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lutte pour l'existence. Voyons comment elle chàtie les coupables.

Vous avez pu remarquer au bord de la mer ou dans un aquarium ces étranges petites bêtes qu'on appelle des crabesermites. Le trait caractéristique de ces ermites, c'est qu'ils élisent domicile dans la coquille abandonnée de quelque autre animal.

Le Pagurus cependant n'est pas un parasite. Mais cette habitude d'aller demeurer chez autrui est si proche du parasitisme qu'il aura passablement à nous apprendre quant aux conséquences de cette liberté du logement pour le locataire.

Le crabe est un animal dont la vie est semée de périls et de fatigues. Jouet de chaque vague, attaqué par les monstres de la mer, le crustacé doit se protéger en se forgeant une solide cotte de mailles. C'est le problème qui a préoccupé toute la famille des crabes. Les ancêtres du crabe-ermite ont imaginé d'utiliser à nouveau les habitations des mollusques, qu'ils trouvaient tout près d'eux à foison, bien bâties, inoccupées. Pendant génération après génération, le crabe-ermite ne s'est plus inquiété de sa sûreté et a habité sa petite coquille, aussi fier et tranquille que si sa maison de rencontre eût été une forteresse érigée à son intention.

En quoi a-t-il pâti de cette solution commode d'une difficulté réelle ?

Au lieu d'être un crustacé parfait, il a laissé se détériorer plusieurs de ses organes importants. Un certain nombre de ses fonctions, destinées à des efforts en vue de sa sécurité, ont été suspen1 Crabe tourteau, dit vulgairement tourteau, poupart et gourballe (cancer pagurus). LITTRÉ.

dues. Les organes correspondants sont atrophiés. Tout crustacé a, dans des conditions normales, la région abdominale couverte d'une épaisse couche de chitine. Tirez l'ermite de sa coquille : quelle pauvre figure il fait, avec son abdomen à peine revêtu d'une mince et délicate membrane ! Enfin la quatrième et la cinquième paire de membres ne sont plus que des rudiments de membres, perte que ne compense pas l'allongement de l'extrémité de la queue, devenu nécessaire pour retenir l'animal dans son domicile improvisé.

S'il n'est pour l'animal que d'éviter la mort, l'ermite a atteint le but; mais s'il s'agit d'atteindre à toujours plus de perfection, il n'est qu'un dégénéré.

L'ermite ne se nourrit pas de son hôte; en cela, il diffère du vrai parasite. C'est la question de sa sécurité qui seule le guide. Tenons-nous-en, pour l'instant, à cette face du parasitisme, et abordons le domaine spirituel.

La proposition que nous voulons démontrer est celle-ci : « Tout principe qui assure la sécurité de l'individu sans effort de sa part ou sans l'exercice vital de ses facultés, est désastreux pour la moralité de l'individu. >> Nous voulons exposer ici ce qu'on pourrait appeler la doctrine parasite du salut. Elle se présente sous deux aspects principaux, l'un, dans l'Eglise romaine et l'autre, dans l'évangélisme étroit.

S'il est une organisation calculée pour donner des habitudes parasites à l'âme humaine, c'est bien celle du catholicisme romain. Il offre aux masses une coquille de mollusques. On n'a qu'à s'y faufiler pour être sauvé. Qu'est-ce à dire? Il ne s'agit que d'un salut exté

rieur, de la sûreté d'une institution. C'est un salut qui a aussi peu de rapport avec l'âme individuelle que la coquille du mollusque mort a de rapport avec le crabe vivant. Le salut est une relation de vie, personnelle et spirituelle. L'arrangement avec l'Eglise romaine est tout mécanique et extérieur. C'est, en fin de compte, le secret de sa merveilleuse popularité. Le cœur humain est pour une religion au rabais. Des milliers d'hommes et de femmes, auxquels on n'a jamais enseigné à mettre en jeu leurs facultés « pour travailler à leur salut, » et qui cependant ont besoin de salut, se jettent dans cette respectable maison de refuge qui, des siècles durant, s'est élevée entre l'homme et Dieu. Comme le crabe dans sa coquille de mollusque, ainsi la pauvre âme humaine se glisse dans le giron de Rome, cherchant à cacher à Dieu sa nudité. La religion n'est plus, à ce taux, que de l'égoïsme. Spectacle effrayant que celui de multitudes irrégénérées s'abritant pour l'éternité (elles se l'imaginent) derrière les sacrements de Rome!

