épicuriens. - XXXVI. Intérêt de ses ouvrages mythologiques, et en particulier du Traité d'Isis et d'Osiris. - xxxvII. Ses ouvrages de littérature sur les Romains, sur Alexandre et sur les Athéniens, paraissent être le fruit de sa jeunesse. Idée du Traité sur la musique.-xxxvIII. Ses Questions romaines et ses Questions grecques font connaître des usages particuliers des Romains et des Grecs. — XXXIX. Ses Mélanges ou ses Propos de table sont le plus instructif et le plus amusant de ses ouvrages. - XL. Les parallèles d'histoires grecques et romaines, et les Vies des dix orateurs grecs, qui se trouvent parmi les écrits de Plutarque, ne sont pas de lui. Idée de ces deux ouvrages.— XLI. Ses écrits en partie historiques et en partie moraux. Le démon de Socrate et le Traité de l'Amour offrent beaucoup d'intérêt. XLII. Les recueils d'apophthegmes, d'anecdotes et de bons mots ne passent pas généralement pour être de lui. Ses actions courageuses des femmes. XLII. Eloge de ce recueil précieux des ouvrages de Plutarque.

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I. L'histoire des hommes de lettres est presque | tout entière dans leurs ouvrages. Il en est peu qui aient joué sur la scène du monde un rôle assez important pour que leur vie puisse fournir de ces actions brillantes qui piquent la curiosité du lecteur, et lui inspirent un grand intérêt. Démosthène et Cicéron chez les anciens; parmi nous, le chancelier de l'Hospital, le cardinal de Polignac, et surtout l'illustre d'Aguesseau, sont du petit nombre de ceux qui, joignant à des emplois distingués le goût des sciences et des lettres, ont trouvé dans le commerce des Muses un délassement honorable aux fonctions pénibles de la législation et de la politique. Les autres, voués par état à des occupations sédentaires et tranquilles, n'offrent, dans l'égalité de leur conduite, rien de frappant, rien d'extraordinaire. L'imagination n'y est pas émue

par le spectacle imposant de victoires et de triomphes, par le récit pompeux d'exploits et de conquêtes; mais aussi le cœur n'y est pas affligé par le tableau de ces désastres affreux, de ces révolutions funestes qui marquent tous les pas des conquérants, et laissent sur la terre, pour des siècles entiers, les traces sanglantes de leur passage. Semblable à un fleuve paisible dont le cours égal et uniforme fertilise tous les lieux qu'il arrose, leur vie coule sans bruit et sans éclat au milieu de leurs contemporains qui les négligent. Ce n'est souvent qu'après leur mort que la Renommée, en publiant leurs travaux, appelle à leur tombeau la postérité, qui acquitte sa propre dette et celle du siècle qui l'a précédée. Livré tout entier au soin précieux d'éclairer ses semblables, moins occupé du désir de la gloire que du besoin d'être utile, le véritable

homme de lettres ne songe, en cultivant sa raison, qu'à faire partager aux autres les fruits de son étude, qu'à leur tracer des règles de conduite qui soient pour eux comme ces signaux qu'on élève dans des chemins difficiles, pour indiquer au voyageur la route qu'il doit suivre.

II. Il est peu d'écrivains de l'antiquité qui aient rempli cette destination glorieuse avec autant de constance et de succès que le philosophe estimable dont je me propose de faire connaître la vie et les travaux. Le désir de s'instruire fut sa principale et presque son unique passion : dans cette vue, il consacra sa vie entière à l'étude de la morale, et composa ce grand nombre d'ouvrages auxquels la vie d'un homme ne paraît pas avoir pu suffire, et qui forment un cours complet de philosophie pratique. Encore le temps nous en a-t-il envié une grande partie; et il nous reste à peine la moitié de ceux qu'il avait écrits. Tant était infatigable le zèle de cet esprit laborieux pour répandre cette source d'instruction dont il était rempli! tant était impérieux en lui le besoin d'éclairer ses semblables!