La tendance au parasitisme en matière religieuse est à ce point naturelle à l'homme, que même des esprits cultivés passeront sans peine à une Eglise le soin de leurs intérêts éternels. Nous ne pouvons oublier la tristesse que nous causa un jour la confession d'un professeur étranger: « J'avais des préoccupations religieuses, nous dit-il en substance; mais la religion est une grosse affaire. J'étais très occupé ; je n'avais pas le temps de m'occuper, en outre, de religion. Protestant, on me. signala la religion catholique. Elle convenait à mon cas. Au lieu de peiner

pour avoir une religion, je m'en remis à l'Eglise de Rome. Une fois par an, je vais à la messe.» Ainsi parla un homme qui vivra dans l'histoire de son pays, et qui sait ce qu'est le parasitisme. Il ne se doutait pas qu'il en présentait une forme, et des plus viles.

Celle qu'on rencontre dans l'évangélisme étroit est en relation non plus avec une Eglise, mais avec une doctrine ou un credo. Elle s'abrite dans une perversion de la doctrine de l'expiation.

Cette doctrine pervertie peut tenir dans une seule phrase (c'est en grande partie parce qu'elle peut tenir dans une seule phrase que c'est une doctrine pervertie). Donnons-la sous une forme concrète. C'est un syllogisme qu'on soumet à un individu : « Vous croyez que Christ est mort pour les pécheurs; vous êtes un pécheur; par conséquent Christ est mort pour vous; donc vous êtes sauvé. » Qu'est-ce que cela, sinon un autre genre de coquille de mollusque ? L'àme troublée est invitée à s'introduire dans les circonvolutions d'un syllogisme et à se retrancher derrière une doctrine encore plus vénérable que l'Eglise. Mais des mots ne sont que de la chitine. Les doctrines peuvent n'avoir pas plus de contact vital avec l'âme que le prêtre ou les sacrements. Cela n'empêche pas les apôtres du parasitisme de ramasser un vaurien dans la rue, de le passer par cette formule plausible, et d'en faire un converti en autant de minutes qu'il en faut pour raconter l'affaire.

C'est un fait que Christ a sauvé les pécheurs, les vauriens des rues; que les simples paroles d'un évangéliste en plein air ont souvent convaincu de ce

fait ses auditeurs. Mais, d'ordinaire, quand l'âme pécheresse est poussée précipitamment à travers les compartiments successifs du syllogisme en question, elle n'a, pour faire face à l'avenir ou pour effacer le passé, qu'une formule. Cette méthode est trop favorable aux tendances parasites pour ne pas être trop souvent désastreuse.

N'y a-t-il pas des hommes qui peuvent vous prouver et au monde entier, par des textes, qu'ils sont sauvés, et qui, à votre connaissance certaine, sont non seulement, comme nous le sommes tous, indignes du royaume de Dieu, mais encore absolument incapables d'y entrer? Le monde préférera toujours, et avec raison, le critère moral au critère théologique, en dépit de ses difficultés d'application. Néanmoins, quoi qu'en pense le monde, le parasite est content. Il est sauf. Il y a des années, son esprit a parcouru une succession de maximes où les mots « croire » et «<< sauvé >> étaient en évidence. Et, depuis ce moment, son avenir a été assuré par l'Ecriture, par la logique, par la théologie. Bref, il a pris une police d'assurance, qui lui garantit sûrement la vie éternelle à sa mort.

Plût à Dieu que nous fissions ici une caricature, et non le portrait de certains membres de l'Eglise évangélique !

Le trait essentiel et commun à la doctrine catholique extrême et à la doctrine évangélique réduite à l'absurde, c'est la préoccupation de nous faire évader. L'homme doit avant tout « s'en tirer. Tous les éléments de la religion, les plus élevés et les plus sacrés, sont ravalés au niveau de cette pensée mesquine. Dieu est un grand législateur.

Ou bien c'est le suprême ennemi; c'est de ses mains que nous avons « à nous tirer. » Jésus-Christ « nous en tire. »

Ces religions au rabais amènent infailliblement une vie au rabais. La sécurité étant garantie d'abord, il ne reste plus rien à faire. La façon mécanique dont la transaction s'est accomplie, laisse l'âme sans stimulant, et le caractère reste fermé à l'influence morale du sacrifice de Christ. Ce procédé provoque la dégénérescence des organes. Tout ce qu'un organisme emprunte mécaniquement à l'extérieur, il le perd du côté de ses organes propres. Quel que soit le repos préparé pour les enfants de Dieu, ce repos n'est pas calculé pour remplacer l'effort personnel. Tout repos qui favorise l'indifférence est immoral et factice, il fait des parasites et non des hommes. C'est précisément parce que Dieu opère en l'homme le salut de celuici, que le véritable enfant de Dieu y travaille, avec crainte et tremblement, comme à une œuvre importante, pour donner la preuve de l'œuvre de Dieu en lui et manifester son triomphe.

On nous demande : le parasite serat-il sauvé ou non? Impossible de répondre à une question où l'on donne au mot « sauvé » un sens inadmissible. Mais si, par « salut » on entend la confiance en Christ conduisant à la ressemblance avec Christ, l'assurance en Christ conduisant à cette sainteté sans laquelle nul ne verra le Seigneur, alors nous pouvons répondre et dire l'espoir du parasite est absolument vain. Le parasitisme ne procure pas la croissance, mais la décadence. Loin de vous rendre saint, autrement dit sain, le parasitisme vous rend malade. L'une après

l'autre, les facultés spirituelles se flétrissent et meurent; les activités morales cessent. Ainsi, à celui qui n'a pas, cela même qu'il a lui est ôté, et après quelques années de parasitisme, il n'a plus rien à sauver.

La vie naturelle, non moins que la vie éternelle, est le don de Dieu. Mais la vie, dans l'un et l'autre cas, est le commencement de la croissance et non la fin de la gràce. S'arrêter où nous devrions commencer, rétrograder quand nous devrions avancer, chercher une sécurité machinale pour masquer l'inertie, et trouver un salut tout fait, où manque la sanctification personnelle, c'est du parasitisme.

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Le crabe-ermite nous a donné un exemple de demi-parasitisme. Etudions un vrai parasite.

Nous n'avons pas besoin de chercher bien loin.

Il y a, dans le corps même de notre crabe, un être minuscule que les naturalistes appellent Sacculina1. Il présente, d'un côté, comme un paquet de radicelles, dont, de l'autre côté, les extrémités ramifiées et excessivement ténues vont plonger dans les tissus vivants du crabe. Quoique ce soit un animal à son plus haut point de développement, il ne possède rien de plus que ce que nous venons de dire. Pas de trace d'ossature dans cette organisation informe et presque inanimée; ni jambes, ni yeux, ni bouche, ni gosier, ni estomac, ni aucun autre organe, extérieur

1 Sacculine. Non d'un parasite adhérent à la queue de certains crustacés, et notamment du

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ou intérieur. Cette Sacculina est le type du parasite. Par le moyen de ses racines tortues et voleuses, elle imbibe automatiquement la nourriture toute préparée que lui fournit le corps du crabe. Elle vit absolument aux dépens de son hôte pour la nourriture, pour le gite, pour tout. Arrangement qui peut paraître assez commode, mais qui témoigne d'emblée d'une dégénérescence presque sans exemple dans la nature.