III. Plutarque nous apprend lui-même, en plusieurs endroits de ses ouvrages, qu'il était né à Chéronée, petite ville de la Grèce, aux confins de la Béotie et de la Phocide. Longtemps célèbre par son ancienne origine, elle tomba ensuite dans une telle obscurité, qu'à peine on trouve son nom dans l'histoire, jusqu'au temps de Philippe de Macédoine, qui remporta près de cette ville une victoire fameuse sur les Corinthiens, les Thébains et les Athéniens réunis. Mais malgré l'état de faiblesse où elle était sous les triumvirs, malgré sa dépopulation sous l'empire de Trajan, Plutarque se glorifie souvent d'y être né. Il conserva toujours pour sa patrie l'attachement le plus vif; il en préféra le séjour à celui des villes les plus considérables, à celui de

Rome même, et il lui consacra l'emploi de ses

loisirs et de ses talents. Le privilége d'un homme célèbre est de faire partager sa gloire à tout ce qui l'approche. Chéronée, à peine connue dans l'histoire avant Plutarque, n'est ignorée aujourd'hui d'aucun de ceux qui ont lu les ouvrages de cet illustre écrivain; et le nom de sa patrie est allé avec le sien à l'immortalité.

IV. On ne peut assigner l'année de la naissance de Plutarque; les anciens qui ont parlé de lui n'en ont pas fixé la date, et ne citent que le temps de sa célébrité. Il résulte de leurs divers témoignages que Plutarque commençait à être connu dès le temps de Néron, et qu'il a vécu au moins

Elle est nommée Arné par Homère, Iliad. liv. 11, v. 507; par Pausanias, liv. IX, chap. XL; par Stephanus, de Urb. in Arne.

2 Lycophron, Cassand. v. 614

jusque sous Trajan. Ruauld, dans la Vie de cet écrivain, a voulu déterminer d'une manière plus précise l'année de sa naissance; et d'après un passage de Plutarque, qui sert de base à son sentiment, il l'a fait remonter aux dernières années de l'empire de Claude, à l'an quarante-neuf ou cinquante de J. C. Mais cette opinion a ses difficultés, et nous sommes réduits sur ce point à des conjectures incertaines.

V. Personne n'ignore combien les peuples de la Béotie étaient décriés dans toute la Grèce pour leur stupidité; elle était passée en proverbe à Rome même, et jusqu'au temps d'Horace. Ce poëte, en parlant du peu de goût avec lequel Alexandre jugeait les ouvrages de poésie : « Vous auriez juré, dit-il, que ce prince avait respiré, en naissant, « l'air épais de la Béotie1. » Leurs écrivains euxmêmes en convenaient, et en attribuaient la cause à leur voracité. Il est vrai que Plutarque, en rappelant ce reproche, convient aussi que dès le temps même de Socrate il commençait à s'affaiblir. Pindare, en effet, avait déjà dù faire une exception. marquée à ce caractère stupide commun aux Béotiens; après lui Épaminondas avait prouvé que le sol de la Béotie pouvait produire de grands hommes; enfin Plutarque, par l'universalité de ses connaissances, par la bonté de son esprit, par l'excellence de sa morale, avait dû faire oublier ce proverbe outrageant, et rétablir la réputation des Béotiens. Le portrait avantageux qu'il fait, dans ses ouvrages, de son père, de son aïeul et de ses frères, montre encore que l'agrément, la politesse et le bon ton n'étaient pas étrangers au climat de la Béotie.

VI. Sa famille, une des plus honnêtes de Chéronée, était distinguée de toutes les autres par son ancienneté, par ses richesses, et par les charges qu'elle y avait exercées. Son bisaïeul, nommé Nicarque, vivait du temps de la bataille d'Actium. Lamprias, son aïeul, était d'un esprit agréable, à en juger par ce que Plutarque rapporte de lui. « Il n'avait jamais, dit-il, l'esprit plus fécond et plus inventif que quand il avait bu. Il se comparait alors à l'encens que la chaleur fait évapo<< rer, et qui exhale une odeur suave 3. » Plutarque, qui parle souvent de son père, des bonnes qualités de son esprit et de son cœur, ne nous a nulle part fait connaître son nom; mais on peut juger de son esprit par les discours que Plutarque lui fait tenir dans ses Propos de table 4; et de sa prudence, par les conseils qu'il donne à son fils, au retour d'une

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Ep. liv. II, ep. 1.

2 Pind. Olymp. VI. 3 Symp. liv. 1, q. 5.

4 Liv. 1, q. 2.

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