C'est à l'embryologie qu'il faut demander ce que la nature a l'intention qu'un animal devienne. Examinons donc un embryon de Sacculina. Il ne ressemble en rien à l'animal adulte. Il s'appelle même alors un Nauplius. Ce petit organisme a un corps ovale, jouissant de six pieds bien articulés qui lui servent à ramer vigoureusement. Pendant un certain temps, il mène une vie active et indépendante, se procurant sa nourriture et échappant à ses ennemis à force de vaillance. Mais il a du sang de parasite en lui, et il se met bientôt en mesure de suivre les habitudes de mendicité de son espèce. Son corps mince se double sur lui-même et des filaments allongés partent des deux membres antérieurs. Les quatre membres postérieurs disparaissent entièrement, et douze courts organes de natation, en forme de fourchette, en prennent provisoirement la place. Après cette étrange métamorphose, l'animal se met en quête d'un hôte convenable, et, dans une heure malheureuse, avec ce sort toujours prêt à favoriser le transgresseur, il rencontre le crabe-ermite. Il s'implante dans le corps de celui-ci par ses filaments, prend peu à peu la forme de sac, perd ses pieds-nageoires (il n'en

aura plus jamais besoin) et commence, pour ne la finir qu'avec la vie, sa carrière d'être parasite.

Tous les autres animaux qui ont au début le type du Nauplius, passent par des stages toujours plus élevés de développement et arrivent enfin à la perfection constatée chez la crevette, le homard, le crabe. Le Nauplius Sacculina a reculé devant la lutte pour l'existence, a perdu les occasions de se développer, dont ont profité ses congénères, est tombé toujours plus bas, et a fini par arriver à la dépendance la plus complète.

Double crime aux yeux de la nature : d'abord, contre la loi de l'évolution; ensuite, contre la loi du travail. Aussi le châtiment est certain. L'animal est devenu une sacculine, tandis qu'il aurait pu être un crustacé; au lieu d'être un organisme indépendant, à structure achevée, avec pouvoir moteur, des énergies propres, il a été dégradé jusqu'à n'être plus qu'une poche sans mouvement et presque informe, vouée à la prison perpétuelle et à la mort pendant la vie. La loi doit être vengée; elle l'est.

des habitudes parasites, et soumettent des milliers de victimes inconscientes aux pénalités intimes et terribles dont nous avons parlé.

La biologie attribue à deux causes principales les habitudes parasites; en premier lieu, à la tentation de s'assurer, sans dépense de force, un abri; en second lieu, àcelle d'avoir sa nourriture sans la gagner. La réussite dans le premier cas induit à se livrer à la seconde entreprise, où se consomme le parasitisme.

Nous allons considérer les cas de la sphère morale ou spirituelle, dans lesquels les fonctions de la nutrition sont négligées ou perverties.

Une nourriture quelconque est nécessaire pour entrétenir la vie physique, intellectuelle, morale ou spirituelle. Chaque organisme est pourvu des organes nécessaires à son alimentation. Mais le plus grand profit de l'organisme est moins dans la quantité de nourriture obtenue que dans l'exercice exigé pour l'obtenir. Sans nourriture, il est vrai, l'exercice est impossible; mais sans exercice, la nourriture est inutile. Une nourriture acquise trop facilement signifie une nourriture qui n'est pas accompagnée par cette discipline plus précieuse que la nourriture même. Cela

Nous ne pourrions mieux illustrer ce qu'on pourrait appeler la physiologie du recul. Les conséquences du recul d'une âme sont données par la nature même de l'âme. Le châtiment de la dé-implique pour l'organisme l'absence de cadence, c'est la décadence elle-même, la perte des fonctions, la dégénérescence

développement, la persistance in statu quo, avec la tendance à dégénérer. Un

des organes, l'atrophie de la nature spi-organisme dépend de son activité; il est

rituelle. Mais nous n'avons pas à exposer, pour le moment, la physiologie des << lâcheurs. >> Nous voulons plutôt examiner une ou deux des tendances de la vie religieuse contemporaine, qui provoquent directement ou indirectement

JANVIER 1885.

ce qu'il se fait. Et, si le stimulant à l'exercice des innombrables activités qui se rapportent à la nutrition, a disparu, il y a arrêt dans le développement et enfin perte des organes euxmêmes. Donc, en général, tout principe

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